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Il y a une pièce dans l'appartement de Shlomo Adler à Kfar Saba que je considère en secret comme le Siège mondial de Bolechow.

Publié le 06/01/2014

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Il y a une pièce dans l'appartement de Shlomo Adler à Kfar Saba que je considère en secret comme le Siège mondial de Bolechow. C'est une toute petite pièce qui devait être une chambre, mais qui est devenue, de toute évidence, un bureau. Où que vous tourniez les yeux, des papiers débordent de cartons empilés sur des étagères, des classeurs à feuilles volantes sont entassés les uns sur les autres. Et trônant dans la pièce, posé sur un petit bureau qu'il rend minuscule, un gros écran d'ordinateur beige. C'est dans cette pièce que Shlomo fait ses recherches sur Internet et le Web, qu'il maintient le contact avec les autres anciens de Bolechow, leur envoyant e-mails et lettres, ses bulletins, son samizdat de temps en temps, et surtout, les lettres de rappel annuelles, qui sont adressées non seulement aux survivants, mais aussi à leurs parents et à leurs amis, et en fait à quiconque aurait quelque chose à voir avec Bolechow, c'est-à-dire des gens comme moi, concernant le service commémoratif annuel de Bolechow qu'il organise. C'est dans cette pièce que nous nous sommes rués dès que nous sommes arrivés chez lui, après avoir dit adieu à Anna. Shlomo s'est laissé tomber lourdement dans son fauteuil et, mettant les lunettes qui pendaient à un cordon d'une délicatesse incongrue autour de son cou, a consulté une série de papiers pendant une minute ou deux. Puis, il a dit, Ah, ah, et il a décroché le téléphone, qu'il a coincé entre l'épaule et le cou. Je me suis frayé un chemin à travers les papiers et, près d'une étagère contre le mur, j'ai trouvé un endroit où me tenir pendant qu'il faisait le numéro. Même à la distance où je me trouvais, je pouvais entendre, dans le combiné que tenait Shlomo, le petit gargouillis d'un téléphone sonnant très loin d'ici. Il avait dû mettre le volume à fond. Puis, Shlomo s'est mis à parler rapidement en polonais. Je l'ai entendu dire Pan Kulberg. Je l'ai entendu dire Anna Heller, puis Klara Heller. Je l'ai entendu dire Bolechowa. Je l'ai entendu dire Jägerach. Je l'ai entendu dire Frydka Jäger, Lorka Jäger. Il a dit bien d'autres chose que je n'avais aucun moyen de comprendre. Debout là, attendant que Shlomo traduise ce que ce Kulberg pouvait bien dire, je me suis souvenu comment, des mois plus tôt, à la fin d'un après-midi d'été, lorsque Matt était venu à New York pour faire le portrait de Mme Begley et que nous étions assis dans sa salle de séjour pour parler de nos divers voyages et de ce que nous avions découvert, j'avais mentionné le fait qu'il serait peut-être bon pour moi d'apprendre quelques rudiments de polonais. Assise dans son fauteuil-trône devant le climatiseur éteint, Mme Begley avait fait une grimace. Accchhh, avait-elle dit en claquant la main sur le bras du fauteuil dans un geste de dédain. C'est trop difficile pour vous, ne vous donnez pas la peine ! Elle avait forcé Matt à boire plus de thé glacé, Matt qui, j'avais pu le constater, lui avait plu. A ma grande surprise, elle avait acquiescé lorsqu'il avait dit vouloir prendre une photo dans la chambre parce qu'il pensait obtenir un portrait avec plus d'atmosphère, ce qui signifiait qu'elle devrait se lever de son trône et, en s'appuyant sur sa canne, faire le trajet pénible et douloureux à travers la salle de séjour. Pourquoi la chambre à coucher ? avais-je pensé, en réprimant une bouffée d'agacement vis-à-vis de mon frère. Dans la chambre, il y avait son déambulateur et la lumière dure, peu flatteuse, en provenance d'une fenêtre occultée par un fin rideau. Elle allait avoir l'air d'une vieille dame, avais-je pensé. Dans l'élégant chemisier à rayures qu'elle avait mis ce jour-là, elle ressemblerait à une prisonnière du grand âge et même si je savais qu'elle était très âgée - elle allait avoir quatre-vingt-treize ans en décembre -, je n'avais jamais considéré Mme Begley comme une vieille dame. Je pensais à elle, de façon étrange, comme à quelqu'un qui avait survécu à tant de choses qu'il n'y avait aucune raison qu'elle ne pût survivre au temps même. Mais Matt, je m'en apercevais, était différent et voyait une femme différente de celle dont j'étais devenu si dépendant, et pour cette raison même, peut-être, il voulait faire un portrait d'elle assise, dans son chemisier à rayures, sur l'étendue désolée de son grand lit. Et parce qu'elle l'aimait bien - en partie parce que c'est un homme grand et beau, avec de magnifiques yeux ambrés et un grand sourire, à la fois imprévisible et charmant ; en partie parce que, comme elle me l'avait dit un jour, sa photo sombre d'un vieux Juif solitaire assis dans la grande synagogue de L'viv, qu'il avait prise au cours de notre premier voyage deux ans plus tôt, avait ravivé des souvenirs merveilleux pour elle de son enfance dans le monde disparu, les fêtes, les repas, la façon dont son père la prenait sur ses épaules dans la shul pour Simchat Torah, afin qu'elle pût voir ce qui se passait -, comme elle avait décidé de bien l'aimer, elle s'était levée sans se plaindre de son fauteuil dans la salle de séjour, était allée dans la chambre et