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Baudelaire les fleurs du mal

Publié le 27/12/2012

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BAUDELAIRE LES FLEURS DU MAL (édition de 1861) ---------------------------------------------------------------------------- ------------------- Table des matières Dédicace Au Lecteur SPLEEN ET IDEAL I Bénédiction II L'Albatros III Elévation IV Correspondances V VI Les Phares VII La Muse malade VIII La Muse vénale IX Le Mauvais Moine X. L'Ennemi XI. Le Guignon XII. La Vie antérieure XIII Bohémiens en Voyage XIV. L'Homme et la Mer XV. Don Juan aux Enfers XVI. Châtiment de l'Orgueil XVI La Beauté XVII L'Idéal XIX. La Géante XX. Le Masque XXI. Hymne à la Beauté XXII. Parfum exotique XXIII La Chevelure XXIV XXV XXVI Sed non satiata XXVII XXVIII Le Serpent qui danse XXIX Une Charogne XXX De profundis clamavi XXXI Le Vampire XXXII XXXIII Remords posthume XXXIV Le Chat XXXV Duellum XXXVI Le Balcon XXXVII Le Possédé XXXVIII Un Fantôme XXXVIII I Les Ténèbres XXXVIII II Le Parfum XXXVIII III Le Cadre XXXVIII IV Le Portrait XXXIX XL Semper Eadem XLI Tout entière XLII XLIII Le Flambeau vivant XLIV Réversibilité XLV Confession XLVI L'Aube spirituelle XLVII Harmonie du Soir XLVIII Le Flacon XLIX Le Poison L Ciel brouillé LI Le Chat LII Le Beau Navire LIII L'Invitation au Voyage LIV L'Irréparable LV Causerie LVI Chant d'Automne LVII A une Madone LVIII Chanson d'Après-midi LIX Sisina LX Franciscae meae laudes LXI A une Dame créole LXII Moesta et errabunda LXIII Le Revenant LXIV Sonnet d'Automne LXV Tristesses de la Lune LXVI Les Chats LXVII Les Hiboux LXVIII La Pipe LXIX La Musique LXX Sépulture LXXI Une Gravure fantastique LXXII Le Mort joyeux LXXIII Le Tonneau de la Haine LXXIV La Cloche fêlée LXXV Spleen LXXVI Spleen LXXVII Spleen LXXVIII Spleen LXXIX Obsession LXXX Le Goût du Néant LXXXI Alchimie de la Douleur LXXXII Horreur sympathique LXXXIII L'Héautontimorouménos LXXXIV L'Irrémédiable LXXXV L'Horloge TABLEAUX PARISIENS LXXXVI Paysage LXXXVII Le Soleil LXXXVIII A une Mendiante rousse LXXXIX Le Cygne XC Les Sept Vieillards XCI Les Petites Vieilles XCII Les Aveugles XCIII A une Passante XCIV Le Squelette laboureur XCV Le Crépuscule du Soir XCVI Le Jeu XCVII Danse macabre XCVIII L'Amour du Mensonge XCIX C CI Brumes et Pluies CII Rêve parisien CIII Le Crépuscule du Matin LE VIN CIV L'Ame du Vin CV Le Vin des Chiffonniers CVI Le Vin de l'Assassin CVII Le Vin du Solitaire CVIII Le Vin des Amants FLEURS DU MAL CIX La Destruction CX Une Martyre CXI Femmes damnées CXII Les Deux Bonnes S?urs CXIII La Fontaine de Sang CXIV Allégorie CXV La Béatrice CXVI Un Voyage à Cythère CXVII L'Amour et le Crâne RÉVOLTE CXVIII Le Reniement de Saint Pierre CXIX Abel et Caïn CXX Les Litanies de Satan LA MORT CXXI La Mort des Amants CXXII La Mort des Pauvres CXXIII La Mort des Artistes CXXIV La Fin de la Journée CXXV Le Rêve d'un Curieux CXXVI Le Voyage **************************************************************** BAUDELAIRE LES FLEURS DU MAL (édition de 1861) Au Poète impeccable Au parfait magicien ès lettres françaises A mon très-cher et très-vénéré Maître et ami Théophile Gautier Avec les sentiments De la plus profonde humilité Je dédie Ces Fleurs maladives C.B. Au Lecteur La sottise, l'erreur, le péché, la lésine, Occupent nos esprits et travaillent nos corps, Et nous alimentons nos aimables remords, Comme les mendiants nourrissent leur vermine. Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; Nous nous faisons payer grassement nos aveux, Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté, Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste. C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! Aux objets répugnants nous trouvons des appas; Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d'une antique catin, Nous volons au passage un plaisir clandestin Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins, C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices, II en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde; C'est l'Ennui! L'oeil chargé d'un pleur involontaire, II rêve d'échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère! SPLEEN ET IDEAL I Bénédiction Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié: -"Ah! que n'ai je mis bas tout un n?ud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation! Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari, Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri, Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable Sur l'instrument maudit de tes méchancetés, Et je tordrai si bien cet arbre misérable, Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés!" Elle ravale ainsi l'écume de sa haine, Et, ne comprenant pas les desseins éternels, Elle-même prépare au fond de la Géhenne Les bûchers consacrés aux crimes maternels. Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange, L'Enfant déshérité s'enivre de soleil Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. II joue avec le vent, cause avec le nuage, Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte, Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l'essai de leur férocité. Dans le pain et le vin destinés à sa bouche Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats; Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche, Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas. Sa femme va criant sur les places publiques: "Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer, Je ferai le métier des idoles antiques, Et comme elles je veux me faire redorer; Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe, De génuflexions, de viandes et de vins, Pour savoir si je puis dans un c?ur qui m'admire Usurper en riant les hommages divins! Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main; Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, Sauront jusqu'à son c?ur se frayer un chemin. Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J'arracherai ce c?ur tout rouge de son sein, Et, pour rassasier ma bête favorite Je le lui jetterai par terre avec dédain!" Vers le Ciel, où son ?il voit un trône splendide, Le Poète serein lève ses bras pieux Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l'aspect des peuples furieux: -"Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés! Je sais que vous gardez une place au Poète Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l'invitez à l'éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations. Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers. Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Par votre main montés, ne pourraient pas suffire A ce beau diadème éblouissant et clair; Car il ne sera fait que de pure lumière, Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs!" II L'Albatros Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. III Elévation Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides; Va te purifier dans l'air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse S'élancer vers les champs lumineux et sereins; Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, - Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes! IV Correspondances La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. II est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. V J'aime le souvenir de ces époques nues, Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues. Alors l'homme et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété, Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine, Exerçaient la santé de leur noble machine. Cybèle alors, fertile en produits généreux, Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux, Mais, louve au c?ur gonflé de tendresses communes Abreuvait l'univers à ses tétines brunes. L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi; Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures, Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures! Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir La nudité de l'homme et celle de la femme, Sent un froid ténébreux envelopper son âme Devant ce noir tableau plein d'épouvantement. O monstruosités pleurant leur vêtement! O ridicules troncs! torses dignes des masques! O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques, Que le dieu de l'Utile, implacable et serein, Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain! Et vous, femmes, hélas! pâles comme des cierges, Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges, Du vice maternel traînant l'hérédité Et toutes les hideurs de la fécondité! Nous avons, il est vrai, nations corrompues, Aux peuples anciens des beautés inconnues: Des visages rongés par les chancres du c?ur, Et comme qui dirait des beautés de langueur; Mais ces inventions de nos muses tardives N'empêcheront jamais les races maladives De rendre à la jeunesse un hommage profond, - A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front, A l'?il limpide et clair ainsi qu'une eau courante, Et qui va répandant sur tout, insouciante Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs! VI Les Phares Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement; Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts; Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand c?ur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats; Watteau, ce carnaval où bien des c?urs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De f?tus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C'est pour les c?urs mortels un divin opium! C'est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix; C'est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois! Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité! VII La Muse malade Ma pauvre muse, hélas! qu'as-tu donc ce matin? Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint La folie et l'horreur, froides et taciturnes. Le succube verdâtre et le rose lutin T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes? Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes? Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques, Comme les sons nombreux des syllabes antiques, Où règnent tour à tour le père des chansons, Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons. VIII La Muse vénale O muse de mon c?ur, amante des palais, Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, Un tison pour chauffer tes deux pieds violets? Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées Aux nocturnes rayons qui percent les volets? Sentant ta bourse à sec autant que ton palais Récolteras-tu l'or des voûtes azurées? II te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, Comme un enfant de ch?ur, jouer de l'encensoir, Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère, Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas, Pour faire épanouir la rate du vulgaire. IX Le Mauvais Moine Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles Etalaient en tableaux la sainte Vérité, Dont l'effet réchauffant les pieuses entrailles, Tempérait la froideur de leur austérité. En ces temps où du Christ florissaient les semailles, Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité, Prenant pour atelier le champ des funérailles, Glorifiait la Mort avec simplicité. - Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l'éternité je parcours et j'habite; Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux. O moine fainéant! quand saurai-je donc faire Du spectacle vivant de ma triste misère Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux? X L'Ennemi Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, Traversé çà et là par de brillants soleils; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. Voilà que j'ai touché l'automne des idées, Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux Pour rassembler à neuf les terres inondées, Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? - O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie, Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur Du sang que nous perdons croît et se fortifie! XI Le Guignon Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage! Bien qu'on ait du c?ur à l'ouvrage, L'Art est long et le Temps est court. Loin des sépultures célèbres, Vers un cimetière isolé, Mon c?ur, comme un tambour voilé, Va battant des marches funèbres. - Maint joyau dort enseveli Dans les ténèbres et l'oubli, Bien loin des pioches et des sondes; Mainte fleur épanche à regret Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes. XII La Vie antérieure J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir. XIII Bohémiens en Voyage La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s'est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes. Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures, Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L'empire familier des ténèbres futures. XIV L'Homme et la Mer Homme libre, toujours tu chériras la mer! La mer est ton miroir; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton c?ur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets: Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes; O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remords, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs éternels, ô frères implacables! XV Don Juan aux Enfers Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène, D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement. Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc. Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l'époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment. Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir. XVI Châtiment de l'Orgueil En ces temps merveilleux où la Théologie Fleurit avec le plus de sève et d'énergie, On raconte qu'un jour un docteur des plus grands, - Après avoir forcé les c?urs indifférents; Les avoir remués dans leurs profondeurs noires; Après avoir franchi vers les célestes gloires Des chemins singuliers à lui-même inconnus, Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, - Comme un homme monté trop haut, pris de panique, S'écria, transporté d'un orgueil satanique: "Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut! Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut De l'armure, ta honte égalerait ta gloire, Et tu ne serais plus qu'un f?tus dérisoire!" Immédiatement sa raison s'en alla. L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila Tout le chaos roula dans cette intelligence, Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence, Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. Le silence et la nuit s'installèrent en lui, Comme dans un caveau dont la clef est perdue. Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue, Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers Les champs, sans distinguer les étés des hivers, Sale, inutile et laid comme une chose usée, Il faisait des enfants la joie et la risée. XVII La Beauté Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière. Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un c?ur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. Les poètes, devant mes grandes attitudes, Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d'austères études; Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles: Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles! XVIII L'Idéal Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d'un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, Qui sauront satisfaire un c?ur comme le mien. Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal. Ce qu'il faut à ce c?ur profond comme un abîme, C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans; Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans! XIX La Géante Du temps que la Nature en sa verve puissante Concevait chaque jour des enfants monstrueux, J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante, Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme Et grandir librement dans ses terribles jeux; Deviner si son c?ur couve une sombre flamme Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux; Parcourir à loisir ses magnifiques formes; Ramper sur le versant de ses genoux énormes, Et parfois en été, quand les soleils malsains, Lasse, la font s'étendre à travers la campagne, Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins, Comme un hameau paisible au pied d'une montagne. XX Le Masque Statue allégorique dans le goût de la Renaissance A Ernest Christophe, statuaire. Contemplons ce trésor de grâces florentines; Dans l'ondulation de ce corps musculeux L'Elégance et la Force abondent, s?urs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. - Aussi, vois ce souris fin et voluptueux Où la Fatuité promène son extase; Ce long regard sournois, langoureux et moqueur; Ce visage mignard, tout encadré de gaze, Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur: "La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne!" A cet être doué de tant de majesté Vois quel charme excitant la gentillesse donne! Approchons, et tournons autour de sa beauté. O blasphème de l'art! ô surprise fatale! La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale! - Mais non! ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d'une exquise grimace, Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face Renversée à l'abri de la face qui ment Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve De tes pleurs aboutit dans mon c?ur soucieux Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux! - Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite, Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète? - Elle pleure insensé, parce qu'elle a vécu! Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore! Demain. après-demain et toujours! - comme nous! XXI Hymne à la Beauté Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme, O Beauté? ton regard, infernal et divin, Verse confusément le bienfait et le crime, Et l'on peut pour cela te comparer au vin. Tu contiens dans ton ?il le couchant et l'aurore; Tu répands des parfums comme un soir orageux; Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres? Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques; De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant, Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau! L'amoureux pantelant incliné sur sa belle A l'air d'un moribond caressant son tombeau. Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu! Si ton ?il, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu? De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène, Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine! - L'univers moins hideux et les instants moins lourds? XXII Parfum exotique Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone; Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l'?il par sa franchise étonne. Guidé par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l'air et m'enfle la narine, Se mêle dans mon âme au chant des mariniers. XXIII La Chevelure O toison, moutonnant jusque sur l'encolure! O boucles! O parfum chargé de nonchaloir! Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir! La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique! Comme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum. J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève, Se pâment longuement sous l'ardeur des climats; Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève! Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts: Un port retentissant où mon âme peut boire A grands flots le parfum, le son et la couleur Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse Dans ce noir océan où l'autre est enfermé; Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé! Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m'enivre ardemment des senteurs confondues De l'huile de coco, du musc et du goudron. Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde Sèmera le rubis, la perle et le saphir, Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde! N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde Où je hume à longs traits le vin du souvenir? XXIV Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne, O vase de tristesse, ô grande taciturne, Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis, Et que tu me parais, ornement de mes nuits, Plus ironiquement accumuler les lieues Qui séparent mes bras des immensités bleues. Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, Comme après un cadavre un ch?ur de vermisseaux, Et je chéris, ô bête implacable et cruelle! Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle! XXV Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle. Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, Il te faut chaque jour un c?ur au râtelier. Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques, ...
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