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fauteuils contemporains autour d'une table basse.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

fauteuils contemporains autour d'une table basse. Avec la décoration minimaliste de la pièce, la fraîcheur des sols nus et la pénombre quasi subaquatique, l'impression d'ensemble que j'avais eue en passant le seuil de l'appartement d'Anna était un agréable soulagement que j'avais parfois ressenti lorsque, pour échapper à la chaleur d'un après-midi d'été passé à copier des inscriptions dans des cimetières abandonnés, j'avais trouvé refuge dans le mausolée d'une famille autrefois considérable et aujourd'hui oubliée. Comme son appartement, Anna elle-même paraissait à la fois sympathique et légèrement réservée. Elle a souri chaleureusement et serré ma main fermement lorsque Shlomo nous a présentés, mais il se dégageait d'elle quelque chose d'un peu méfiant, comme si quelque part dans son appartement ou peut-être en elle il y avait quelque chose qu'elle ne voulait pas que vous sachiez. Elle a ouvert la porte, petite femme en forme de poire, avec un joli visage hésitant et le teint délicat et les cheveux un peu roux de quelqu'un qui évite le soleil, et j'ai vu qu'elle portait un chemisier blanc sans manche et une jupe grise étroite qui descendait jusqu'aux genoux. Comme chez mes grands-mères, la chair des bras épais était à la fois ronde et lisse, comme une pâte qu'on a pétrie pendant longtemps. Un de ces bras nous a fait signe d'entrer dans l'appartement, à Shlomo et moi, et nous sommes allés nous asseoir. Anna s'est assise en face de Shlomo et j'étais assis sur le sofa où j'ai pu étaler mon magnétophone, ma caméra vidéo, les dossiers et l'unique photo existante de Lorka que nous possédions, cette photo de famille prise pendant le deuil de la mère de Shmiel en 1934, que je comptais montrer pendant l'interview. Shlomo parlait à Anna en yiddish et mes oreilles ont tinté quand je l'ai entendu dire Di ferlorene. Les Disparus. Il écrit un livre sur sa famille, lui avait expliqué Shlomo alors que nous étions en train de nous asseoir. Sur la table basse, Anna avait disposé des assiettes, des tasses, des napperons. Il y avait un plateau avec des tranches de cake soigneusement découpées et des pâtisseries, de quoi nourrir facilement quinze personnes. Souriante, Anna a gentiment poussé le plateau vers moi en m'invitant à me servir. Shlomo a continué, Ça s'appelle Les Disparus. Di ferlorene. Di ferlorene, a répété Anna en hochant la tête, comme si le titre n'exigeait aucune explication. Di ferlorene. Je ne suis pas très sûr de savoir comment il avait été décidé que cette interview aurait lieu en yiddish. Je m'étais attendu à entendre les doux sons susurrés du polonais, la langue qu'Anna et Shlomo avaient parlée quand ils étaient enfants à Bolechow, pendant l'entre-deux-guerres, la langue à laquelle Meg Grossbard avait eu recours plusieurs fois pendant l'interview du groupe de Sydney, en prétendant ne pas l'avoir fait exprès, même si je soupçonnais alors et soupçonne encore plus aujourd'hui, maintenant que je la connais mieux, de l'avoir fait pour me rappeler, subtilement, que c'était sa vie, son histoire, une histoire dont j'étais, moi, Américain de la deuxième génération, comme elle se plaisait à le souligner, inévitablement exclu, sauf peut-être comme un observateur tard venu. J'avais aussi pensé qu'ils pourraient peut-être parler l'hébreu, la langue du pays dans lequel vivaient à présent ces deux anciens Polonais, jusqu'à ce que Shlomo m'ait expliqué qu'Anna s'était installée