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Vue de Normandie.

Publié le 27/04/2011

Extrait du document

   Les souvenirs — comme les plantes — « prennent « dans certaines terres, dépérissent et disparaissent dans d'autres. Depuis trente ans que je passe une partie de la belle saison dans cette pluvieuse et grasse Normandie, de combien d'heures ardentes ou désolées, ou simplement attentives, émerveillées ou de pure contemplation, n'ai-je pas nourri de souvenirs, de pensées ces herbages, ces vergers, ces vallons bocagers, ces falaises, ces rivages ? Et pourtant, c'est trop peu dire qu'il ne reste presque rien de cette vie passée. Alors que telle ville souabe, telle hauteur de la Forêt-Noire, tel hameau bourguignon, telle plage bretonne, tel lac suisse me submergent d'images et d'émotions dès que je retombe sous leur charme — au point que je dois sans cesse lutter contre la tentation de maniaques pèlerinages vers ces lieux bénis —, ici pas une trace, pas une relique, pas un fantôme. Les jours passés tombent dans cette herbe haute et s'y perdent à jamais, absorbés sans reste par cette terre avide et généreuse. La prairie normande agit comme une tunique stomacale, chaque graminée comme une papille digestive, dissolvant la pomme blette, la feuille sèche, l'oiseau mort, le nid tombé avec sa fragile cargaison d'œufs mouchetés, la poupée oubliée, les larmes, les rires, les souvenirs. Seuls, les déserts peuvent conserver pendant des millénaires bijoux, pains d'épeautre et vierges momifiées. Chaque année, la puissante Normandie efface tout et recommence, et nous entraîne malgré nous vers l'avenir, vers des aventures neuves, vers une jeunesse verte. Dès lors comment ne pas se sentir en froid avec cette province trop riche pour cultiver le souvenir, trop saine pour s'attarder au regret ? Mais comment aussi ne pas revenir à elle pour nous laver de nos rêves et pour prendre avec elle le parti de vivre ? Rebutante et revigorante Normandie !    Michel Tournier, Des Clefs et des serrures.   

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