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compagnie des rats.

Publié le 06/01/2014

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compagnie des rats. Quoi qu'il en soit, une fois la guerre terminée, Steinhaus a déménagé à Wroclaw, comme l'a fait la famille de Ciszko Szymanski, et y est mort à l'âge de quatre-vingtcinq ans, en 1972, ayant réussi, devrais-je ajouter, à sauver et à préserver le cahier du Café Écossais, qui parla suite a été publié. Le sauvetage du cahier peut être considéré comme un symbole, dans la mesure où Steinhaus est souvent crédité du fait d'avoir permis aux mathématiques polonaises de renaître de leurs cendres après la dévastation causée par la guerre dans la vie intellectuelle et universitaire polonaise. Il se trouve que j'ai récemment eu la chance d'avoir en main un curieux artefact de cet aspect particulier de la dévastation pendant la guerre. Au départ, je suis allé au Café Écossais - ou plutôt au Desertniy Bar - parce que mon père est mathématicien, et lorsque nous sommes allés avec mes frères et ma soeur la première fois à L'viv, il nous a pressés d'aller voir cet endroit célèbre, qui d'une certaine façon est un temple pour les mathématiciens, gens qui ne sont pas nécessairement connus pour l'intensité de leur attachement aux temples. Mais l'essentiel de ce que j'ai appris sur l'école de Lwów, je le dois à mon parrain, l'ami intime de mon père, un Italien dont le nom est Edward mais que nous avons toujours appelé affectueusement par le surnom de Nino, et qui a été pendant des années professeur de mathématiques dans une université de Long Island : c'était le seul homme que nous ayons connu capable de manger les pommes qu'il avait cueillies à l'arbre du jardin de mes parents, à l'époque où j'étais enfant et que je me demandais pourquoi l'Arbre de la Connaissance était un arbre. Selon une curieuse coïncidence, un des domaines d'expertise de Nino est l'analyse fonctionnelle, domaine créé par l'école de Lwow, il y a bien longtemps, et c'est Nino qui a essayé de m'expliquer, lorsque je lui ai rendu visite après mon dernier voyage en Ukraine pour lui raconter ce que nous y avions trouvé, ce qu'était exactement l'analyse fonctionnelle. Une grande partie de ce qu'il m'a raconté était trop compliqué pour que je pusse comprendre. Mais j'étais fasciné de l'entendre me dire qu'il s'était servi de l'analyse fonctionnelle pour étudier les problèmes d'un truc qui s'appelle la théorie de l'optimisation. Comme j'aimais cette expression, théorie de l'optimisation, je lui ai demandé dans un e-mail, une fois rentré chez moi, de m'expliquer ce que c'était et il m'a immédiatement répondu :   L'optimisation, c'est l'étude des maxima et des minima sous différents déguisements. Deux exemples rapides, le premier classique, attribué à Didon, le second provenant de l'ère du spoutnik :   1)      Quelle surface délimitée d'une zone donnée enferme-t-elle le volume maximum ? (Didon : quelle figure plane d'un périmètre donné enferme-t-elle la plus grande zone ? Réponse : le cercle.)   2) Quelle trajectoire de vol une fusée suit-elle pour minimiser le temps de rendez-vous entre deux points situés sur des orbites différentes ?   En lisant cela, j'ai été ému de voir qu'un nom familier de la littérature latine était devenu le symbole d'un célèbre problème mathématique. Dans l'Enéide de Virgile nous est racontée une histoire dans laquelle figure la reine de Carthage, Didon - la femme dont Enée tombe amoureux, pour l'abandonner ensuite, ce qui la pousse au suicide. L'histoire traite de la manière dont Didon a fondé sa ville, Carthage. Exilée de sa terre natale, Didon a longuement erré à la recherche d'un endroit où s'établir. Après son arrivée en Afrique du Nord, un roi local a fait un étrange marché avec elle : il a accepté de donner à elle et à sa suite un territoire aussi grand que celui que pourrait recouvrir la peau d'un boeuf. L'ingénieuse réponse de Didon à cette offre cruellement mesquine a consisté à découper une peau de boeuf en minces lamelles, à nouer ces lamelles en une longue corde et à étirer cette corde sur le périmètre d'un immense cercle : le territoire de la future Carthage, qui devait devenir une grande cité, la ville où Enée découvrirait de manière inattendue une fresque consacrée à sa propre vie, ce qui le ferait éclater en sanglots. C'est pourquoi, lorsque les mathématiciens se réfèrent au « problème de Didon », ils se préoccupent de ceci : comment délimiter la zone maximale pour une figure avec un périmètre donné ; même si, lorsque les