s'était assise sur le lit, et là il avait pris la photo dont elle a dit, quand je la lui ai envoyée, que c'était la meilleure photo jamais prise d'elle. Dès lors, chaque fois que j'ai parlé avec Mme Begley, elle a terminé la conversation en disant quelque chose du genre : Et comment va ce frère, celui qui est bien plus beau que vous ? Et elle ricanait de son ricanement triste. Par exemple : quelques mois après que Matt a pris la photo, Mme Begley m'a appelé pour me demander comment s'était passé mon jeûne de Yom Kippour. C'était un bon yontiff, ai-je dit, nous avions fait un bon jeûne et ma mère avait préparé un superbe repas pour la fin du jeûne. Elle a émis un profond soupir. C'est agréable d'entendre ces mots. Ils me sont familiers, mais ils ne vont pas durer très longtemps dans ce monde. Puis, elle a dit, Transmettez mon meilleur souvenir à votre frère et dites-lui qu'il est bien plus beau que vous. Et elle a raccroché. Six mois plus tard, elle m'a appelé pour mon anniversaire, qui tombe toujours autour de Pâque. Je lui ai parlé du grand seder que nous allions faire en famille à Long Island. Comme son fils était à l'étranger à ce moment-là, je l'ai invitée, comme je l'avais déjà fait dans le passé, à venir chez nous et à célébrer avec ma famille et nos amis, même si je savais parfaitement qu'elle allait faire peu de cas de l'idée, comme par le passé. Accchhh, a-t-elle dit avec un soupir dramatique (j'ai eu la vision de sa main droite, tachée et mince, s'agitant en signe de dédain). Jadis, je serais bien venue, mais mes genoux sont en mauvais état, je ne peux pas marcher, je ne me sens pas bien du tout. Mais c'est gentil à vous d'avoir demandé. Il était inutile d'argumenter et je n'ai donc rien dit. Elle a ajouté, J'ai toujours maintenu un bon foyer juif, même si ça ne m'a rien rapporté de bon. Il y a eu un silence. Ecoutez, a-t-elle dit-elle annonçait souvent la fin d'un sujet ou d'une conversation entière avec un brusque Ecoutez -, écoutez, transmettez mes salutations à votre mère et à votre père, et saluez particulièrement votre frère. Vous savez, il est bien plus beau que vous. Ha ! Six mois plus tard, c'était de nouveau Yom Kippour. Dans l'après-midi de Kol Nidre, le service du soir qui marque le début de la fête - Kol Nidre signifiant « tous les voeux », puisque le rite commence par une prière au nom de la congrégation pour que tous les voeux, toutes les obligations, tous les serments et tous les anathèmes prononcés par ses membres depuis ce Yom Kippour jusqu'au suivant, soient absous, annulés et anéantis, prière qui a commencé comme un correctif nécessaire de la véhémence avec laquelle (comme nous informe une de nos sources) « Juifs et Orientaux » avaient l'habitude de prêter serment dans l'Antiquité, même si ce désir d'absolution des serments a pris un sens nouveau et profond pour les Juifs, et non pour les autres Orientaux, pendant les années de l'Inquisition espagnole, lorsque les Juifs étaient régulièrement contraints d'abjurer formellement leur foi et de jurer fidélité au catholicisme (même si, de manière inévitable sans doute, l'existence de la prière de Kol Nidre a été depuis longtemps avancée par les antisémites comme une preuve du fait que le serment d'un Juif ne peut être cru, selon une logique curieuse mais certainement pas rare) -, dans l'après-midi de Kol Nidre, Mme Begley m'a appelé pour savoir à quelle heure exactement le soleil serait couché. Pendant que je vérifiais sur Internet dans un calendrier juif qui donne scrupuleusement, au dixième de seconde près, l'heure du lever et du coucher du soleil, je lui ai demandé comment elle se sentait. Pas bien, a-t-elle répondu d'une voix sourde. Nous avons bavardé pendant que je regardais sur le site et je lui ai annoncé que je pensais retourner à L'viv et à Bolechow, que cela me donnerait peut-être une idée sur la façon de terminer mon livre. Ecrivez vite, a-t-elle dit. Ou je ne serai plus là pour le lire. Puis, elle m'a redemandé l'heure du coucher du soleil et lorsque j'ai répété l'information, elle a dit, Très bien, alors dites à votre famille de faire un bon jeûne... particulièrement votre frère, celui qui est si beau. J'étais assis dans mon appartement, le combiné à la main, et j'ai souri. C'était le moment où elle avait l'habitude de me raccrocher au nez, mais cette fois il y a eu un silence à l'autre bout de la ligne et j'ai eu peur qu'elle ne me demande pour la troisième fois l'heure du coucher du soleil. Mais ce qu'elle a dit, c'est ceci : Et je vais vous dire quelque chose : je vous aime ! Qu'est-ce que vous dites de ça ? Etre aimé par une femme de quatre-vingt-treize ans ! Ha ! Elle a eu son petit rire amer et m'a raccroché au nez avant que j'aie eu la chance de lui dire que je l'aimais aussi. Je voulais le faire depuis longtemps - moi qui, pendant toutes les années de mon enfance et de mon adolescence, avais signé des douzaines de lettres à mes grandsparents, Je vous aime, Votre petit-fils, Daniel, mais ne pouvais me souvenir de le leur avoir dit une seule fois, quand ce n'était pas une réponse mécanique -, mais pendant longtemps je m'étais retenu de le faire, parce que je savais qu'elle allait rire et me dire que j'étais sentimental, tout comme elle avait dit, si dédaigneusement, que je n'apprendrais jamais le polonais.    

