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drôle à part entière, une histoire qui est régulièrement racontée pour éclairer ou peut-être préserver un certain aspect de la personnalité de mon grand-père décédé.

Publié le 06/01/2014

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histoire
drôle à part entière, une histoire qui est régulièrement racontée pour éclairer ou peut-être préserver un certain aspect de la personnalité de mon grand-père décédé. Pour moi en particulier, il adorait raconter ses histoires de la ville où il était né et là où sa famille, cette famille de bouchers prospères et, ensuite, de négociants en viande, avait vécu « depuis », disait-il, s'éclaircissant la gorge bruyamment comme il avait l'habitude de le faire, les yeux immenses et fixes, comme ceux d'un bébé, derrière les verres de ses lunettes en plastique démodées, « qu'il y avait un Bolechow. » BUH-leh-khuhv, prononçait-il, en maintenant le l très bas dans la gorge, à l'endroit même où il caressait le kh, comme le font les gens du coin. BUHlehkhuhv, la prononciation qui est, comme je l'ai découvert bien plus tard, la plus ancienne, la prononciation yiddish. L'orthographe aussi a changé : Bolechow sous les Autrichiens de langue allemande, Bolechów sous les Polonais, Bolekhov pendant les années soviétiques et, à présent, enfin, Bolekhiv, sous les Ukrainiens, qui ont toujours convoité la ville et l'ont désormais. Il y a une plaisanterie que les gens de cette partie de l'Europe de l'Est aiment raconter, qui explique un peu pourquoi les prononciations et l'orthographe ne cessent de changer : c'est l'histoire d'un type qui est né en Autriche, qui est allé à l'école en Pologne, qui s'est marié en Allemagne, qui a eu des enfants en Union soviétique, et qui meurt en Ukraine. Pendant tout ce temps, dit la plaisanterie, il n'a jamais quitté son village !   Je n'ai jamais su que je prononçais mal le nom de la ville dans laquelle la famille de ma mère avait vécu pendant plus de trois cents ans jusqu'à ce que je rencontre une vieille femme à la fin des années 1990, la mère d'un homme dont j'étais récemment devenu l'ami. J'avais fait sa connaissance depuis un certain temps quand j'ai appris qu'il était né -  il est de la génération de mes parents - dans la ville voisine de Bolechow -  une toute petite ville, en vérité, appelée autrefois Stryj, aujourd'hui orthographié Striy, que j'ai visitée depuis, un endroit où poussent aujourd'hui de grands arbres luxuriants au milieu d'une ruine sans toit qui était autrefois la synagogue principale de la ville. Quand j'ai découvert l'étrange coïncidence géographique qui liait nos familles, j'en ai fait part à mon ami, qui est, comme moi, un écrivain et qui, connaissant mon intérêt pour l'histoire de cette petite partie du monde aujourd'hui oubliée, m'a proposé de me présenter à sa mère, une femme qui avait alors près de quatre-vingt-dix ans. Peut-être partagerait-elle ses souvenirs avec moi. Sa mère. Mme Begley. Begley : un autre nom qui, comme ceux des villes où les gens comme elle ont vécu autrefois, a été subtilement altéré. Car son nom avait été en fait Begleiter, ce qui signifie en allemand « compagnon » ou « escorte ». Bien évidemment, j'ai accepté avec enthousiasme l'invitation de mon ami : j'allais avoir quarante ans, il y avait eu une petite série d'étranges coïncidences, de curieux événements qui m'avaient remis en mémoire Bolechow, Shmiel et le passé singulier de notre famille avaient fait surface dans le présent, agitant devant nous cette séduisante possibilité que les morts n'étaient pas tant disparus que dans l'expectative...     