en Israël assez récemment, venant de l'Amérique du Sud où elle était avec son mari après la guerre. Elle a quitté la Pologne en 1947, m'a dit Shlomo en anglais. Elle avait vingt-six ans. Et elle a vécu quarante-deux ans en Argentine. Elle n'est en Israël que depuis quelques années. Au son du mot Argentine, Anna a souri et pris un journal espagnol qui était posé sur une petite table, et elle a hoché la tête dans ma direction. Ikh red keyn Ebreyish, m'a-t-elle dit en yiddish. Je ne parle pas l'hébreu. Ça me convenait parfaitement. Je ne le parle pas non plus, moi qui avais dû apprendre par coeur ma haftarah et qui, pour cette raison, n'avais pas la moindre idée que je chantais quelque chose sur la purification de la communauté juive ; moi qui, pendant longtemps, n'avais pas eu le moindre intérêt pour le déchiffrement des textes en hébreu, des textes dont j'ai découvert presque trop tard qu'ils pouvaient éclairer les secrets des familles et les mensonges des familles. Mais je n'étais que trop heureux d'entendre, comme je n'avais plus espéré pouvoir le faire après la mort de mon grand-père, du yiddish prononcé par les lèvres d'un ancien de Bolechow. Le yiddish était la langue de l'Europe, du Vieux Continent ; ses sons humides et riches s'enroulent autour de mes souvenirs, familiers et cependant mystérieux, de la même façon que les lettres de l'hébreu ondulent sur une feuille de papier ou sur une pierre. Ma mère le parlait avec ses parents ; ses parents le parlaient entre eux ; ses oncles et ses tantes le parlaient entre eux, et avec leurs femmes et leurs maris ; et - c'est du moins ce que m'a raconté ma mère, lorsque j'essayais de me souvenir, l'autre jour, à quel point le yiddish était parlé dans ma famille autrefois, mais plus maintenant évidemment puisque presque tous ceux qui le connaissaient sont morts - sa cousine plus âgée, Marilyn, la fille de Jeanette, le parlait enfant avec sa grand-mère, la mère de son père, la Tante redoutée. Le yiddish était la langue que ma mère parlait avec son père quand elle ne voulait pas que nous sussions de quelle nature était le drame, la crise ou le ragot dont ils discutaient (Ober mayn frayndine hut gezugt azoy, lui disait-elle au téléphone, le sourcil froncé, le visage contrarié, faisant des gestes qu'il ne pouvait pas voir, bien sûr, en direction de la maison d'une voisine avec laquelle elle s'était querellée et à qui elle n'adresserait bientôt plus la parole : mais mon amie a dit que...). Le yiddish était la langue utilisée par mon grand-père pour les chutes de ses histoires. C'est pourquoi, lorsque Shlomo avait demandé si le fait de conduire l'interview en yiddish ne posait pas de problème, j'avais bien évidemment répondu non. J'étais impatient d'entendre du yiddish de nouveau. Yaw, ai-je dit à Anna - oui -, et elle a souri. Elle a reposé le journal espagnol, s'est tournée vers Shlomo, et a parlé dans un yiddish trop rapide pour que je puisse comprendre. Il a attendu qu'elle ait terminé, a hoché la tête dans sa direction et, en se tournant vers moi a dit, C'est en Argentine qu'elle a recommencé à vivre. C'est en Argentine qu'elle a compris qu'elle était de nouveau un être humain. J'ai hoché la tête et puis j'ai dit, Commençons. Pour que les choses soient claires, ai-je dit, je voulais lui demander son nom de jeune fille, les noms de ses parents, les noms de sa famille à Bolechow. J'aimais commencer de cette façon, parce que c'était facile. Ikh ? a-t-elle répété. Moi ? Ikh hiess Chaya, jetz hayss ich Anna. On m'a appelée Chaya, mais maintenant je m'appelle Anna. Où était la « Klara