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Georg Hegel par Eric Weil Maître de Recherches au CNRS Hegel n'est pas un auteur commode.

Publié le 05/04/2015

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Georg Hegel par Eric Weil Maître de Recherches au CNRS Hegel n'est pas un auteur commode. Ce n'est pas une critique que tout philosophe est difficile, et les plus difficiles sont peut-être ceux qui écrivent avec la limpidité de Descartes ou avec la force de la grande poésie, tel Platon : ils commencent par nous entraîner, et ce n'est que plus tard que nous voyons les profondeurs et les altitudes que maintenant nous devrons attaquer de nouveau, lentement, pas à pas, péniblement, si vraiment nous désirons comprendre. Hegel, on peut toujours l'affirmer, ne séduit pas par les charmes de son style, au contraire. Son écriture, incroyablement ramassée, soucieuse de précision, oublieuse de toute autre considération, donne l'éveil au lecteur dès la première ligne : voici un écrit qui ne se lira pas agréablement, qui exigera la plus grande attention, la plus haute tension de l'esprit. Un tel avertissement par le style facilite, au fond, la compréhension. On ne sera pas tenté d'avancer trop vite, de recevoir telle thèse parce qu'elle parait si évidente, de se fier à telle image parce qu'elle nous parle avec tant de force. On réfléchira, on vérifiera, on tâchera de démêler le cours de la pensée - et tout cela ne saurait qu'aider le lecteur, quand bien même cela ne l'amuserait pas beaucoup. Mais cette aide a quelque chose d'ironique : négative, elle nous révèle tout de suite la difficulté, au lieu de nous la dorer. Elle nous protège d'une difficulté supplémentaire, celle de prendre pour simple ce qui est complexe. Mais elle ne réduit en rien cette complexité même et la difficulté première. Encore une fois, Hegel n'en est pas plus difficile. Peut-être est-il plus inquiétant, paraît-il moins accueillant, se présente-t-il tant soit peu sévère et exigeant. Mais il ne se ferme pas pour cela au lecteur de bonne volonté et patient, à ce type de lecteur à qui s'adresse tout philosophe, encore qu'il fasse des efforts pour gagner cette bonne volonté et entretenir cette patience. La manière d'écrire de Hegel n'a pas beaucoup d'agrément, et on comprendrait même qu'on l'accuse de n'avoir pas de bonnes manières en tant qu'écrivain. Mais il n'est certainement pas de ceux qui offrent au monde des énigmes, lui proposent des formules que seul l'initié peut saisir, cachent le fond et l'essence pour tenir éloignés les indiscrets et les indignes. Pour Hegel, il n'y a pas d'indiscret et il n'existe pas d'indigne : son manque de manières est précisément le résultat du désir d'être accessible à tous, à tous ceux qui veulent payer le prix d'entrée en monnaie de patience et de bonne volonté. Il devrait donc être plus facile d'accès que les autres grands philosophes. Or, il ne l'est nullement, si l'on accepte le jugement des connaisseurs, des lecteurs avertis et cultivés - qui est un bon jugement. Hegel n'est pas seulement un auteur difficile parce qu'il est philosophe ; il est, de plus, difficile parmi les philosophes. A cela, on peut assigner deux raisons. Bien téméraire celui qui oserait soutenir que ce fussent là les seules : le détail de la pensée hégélienne pourrait être difficile dans ce sens qu'il ne serait pas clair, ou défectueux, ou incohérent ; des concepts essentiels pourraient être dépassés par l'évolution historique des sciences, des conditions, des attitudes ; le sens des mots pourrait avoir changé, et un grand effort serait requis de la part de qui voudrait comprendre Hegel parce qu'il faudrait le comprendre en son temps. Mais de tels obstacles, fort réels, se rencontrent partout, et ils n'expliqueraient pas ce qu'il y a de spécifique dans le cas de Hegel. Cela se résume, nous semble-t-il, sous deux titres : la position de Hegel dans l'histoire de la philosophie, d'une part, l'intention de sa pensée, de l'autre à quoi nous ajouterons immédiatement que cette position est unique à cause de cette intention, et que cette intention l'est parce qu'elle est apparue à un moment historique déterminé. Essayons donc de cerner la philosophie hégélienne à partir de ses difficultés : il n'est pas impossible qu'elle se révèle ainsi mieux et révèle mieux son sens et sa signification pour nous. Une remarque encore. Qu'on ne s'attende pas à trouver ici un résumé du système, une copie en format de miniature qui puisse remplacer l'original pour la plus grande commodité de celui qui veut savoir, en trois phrases, ce qu'il en est de Hegel. Jamais philosophe n'a insisté davantage que Hegel sur le fait que la valeur d'une pensée est dans son détail, dans la totalité de son élaboration, et que les vérités dernières, les vues profondes, les révélations absolues sont ou absurdes ou vides, qu'en d'autres termes, la preuve du principe est dans son développement, tandis que l'enveloppé n'est, dans le meilleur cas, que promesse et programme. Si nous réussissons dans notre entreprise, nous aurons montré pourquoi Hegel constitue pour nous une réalité vivante ; mais nous ne prétendons même pas montrer quelle est cette réalité, qui est ce qu'elle est et ne s'ouvre au curieux qu'à ses propres conditions. La philosophie de Hegel est, jusqu'à nouvel ordre, la dernière des grandes philosophies. Elle est par conséquent aussi la première philosophie contemporaine, en ce sens qu'elle n'a été remplacée par aucune autre. Ce n'est pas la première philosophie moderne : on pourrait discuter longtemps avant de convenir qui fut le premier philosophe moderne, Descartes, par exemple, ou Hume ou Kant. Hegel n'est pas seulement moderne par le fait qu'il n'appartient pas à une époque que nous sentons comme révolue : il est contemporain, et sa philosophie parle encore de notre monde et ne parle pas tant à nous qu'elle nous parle de nous. C'est une tout autre question que de savoir si nous nous déclarerons d'accord avec cette philosophie : de nous, elle pourra dire ce que nous n'accepterions pas ; mais elle l'aura dit de nous et non des hommes d'un autre temps et d'un autre monde. Elle forme ainsi ce qu'on pourrait appeler un noeud de l'histoire. Le phénomène n'est pas unique, et l'on dirait la même chose avec autant de raison, par exemple, d'Aristote. Il s'agit de points singuliers dans l'histoire dans lesquels tous les fils du passé se croisent et à partir desquels ils se séparent de nouveau, après avoir été - pour un instant ? pour toujours ? ramassés, rassemblés, mis en ordre. Ces points et les grands ordonnateurs qui s'y tiennent apparaissent après les révolutions de la pensée et de la réalité, après Platon et la fin de la cité antique, après Kant et la Révolution française. Les eaux de partout confluent en un énorme bassin, pour se disperser de nouveau dans toutes les directions : le géographe n'aura pas de mal à tracer la carte des affluents, car le lac lui-même en organise le système ; mais il sera désemparé quand on lui demandera de dessiner le cours de fleuves qui n'ont pas encore creusé leurs lits de manière définitive, qui cherchent leur chemin, dont nous ne connaissons pas encore le centre d'aboutissement. En ce qui concerne Aristote, pour nous en tenir à lui, nous savons en gros où ont été les courants qui sont nés de son système. Pour Hegel, nous ne le savons pas et nous avançons au gré de flo...
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