Il y a quelques années, pour prendre un exemple, j'ai lu quelque part que, soixante ans après l'événement, il était encore possible de soumettre à la Croix-Rouge internationale les noms de victimes de l'Holocauste à retrouver. Et donc, un jour, je suis entré dans le bureau de la CroixRouge local, qui se trouve dans un grand bâtiment rectangulaire, plutôt banal, pas très loin de mon appartement. Sur la façade du bâtiment, il y a une grande croix rouge. A l'intérieur, j'ai dûment rempli six formulaires pour des personnes disparues, je l'ai fait avec un vague tremblement d'optimisme, sachant quelles étaient les chances. Mais on ne sait jamais, me suisje dit. Et l'on ne sait vraiment jamais. Il y a peut-être quinze ans, mon plus jeune frère, qui était alors assistant pour les costumes pour les films de Woody Allen, cherchait des tissus dans une boutique mal éclairée, un endroit rempli de rouleaux de tissus, dans le quartier de la confection à New York. Il a remarqué que le vieil homme au comptoir portait un tatouage sur l'avant-bras et il a engagé la conversation avec lui. Mon frère a mentionné, au cours de cette conversation, le fait que des parents à nous qui avaient péri dans le désastre étaient de Bolechow, ce qui a provoqué chez le vieux Juif de ce magasin de confection une sorte d'exclamation extasiée, en même temps qu'il tapait dans ses mains : Ach, Bolechow ! Ils avaient les plus beaux cuirs ! II y avait eu la fois où, après que j'eus placé une annonce sur un site Internet de généalogie, un vieil homme m'avait appelé pour me dire qu'il avait connu autrefois une personne du nom de Shmiel Jäger. Avant même que je puisse répondre, il avait ajouté que ce Shmiel Jäger était originaire de Dolina, une petite ville proche de Bolechow, et avait fui vers l'est, lorsque les Allemands étaient arrivés pendant l'été 1941 -  fui, semblait-il, au coeur de ce qui était alors l'Union soviétique. J'ai entendu dire qu'il avait épousé une femme ouzbek, qu'il avait même eu des enfants avec elle ! avait hurlé dans le téléphone le vieil homme qui était dur d'oreille. Amusé à la pensée d'un Juif de shtetl allant rôder aussi loin que l'Ouzbékistan, je l'avais remercié de son appel et raccroché en me disant, Il n'y a pas de quoi s'exciter. Et pourtant c'était bizarre : comme le contact inattendu d'une main glacée. Il y avait eu aussi la fois où un autre de mes frères -  Matt, celui qui est né juste après moi, avec qui je n'ai eu, pendant longtemps, aucune intimité véritable (à la différence du plus jeune, qui était censé, comme moi, avoir des inclinations artistiques et dont je m'étais toujours senti très proche) ; Matt, vis-à-vis de qui, en grandissant, j'éprouvais un sentiment obscur mais féroce de compétition et à qui, dans un moment de fureur, j'avais fait quelque chose de très cruel physiquement -  Matt m'avait appelé pour me dire qu'il était passé dans une grande réunion internationale de survivants de l'Holocauste à Washington, D.C., où il vit. Matt est photographe, il faisait peut-être un reportage sur la réunion. Je ne sais pas, je ne m'en souviens plus. En tout cas, il m'appelait pour me dire qu'il était tombé sur quelqu'un qui lui avait dit connaître Shmiel Jäger. Quoi ? avais-je dit. Pas Oncle Shmiel, avait répondu précipitamment Matt. Il m'avait ensuite raconté ce que lui avait dit cet homme à la réunion des survivants de l'Holocauste : le Shmiel Jäger qu'il avait connu était né sous un autre nom, mais pendant la guerre, lorsqu'il avait rejoint un groupe de résistants près de Lwów, il avait pris le nom de Shmiel Jäger puisque, pour des raisons de sécurité, ces résistants prenaient parfois les noms de types morts qu'ils avaient connus. J'avais écouté et pensé, La fille aînée était avec les partisans dans les montagnes et elle est morte avec eux. Onkel Schmil et 1 fille Fridka les Allemands les ont tués 1944 à Bolechow. Alors on ne sait vraiment jamais. C'est pour ça que j'ai rempli les formulaires de la Croix-Rouge, sans beaucoup d'espoir, et que je les ai donnés à la personne de la réception, avant de rentrer chez moi, ce jour-là. Environ quatre mois plus tard, j'ai reçu une épaisse enveloppe de la CroixRouge au courrier. Mes mains tremblaient quand j'ai déchiré l'enveloppe. Toutefois, j'ai vu immédiatement que le plus gros du contenu était constitué des six formulaires que j'avais remplis. Le septième document, une lettre, déclarait qu'il n'existait pas d'information connue sur les sorts respectifs d'Ester Jäger, Lorka Jäger, Frydka Jäger, Ruchatz (comme je le croyais encore) Jäger, et Bronia Jäger, habitantes de la ville polonaise de Bolechow. Concernant