Heller » que Meg Grossbard m'avait dit d'aller trouver en Israël ? Sans traduire pour Anna, Shlomo m'a expliqué que lorsqu'elle était petite fille à Bolechow, elle s'était appelée Klara, mais pour honorer le prêtre ukrainien qui lui avait sauvé la vie en lui donnant un faux certificat de baptême, elle avait gardé le nom qu'il avait inventé pour elle, même après la fin de la guerre : Anna. Et sa famille ? ai-je demandé, en la guidant gentiment pour la partie facile. Elle m'a regardé et elle a levé la main, les doigts écartés, en cachant le pouce. Vir zaynen geveyn fier kinder, a-t-elle dit. Nous étions quatre enfants. Elle a touché l'index : numéro un. A shvester, une soeur, Ester Heller... Sur la seconde syllabe d'Ester, sa voix a soudain été submergée par les larmes, et elle a caché son visage avec ses mains. En se tournant vers Shlomo, elle a dit en yiddish ceci - que j'ai pu comprendre : Tu vois ? Déjà je ne peux plus continuer.     Plus tard, au cours de cette conversation dans l'appartement frais et ombragé, j'allais apprendre comment la soeur avait été arrêtée Pendant la seconde Aktion - un épisode dont Anna, cachée dans une meule de foin, avait été le témoin, voyant passer les deux mille Juifs de Bolechow en route pour la gare, chantant « Mayn Shtetele Belz », souvenir tellement pénible pour Anna au moment où elle l'avait évoqué ce matin-là dans son appartement qu'elle avait dû se couvrir le visage une nouvelle fois -, j'ai appris comment Ester Heller est morte, comment les deux frères et les parents sont morts, comment une autre famille de six a été détruite ; mais c'est venu plus tard. Au début de notre conversation, quand les tranches de cake étaient encore intactes, Anna a essayé poliment de lier chaque information qu'elle me donnait à ma famille. Ikh verd den Detzember dray und achzig yuhr, m'a-t-elle dit. En décembre, j'aurai quatre-vingttrois ans. Elle a ajouté, Lorka n'avait que quelques mois de plus que moi. Oh ? ai-je dit, même si je savais que c'était certainement vrai, puisque le certificat de naissance de Lorka portait la date du 21 mai 1920. Je voulais savoir pourquoi elle en gardait un souvenir aussi vif. Anna a souri. Vayss farvuss ikh vayss ? Vous savez pourquoi je sais ? Parce que, au cours préparatoire, j'étais la plus petite et la plus jeune ! Avec Lorka, j'ai été dans la même classe jusqu'en cinquième. De l'âge de six ans à treize ans. Vous comprenez ? Fershteyss ? J'ai hoché la tête à mon tour. Ikh fershteyeh, ai-je dit. Je comprends. Anna s'est mise à parler des Jäger. Ses souvenirs affluaient sans ordre particulier. Je ne l'ai pas interrompue, parce que le cours de ses pensées m'intéressait autant que les souvenirs euxmêmes. Shmiel Jäger avait un camion, il avait l'habitude d'emporter des choses à Lemberg, a dit Anna, en employant le nom ancien, très ancien, de Lwów. Et il rapportait des marchandises de Lemberg... C'était une famille très gentille, une gentille femme... Je suis toujours curieux d'apprendre des choses nouvelles à propos d'Ester. Avait-elle des souvenirs précis d'Ester, la femme de Shmiel ? ai-je demandé. Anna a souri. Sie veyhn a feine froh, a gitte mamma, a gitte balabustah. Vuss noch ken ikh vissen ? C'était une femme très bien, une bonne mère, une bonne femme au foyer. Qu'est-ce que je pourrais savoir d'autre ? Elle a dit quelque chose à Shlomo, qui s'est tourné vers moi. C'était une enfant, a-t-il dit, ce qui se passait dans leur maison, elle ne peut pas le savoir. Elle a dit que la mère était une épouse excellente, que la maison était toujours très propre et que les