latinistes se réfèrent au problème de Didon, ils se soucient probablement plus du fait qu'après avoir été chassée de chez elle, forcée de s'enfuir pour sauver sa vie, après avoir construit une existence nouvelle et prospère, elle a tout de même fini - en dépit de son intelligence, en dépit de tout ce qu'elle avait fait pour survivre - par se suicider, sa vie nouvelle n'étant pas une vie parce que quelque chose en elle avait été brisé. En tout cas, lorsque j'ai lu pour la première fois l'e-mail de Nino, je n'étais pas très sûr de ce que cela pouvait bien signifier, mais - comme je venais de rentrer de ce voyage - les problèmes de savoir comment enfermer dans des surfaces limitées des volumes maxima et comment minimiser le temps pour atteindre des points de rendez-vous m'avaient occupé l'esprit, dans un contexte différent évidemment, et je suppose que c'est la raison pour laquelle la réponse de Nino avait piqué mon intérêt. Lorsque j'étais allé chez Nino et que nous avions parlé de l'école de Lwow, il avait mentionné qu'il possédait plusieurs volumes des revues Studia mathematica et Fundamenta mathematicoe, et c'était dans un volume de cette dernière qu'il m'avait montré un numéro commémoratif de 1945, qui s'ouvrait sur une liste encadrée d'une bordure noire où figuraient les noms des douzaines d'anciens collaborateurs qu'eut cette publication qui avaient été tués pendant la guerre, une liste tellement longue que j'ai pu estimer à quel point le projet qu'eut Steinhaus de ranimer la flamme des mathématiques polonaises avait dû être ardu. Lorsque nous pensons aux grandes dévastations, à ce qui est perdu quand une population entière est décimée, le million et demi d'Arméniens massacrés par les Turcs en 1916, les cinq à sept millions d'Ukrainiens affamés par Staline entre 1932 et 1933, les six millions de Juifs tués dans l'Holocauste, les deux millions de Cambodgiens tués sous le régime de Pol Pot dans les années 1970, et ainsi de suite, nous avons tendance à penser naturellement aux gens eux-mêmes, aux familles qui ont cessé d'exister, aux enfants qui ne sont jamais nés ; et puis aux choses domestiques qui nous sont familières, les maisons, les souvenirs, les photos qui, du fait que ces gens n'existent plus, n'ont plus le moindre sens. Mais il y a aussi ceci : les pensées qui ne seront jamais pensées, les découvertes qui ne seront jamais faites, l'art qui ne sera jamais créé. Les problèmes, inscrits dans un cahier quelque part, un cahier survivant aux gens qui les ont inscrits, qui ne seront jamais résolus. Quoi qu'il en soit, je suis allé au Café Écossais à L'viv. On pourrait dire que c'est le même, mais différent ; ce qui est aussi une façon de décrire L'viv aujourd'hui qui, avec ses rénovations, ses constructions nouvelles et son tourisme en expansion, peut être considérée comme ancienne et nouvelle à la fois, renaissant de ses cendres, du moins par certains aspects, du moins quand il y a encore des cendres d'où renaître.     Bolekhiv aussi était la même, mais différente. Une fois encore, Alex avait arrêté la voiture sur la crête de la colline au-delà de laquelle il était possible de voir la petite ville nichée dans sa vallée, la colline où, quatre ans plus tôt, Matt était descendu pour prendre une photo. Nous revoilà à Bolechow, ai-je annoncé, la voix légèrement triste, à Alex et Froma. Mais, cette fois, lorsque nous sommes descendus vers la ville, en passant sur le petit pont de pierre qui enjambe le filet d'eau insignifiant qu'est devenue la rivière Sukiel, devant ce qui était autrefois le restaurant de Bruckenstein, l'endroit avait l'air changé. Auparavant, au cours de l'après-midi couvert et pluvieux de notre première visite, la ville avait semblé déserte ; l'impression de désolation grisâtre qui était suspendue dans l'atmosphère humide ce dimanche-là avait fait l'effet, en quelque sorte, d'être un autre élément d'une preuve d'accusation, comme si l'endroit était perpétuellement en procès et que le temps qu'il faisait et l'ambiance étaient des témoins à charge.   A présent, à la fin d'une matinée radieuse sous un ciel sans nuage, Bolekhiv était débordante d'activité : des voitures circulaient bruyamment autour de la place, des coups, des vrombissements et des pétarades se faisaient entendre sur les sites de construction, des mères faisaient avancer leur poussette, et la place était pimpante avec ses façades fraîchement repeintes de toutes sortes de couleurs. La maison de Meg Grossbard, dont elle m'avait donné

« amoureux, pourl'abandonner ensuite,cequi lapousse ausuicide.