Shmiel Jäger, la lettre concluait que son dossier était considéré comme « encore ouvert »... C'est, par conséquent, pour cette raison que j'étais impatient de rencontrer la mère de mon ami, cette Mme Begley qui avait vécu si près de mon oncle, de ma tante et de mes cousines décédés. Je ne pensais pas vraiment pouvoir apprendre quoi que ce fût d'elle. Je voulais simplement faire l'expérience d'une conversation avec quelqu'un de sa génération et de sa provenance, dans la mesure où il me paraissait incroyable qu'il y eût encore quelqu'un de vivant qui avait marché dans les mêmes rues qu'eux. C'est dire à quel point je m'étais accoutumé à l'idée qu'eux six et tous ceux de cette époque appartenaient désormais, absolument et irrémédiablement, au monde gris, noir et blanc du passé. Et pourtant il est aussi vrai que lorsque j'ai eu vent de l'existence de cette très vieille femme, de la mère de Louis, je me suis senti envahi par un fantasme, tellement intense que j'en ai presque éprouvé de la honte, un peu comme les adolescents peuvent se sentir honteux. Je me suis demandé s'il avait été possible, même si cette femme avait vécu à Stryj et mes parents à Bolechow, qu'ils se fussent peut-être... rencontrés. Peut-être se souvenait-elle d'eux ? La femme de Shmiel, je le savais (comment ? Je ne m'en souviens pas), venait d'une famille de Stryj. Son frère y avait un studio de photographie et, en effet, une des filles de Shmiel devait, comme je l'ai découvert uniquement par accident après la mort de mon grand-père, finir par y travailler brièvement. Et donc, quand Louis m'a proposé de me présenter à sa formidable mère -  ou du moins était-ce ce que j'imaginais après avoir lu, quelques années plus tôt, le premier livre de Louis, qui semblait être un récit romancé de la façon dont sa mère et lui avaient survécu pendant les années du nazisme, trompé les Allemands et les Ukrainiens mieux que n'avait su le faire ma propre famille -, quand Louis avait proposé de nous présenter, mon esprit s'était mis à galoper. J'avais projeté dans ma tête une scène, disons, en octobre 1938, lorsque Louis (alors Ludwik) et sa mère avaient très bien pu se rendre au Schneelicht Studio de Stryj pour faire faire le portrait de ce fils unique, à l'occasion de son cinquième anniversaire. J'imagine la fille de Shmiel, la cousine germaine de ma mère, Lorka, une fille de dix-sept ans, grande, jolie, un peu distante, prenant soin du manteau de Mme Begley au moment où celle-ci entre dans l'atelier (il aurait un col de fourrure, me suis-je dit, puisque son mari, comme me le rapporterait, soixante ans plus tard, au coin d'une rue, une femme ukrainienne, était le plus grand docteur de la ville), et sa réserve se dissipant, et disant quelque chose de charmant au petit garçon, qui porte une casquette de laine d'où s'échappent des mèches de cheveux blonds, qui, par la suite, lui ont peut-être ou peut-être pas sauvé la vie. Dans mon fantasme, la réaction soudaine et chaleureuse de la jeune fille à l'air sérieux fait une forte impression sur la Mme Begley de 1938 -  elle est elle-même une femme sérieuse et très astucieuse - et à cause de cette impression favorable, Mme Begley va se souvenir d'elle, se souvenir de la Lorka Jäger assassinée, se souvenir d'elle après tant d'années et va ainsi m'aider à la sauver. Mais ce qui s'est passé, c'est ceci : J'ai finalement rencontré Mme Begley pour la première fois en 1999, à une réception en l'honneur d'un des fils de Louis, qui est peintre. La réception, qui se déroulait à l'étage d'une galerie très impressionnante uptown à New York, était très bruyante et Mme Begley était assise, très droite, avec une expression qui était un mélange de fierté satisfaite de grand-mère et d'irritation de personne sourde et esseulée -  elle avait du mal à entendre en général, m'a-telle dit juste après que nous avons été présentés, sans tout ce bruit -, sur une chaise au fond de la pièce. Vous aviez donc de la famille là-bas ? m'a-t-elle dit après que j'ai pris sa main et que je me suis penché pour m'adresser à elle, légèrement désorienté par la façon dont elle avait parlé, comme
histoire