« Je ne parle pasl'hébreu.

Ça me convenait parfaitement.

Jene leparle pasnon plus, moiquiavais dûapprendre par cœur ma haftarah et qui, pour cette raison, n'avais paslamoindre idéequejechantais quelque chosesurlapurification delacommunauté juive;moi qui,pendant longtemps, n'avais pas eulemoindre intérêtpourledéchiffrement destextes enhébreu, destextes dontj'ai découvert presquetroptardqu'ils pouvaient éclairerlessecrets desfamilles etles mensonges des familles.

Maisjen'étais quetrop heureux d'entendre, commejen'avais plusespéré pouvoir le faire après lamort demon grand-père, duyiddish prononcé parleslèvres d'unancien de Bolechow.

Leyiddish étaitlalangue del'Europe, duVieux Continent ;ses sons humides et riches s'enroulent autourdemes souvenirs, familiersetcependant mystérieux, delamême façon queleslettres del'hébreu ondulent surune feuille depapier ousur une pierre.

Mamère le parlait avecsesparents ;ses parents leparlaient entreeux;ses oncles etses tantes le parlaient entreeux,etavec leurs femmes etleurs maris ;et – c'est dumoins ceque m'a raconté mamère, lorsque j'essayais deme souvenir, l'autrejour,àquel point leyiddish était parlé dansmafamille autrefois, maisplusmaintenant évidemment puisquepresque tousceux qui leconnaissaient sontmorts – sacousine plusâgée, Marilyn, lafille deJeanette, leparlait enfant avecsagrand-mère, lamère deson père, laTante redoutée.

Leyiddish étaitlalangue que mamère parlait avecsonpère quand ellenevoulait pasque nous sussions dequelle nature était ledrame, lacrise ouleragot dontilsdiscutaient (Ober maynfrayndine hutgezugt azoy, lui disait-elle autéléphone, lesourcil froncé, levisage contrarié, faisantdesgestes qu'ilne pouvait pasvoir, biensûr,endirection delamaison d'unevoisine aveclaquelle elles'était querellée etàqui elle n'adresserait bientôtpluslaparole : mais monamie adit que...).

Le yiddish étaitlalangue utilisée parmon grand-père pourleschutes deses histoires. C'est pourquoi, lorsqueShlomo avaitdemandé sile fait deconduire l'interview enyiddish ne posait pasdeproblème, j'avaisbienévidemment répondunon.J'étais impatient d'entendre du yiddish denouveau.

Yaw, ai-je ditàAnna – oui –, etelle asouri.

Elleareposé lejournal espagnol, s'esttournée vers Shlomo, etaparlé dansunyiddish troprapide pourquejepuisse comprendre.

Ilaattendu qu'elle aitterminé, ahoché latête dans sadirection et,ensetournant versmoiadit, C'est en Argentine qu'ellearecommencé àvivre.

C'estenArgentine qu'elleacompris qu'elleétaitde nouveau unêtre humain. J'ai hoché latête etpuis j'aidit, Commençons. Pour queleschoses soientclaires, ai-jedit,jevoulais luidemander sonnom dejeune fille,les noms deses parents, lesnoms desafamille àBolechow.

J'aimaiscommencer decette façon, parce quec'était facile.

Ikh ? a-t-elle répété.

Moi? Ikh hiess Chaya, jetzhayss ichAnna.

On m'a appelée Chaya,mais maintenant jem'appelle Anna.Oùétait la« Klara Heller » queMeg Grossbard m'avaitditd'aller trouver enIsraël ?Sans traduire pourAnna, Shlomo m'aexpliqué quelorsqu'elle étaitpetite fille àBolechow, elles'était appelée Klara,maispour honorer leprêtre ukrainien quiluiavait sauvé lavie enluidonnant unfaux certificat debaptême, elleavait gardé lenom qu'ilavait inventé pourelle,même aprèslafin delaguerre :Anna. Et sa famille ?ai-je demandé, enlaguidant gentiment pourlapartie facile. Elle m'a regardé etelle alevé lamain, lesdoigts écartés, encachant lepouce.

Vir zaynen geveyn fierkinder, a-t-elle dit.Nous étions quatre enfants.

Elleatouché l'index:numéro un.

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