Devoir de Philosophie

Winckelmann, Sur l'imitation des œuvres grecques (extrait)

Publié le 13/04/2013

Extrait du document

Passionné par l’art et l’histoire de l’Antiquité, Johann Joachim Winckelmann publie son premier écrit en 1755, Réflexions sur l’imitation des œuvres des Grecs en peinture et en sculpture, quelque temps avant son départ pour Rome. Dans cet ouvrage capital pour l’histoire de l’art, il exalte les vertus de la civilisation grecque et fait l’éloge du modèle de beauté idéale et universelle qu’elle a créé, capable de mêler noblesse, simplicité et grandeur.

Sur l’imitation des œuvres grecques, de Johann Joachim Winckelmann

 

[...] L’école des artistes était le gymnase où les jeunes gens que protégeait la seule pudeur publique s’exerçaient nus. Les sages comme les artistes s’y rendaient, que ce soit un Socrate pour instruire Charmide, Autolycus, Lysis, ou bien un Phidias pour enrichir son art. C’est là qu’on apprenait le mouvement des muscles et les positions du corps, qu’on étudiait les contours du corps ou ceux de l’empreinte que les jeunes lutteurs avait laissée dans le sable.

 

 

La belle nudité des corps se montrait dans des attitudes et des positions si variées, authentiques et nobles qu’il est impossible de les faire adopter de nos jours, dans les académies, aux modèles professionnels qui sont engagés.

 

 

C’est le sentiment intérieur qui donne à l’œuvre son caractère de vérité, et le dessinateur qui veut le donner à ses académies n’obtiendra jamais une ombre de vérité s’il ne remplace de lui-même ce que l’âme insensible et indifférente du modèle ne ressent pas et s’il n’y adjoint une attitude propre à tel sentiment ou à telle passion.

 

 

Les introductions de nombreux Dialogues de Platon, qu’il situe dans les gymnases d’Athènes, nous donnent l’image de la noblesse de cœur de la jeunesse et nous permettent de conclure à des comportements et à des attitudes analogues dans ces lieux et lors des exercices physiques.

 

 

Les plus beaux adolescents dansaient nu au théâtre et dans sa jeunesse, Sophocle, le grand Sophocle, fut le premier à donner ce spectacle à ses concitoyens. Aux yeux d’Eleusis, Phryné se baigna sous les yeux de tous les Grecs et, au sortir de l’eau, elle fournit aux artistes l’archétype d’une Vénus Anadyomène. On sait aussi qu’à Sparte, les jeunes filles dansaient entièrement nues devant les jeunes gens, lors de certaines fêtes. Ce qui pourrait ici nous dépayser ou nous choquer, on l’admettra plus facilement si l’on songe que les premiers chrétiens, hommes et femmes, étaient plongés ensemble dans les mêmes fonts baptismaux.

 

 

Ainsi, chaque fête en Grèce était pour les artistes l’occasion de connaître avec la plus grande exactitude la belle nature [...]

 

 

Ces nombreuses occasions d’observer la nature furent pour les artistes grecs l’occasion d’aller plus loin encore : ils se mirent à concevoir certaines idées générales relatives à la beauté de certaines parties du corps aussi bien qu’à l’ensemble de ses proportions, idées destinées à s’élever au-dessus de la nature elle-même et dont l’archétype était une nature spirituelle conçue dans le seul entendement.

 

 

C’est ainsi que Raphaël créa sa Galatée. Qu’on lise sa lettre au comte Balthazar Castiglione : « Les beautés sont si rares chez la femme, écrit-il, que j’utilise une idée née de mon imagination. «

 

 

Telles sont les idées, transcendant les formes matérielles courantes qui ont présidé, chez les Grecs, à la représentation des dieux et des hommes. Chez les dieux et les déesses, le front et le nez formaient presque une ligne droite. Les têtes de femmes célèbres sur les monnaies grecques ont ce même profil, alors que, pourtant, l’artiste ne pouvait suivre à son gré des conceptions idéales. Faudrait-il supposer que ce profil était propre aux Grecs comme le nez camus aux Kalmouks ou de petits yeux aux Chinois ? Les grands yeux des têtes grecques figurant sur les pierres et les monnaies pourraient étayer cette hypothèse.

 

 

C’est d’après cet idéal que les impératrices romaines furent représentées sur les monnaies : les têtes d’une Livie et d’une Agrippine ont exactement le même profil que celles d’une Artémise ou d’une Cléopâtre.

 

 

Dans toutes ces œuvres, on remarquera que la loi prescrite par les Thébains à leurs artistes (« reproduire la nature le mieux possible sous peine d’amende «), fut observée aussi en Grèce par d’autres artistes. Là où le délicat profil grec ne pouvait être repris sans nuire à la ressemblance, les artistes se conformèrent à la vérité de la nature, comme on peut le voir sur la belle tête de Julie, fille de l’empereur Titus, par Euodos.

 

 

Cette loi prescrivant de « représenter les personnes ressemblantes tout en les embellissant « fut de tout temps la loi suprême à laquelle se plièrent les artistes grecs. Elle suppose nécessairement l’intention de représenter une nature plus belle et plus parfaite. Polygnote a constamment observé cette loi.