« Et l'on nesait vraiment jamais.Ilya peut-être quinzeans,mon plusjeune frère,quiétait alors assistant pourlescostumes pourlesfilms deWoody Allen,cherchait destissus dansune boutique maléclairée, unendroit rempliderouleaux detissus, danslequartier delaconfection à New York.

Ilaremarqué quelevieil homme aucomptoir portaituntatouage surl'avant-bras et ila engagé laconversation aveclui.Mon frère amentionné, aucours decette conversation, le fait que desparents ànous quiavaient péridans ledésastre étaientdeBolechow, cequi a provoqué chezlevieux Juifdecemagasin deconfection unesorte d'exclamation extasiée,en même tempsqu'iltapait danssesmains :Ach, Bolechow ! Ilsavaient lesplus beaux cuirs ! II yavait eulafois où,après quej'eus placé uneannonce surunsite Internet degénéalogie, un vieil homme m'avaitappelépourmedire qu'il avait connu autrefois unepersonne dunom de Shmiel Jäger.Avant même quejepuisse répondre, ilavait ajouté queceShmiel Jägerétait originaire deDolina, unepetite villeproche deBolechow, etavait fuivers l'est, lorsque les Allemands étaientarrivéspendant l'été1941 – fui, semblait-il, aucœur decequi était alors l'Union soviétique.

J'ai entendu direqu'il avait épousé unefemme ouzbek, qu'ilavait même eu des enfants avecelle ! avait hurlé dansletéléphone levieil homme quiétait durd'oreille. Amusé àla pensée d'unJuifde shtetl allant rôderaussiloinque l'Ouzbékistan, jel'avais remercié deson appel etraccroché enme disant, Iln'y apas dequoi s'exciter. Et pourtant c'étaitbizarre :comme lecontact inattendu d'unemainglacée. Il yavait euaussi lafois oùunautre demes frères – Matt, celuiquiestnéjuste après moi,avec qui jen'ai eu,pendant longtemps, aucuneintimité véritable (àladifférence duplus jeune, qui était censé, comme moi,avoir desinclinations artistiquesetdont jem'étais toujours sentitrès proche) ;Matt, vis-à-vis dequi, engrandissant, j'éprouvaisunsentiment obscurmaisféroce de compétition etàqui, dans unmoment defureur, j'avaisfaitquelque chosedetrès cruel physiquement – Matt m'avait appelépourmedire qu'il était passé dansunegrande réunion internationale desurvivants del'Holocauste àWashington, D.C.,oùilvit.

Matt estphotographe, il faisait peut-être unreportage surlaréunion.

Jene sais pas, jene m'en souviens plus.Entout cas, ilm'appelait pourmedire qu'il était tombé surquelqu'un quiluiavait ditconnaître Shmiel Jäger. Quoi ?avais-je dit. Pas Oncle Shmiel, avaitrépondu précipitamment Matt.Ilm'avait ensuite raconté ceque lui avait ditcet homme àla réunion dessurvivants del'Holocauste :le Shmiel Jägerqu'ilavait connu étaitnésous unautre nom,maispendant laguerre, lorsqu'il avaitrejoint ungroupe de résistants prèsdeLwów, ilavait prislenom deShmiel Jägerpuisque, pourdesraisons de sécurité, cesrésistants prenaient parfoislesnoms detypes morts qu'ilsavaient connus. J'avais écouté etpensé, La fille aînée étaitaveclespartisans danslesmontagnes etelle est morte aveceux.Onkel Schmil et1fille Fridka lesAllemands lesont tués 1944 àBolechow.

Alors onnesait vraiment jamais.C'estpourçaque j'airempli lesformulaires delaCroix-Rouge, sans beaucoup d'espoir,etque jeles aidonnés àla personne delaréception, avantderentrer chez moi,cejour-là.

Environ quatremoisplustard, j'aireçu uneépaisse enveloppe delaCroix- Rouge aucourrier.

Mesmains tremblaient quandj'aidéchiré l'enveloppe.

Toutefois,j'aivu immédiatement queleplus gros ducontenu étaitconstitué dessixformulaires quej'avais remplis.

Leseptième document, unelettre, déclarait qu'iln'existait pasd'information connue sur lessorts respectifs d'EsterJäger,LorkaJäger, Frydka Jäger,Ruchatz (comme jelecroyais encore) Jäger,etBronia Jäger,habitantes delaville polonaise deBolechow.. »

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