L'histoire traitedela manière dontDidon afondé saville, Carthage.

Exiléedesaterre natale, Didonalonguement erré àla recherche d'unendroit oùs'établir.

Aprèssonarrivée enAfrique duNord, unroi local a fait unétrange marchéavecelle:il a accepté dedonner àelle etàsa suite unterritoire aussi grand quecelui quepourrait recouvrir lapeau d'unbœuf.

L'ingénieuse réponsedeDidon à cette offrecruellement mesquineaconsisté àdécouper unepeau debœuf enminces lamelles, à nouer ceslamelles enune longue cordeetàétirer cettecorde surlepérimètre d'unimmense cercle :le territoire delafuture Carthage, quidevait devenir unegrande cité,laville oùEnée découvrirait demanière inattendue unefresque consacrée àsa propre vie,cequi leferait éclater ensanglots.

C'estpourquoi, lorsquelesmathématiciens seréfèrent au« problème de Didon », ilsse préoccupent dececi :comment délimiterlazone maximale pourunefigure avec un périmètre donné;même si,lorsque leslatinistes seréfèrent auproblème deDidon, ilsse soucient probablement plusdufait qu'après avoirétéchassée dechez elle,forcée des'enfuir pour sauver savie, après avoirconstruit uneexistence nouvelleetprospère, elleatout de même fini– en dépit deson intelligence, endépit detout cequ'elle avaitfaitpour survivre – par sesuicider, savie nouvelle n'étantpasune vieparce quequelque choseenelle avait été brisé. En tout cas,lorsque j'ailupour lapremière foisl'e-mail deNino, jen'étais pastrès sûrdeceque cela pouvait biensignifier, mais– comme jevenais derentrer decevoyage – lesproblèmes de savoir comment enfermerdansdessurfaces limitéesdesvolumes maxima et comment minimiser letemps pouratteindre despoints derendez-vous m'avaientoccupél'esprit, dansun contexte différentévidemment, etjesuppose quec'est laraison pourlaquelle laréponse de Nino avait piqué monintérêt. Lorsque j'étaisalléchez Nino etque nous avions parlédel'école deLwow, ilavait mentionné qu'il possédait plusieursvolumesdesrevues Studia mathematica et Fundamenta mathematicœ, et c'était dansunvolume decette dernière qu'ilm'avait montré unnuméro commémoratif de1945, quis'ouvrait surune liste encadrée d'unebordure noireoùfiguraient les noms desdouzaines d'ancienscollaborateurs qu'eutcettepublication quiavaient ététués pendant laguerre, uneliste tellement longuequej'aipuestimer àquel point leprojet qu'eut Steinhaus deranimer laflamme desmathématiques polonaisesavaitdûêtre ardu.

Lorsque nous pensons auxgrandes dévastations, àce qui estperdu quand unepopulation entièreest décimée, lemillion etdemi d'Arméniens massacrésparlesTurcs en1916, lescinq àsept millions d'Ukrainiens affamésparStaline entre1932et1933, lessixmillions deJuifs tuésdans l'Holocauste, lesdeux millions deCambodgiens tuéssous lerégime dePol Pot dans lesannées 1970, etainsi desuite, nousavons tendance àpenser naturellement auxgens eux-mêmes, aux familles quiont cessé d'exister, auxenfants quinesont jamais nés;et puis auxchoses domestiques quinous sontfamilières, lesmaisons, lessouvenirs, lesphotos qui,dufait que ces gens n'existent plus,n'ont pluslemoindre sens.Maisilya aussi ceci:les pensées quineseront jamais pensées, lesdécouvertes quineseront jamaisfaites,l'artquinesera jamais créé.Les problèmes, inscritsdansuncahier quelque part,uncahier survivant auxgens quilesont inscrits, quineseront jamaisrésolus. Quoi qu'ilensoit, jesuis alléauCafé Écossais àL'viv.

Onpourrait direquec'est lemême, mais différent ;ce qui estaussi unefaçon dedécrire L'vivaujourd'hui qui,avec sesrénovations, ses constructions nouvellesetson tourisme enexpansion, peutêtreconsidérée commeancienne et nouvelle àla fois, renaissant deses cendres, du moins parcertains aspects, dumoins quand il ya encore descendres d'oùrenaître.  . »

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