 

 

Si l’on raconte donc de quelques artistes qu’ils ont procédé comme Praxitèle qui représenta la Vénus de Cnide d’après sa concubine Cratina, ou comme d’autres peintres qui prirent Laïs comme modèle des Grâces, je crois qu’ils le firent sans s’écarter des lois générales de l’art que je viens d’indiquer. La beauté sensible apporta à l’artiste la belle nature ; la beauté idéale lui apporta les traits sublimes : à l’une il emprunta l’humain, à l’autre le divin.

 

 

Qui est assez éclairé pur pénétrer l’art dans ce qu’il a de plus intime découvrira souvent des beautés insoupçonnées en comparant le reste de la constitution des figures grecques avec la plupart des figures modernes, en particulier celles qu’ont exécutées les artistes tout appliqués à suivre la nature plus que le goût des Anciens.

 

 

Dans la plupart des figures des maîtres modernes on voit, là où les parties du corps sont comprimées, de petits plis de la peau trop marqués. Au contraire, là où ces mêmes plis se forment chez les figures grecques, une délicate ondulation les fait saillir successivement de sorte qu’ils semblent ne faire qu’un tout et n’exercent qu’une même et noble pression. Ces chefs-d’œuvre nous montrent une peau qui n’est pas tendue mais délicatement tirée sur une chair saine qui la remplit sans boursouflure, une peau qui épouse dans tous leurs mouvements les parties charnues. Jamais la peau ne fait de petits plis séparés de la chair comme sur les corps de nos artistes modernes.

 

 

De même, les œuvres modernes se distinguent des œuvres grecques par une foule de petites fossettes trop nombreuses et trop perceptibles qui, s’il s’en trouve dans les œuvres des Anciens, ne sont que légèrement esquissées, avec une sage économie, conformément à l’idée d’une nature plus parfaite et plus accomplie que se faisaient les Grecs. La plupart du temps, seule l’intuition de l’érudit saura les remarquer.

 

 

Selon toute vraisemblance, il y a eu, dans la formation des beaux corps grecs comme dans les œuvres des maîtres anciens, plus d’unité dans la constitution générale, une plus noble articulation des parties, des corps plus charnus exempts des tensions de la maigreur et des multiples creux et concavités que l’on voit dans nos corps modernes.

 

 

On ne peut outrepasser la vraisemblance. Celle-ci toutefois mérite l’attention de nos artistes et de nos connaisseurs, d’autant plus qu’il est indispensable de libérer notre vénération des monuments grecs du préjugé dont la taxent quantité de personnes. Il ne faut pas donner l’impression d’attribuer trop de mérite à l’imitation de ces monuments en raison de la seule patine, voire moisissure, due au temps.

 

 

Ce point, à propos duquel les artistes sont divisés dans leur opinion, exigerait évidemment d’être traité plus en détail que ne le permet mon propos actuel. On sait que le célèbre Bernin fut l’un de ceux qui voulaient contester aux Grecs et l’avantage d’une nature plus belle, et la beauté idéale de leurs figures. Il estimait en outre que la nature savait accorder à toutes ses parties la beauté nécessaire — l’art consistant, selon lui, à trouver cette beauté. Il se vanta de s’être défait d’un préjugé qu’il éprouvait au début en contemplant le charme de la Vénus de Médicis : ce charme, il prétendit plus tard l’avoir découvert dans la nature en diverses occasions, au terme d’une laborieuse étude.

 

 

C’est donc cette Vénus qui lui apprit à découvrir dans la nature des beautés qu’il croyait tout d’abord ne pouvoir trouver que dans cette statue et que, sans cette Vénus, il n’aurait pas cherché dans la nature. Cela n’implique-t-il pas qu’on puisse découvrir la beauté des statues grecques avant celle de la nature, et que par conséquent la première nous frappe davantage parce qu’elle est moins dispersée, plus concentrée que la seconde ? L’étude de la nature doit, par conséquent, être un chemin plus pénible et plus long conduisant à la connaissance du beau parfait que ne l’est l’étude des œuvres de l’Antiquité ; le Bernin, qui renvoyait toujours les jeunes artistes aux beautés de la nature, ne leur a donc pas montré la voie la plus courte pour parvenir à leur but.

 

 

L’imitation du beau dans la nature ou bien vise un objet particulier, ou bien rassemble les remarques inspirées par différents objets pour en faire une synthèse. La première démarche consiste à faire une copie ressemblante, un portrait, c’est la voie qui conduit aux formes et figures des Hollandais. La seconde est la voie qui conduit au beau universel et à ses images idéales : c’est la voie qu’ont suivie les Grecs. Mais la différence qui les sépare de nous est la suivante : les Grecs pouvaient avoir ces images, même s’ils ne les avaient pas tirées de corps plus beaux que les nôtres, parce qu’ils avaient chaque jour l’occasion d’observer le beau dans la nature — occasion qui, en revanche, ne s’offre pas à nous tous les jours et se présente rarement telle que la souhaiterait l’artiste. [...]

 

 

Enfin, le caractère générale qui distingue avant tout les chefs-d’œuvre grecs est une noble simplicité et une grandeur sereine, aussi bien dans l’attitude que dans l’expression. De même que les profondeurs de la mer restent calmes en tout temps, si déchaînée que soit la surface, de même l’expression dans les figures des Grecs révèle, même quand elles sont en proie aux passions les plus violentes, une âme grande et toujours égale à elle-même. [...]

 

 

Source : Lichtenstein (Jacqueline) (sous la dir. de), la Peinture, Paris, Larousse-Bordas, coll. « Textes essentiels «, 1997.

 

Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

Liens utiles