« d'elle assise, danssonchemisier àrayures, surl'étendue désoléedeson grand lit. Et parce qu'elle l'aimait bien– enpartie parcequec'est unhomme grandetbeau, avecde magnifiques yeuxambrés etun grand sourire, àla fois imprévisible etcharmant ;en partie parce que,comme ellemel'avait ditunjour, saphoto sombre d'unvieux Juifsolitaire assisdans la grande synagogue deL'viv, qu'ilavait prise aucours denotre premier voyagedeuxansplus tôt, avait ravivé dessouvenirs merveilleux pourelledeson enfance danslemonde disparu, les fêtes, lesrepas, lafaçon dontsonpère laprenait surses épaules dansla shul pour Simchat Torah, afinqu'elle pûtvoir cequi sepassait –, commeelleavait décidé debien l'aimer, elle s'était levéesansseplaindre deson fauteuil danslasalle deséjour, étaitallée danslachambre et s'était assisesurlelit, etlàilavait prislaphoto dontelleadit, quand jelalui aienvoyée, que c'était lameilleure photojamais prised'elle. Dès lors, chaque foisque j'aiparlé avecMme Begley, elleaterminé laconversation endisant quelque chosedugenre :Et comment vacefrère, celuiquiestbien plusbeau quevous ?Et elle ricanait deson ricanement triste. Par exemple :quelques moisaprès queMatt apris laphoto, MmeBegley m'aappelé pourme demander comments'étaitpassémonjeûne deYom Kippour.

C'étaitunbon yontiff, ai-je dit, nous avions faitunbon jeûne etma mère avaitpréparé unsuperbe repaspourlafin dujeûne. Elle aémis unprofond soupir.C'estagréable d'entendre cesmots.

Ilsme sont familiers, maisils ne vont pasdurer trèslongtemps danscemonde. Puis, elleadit, Transmettez monmeilleur souvenir àvotre frèreetdites-lui qu'ilestbien plus beau quevous.

Etelle araccroché. Six mois plustard, ellem'a appelé pourmonanniversaire, quitombe toujours autourdePâque. Je lui aiparlé dugrand seder que nous allions faireenfamille àLong Island.

Comme sonfils était àl'étranger àce moment-là, jel'ai invitée, comme jel'avais déjàfaitdans lepassé, àvenir chez nous etàcélébrer avecmafamille etnos amis, même sije savais parfaitement qu'elle allait fairepeudecas del'idée, comme parlepassé.

Accchhh, a-t-elle ditavec unsoupir dramatique (j'aieulavision desamain droite, tachée et mince, s'agitant ensigne dedédain).

Jadis,jeserais bienvenue, maismesgenoux sonten mauvais état,jene peux pasmarcher, jene me sens pasbien dutout.

Maisc'estgentil àvous d'avoir demandé. Il était inutile d'argumenter etjen'ai donc riendit.Elle aajouté, J'aitoujours maintenu unbon foyer juif,même siça ne m'a rien rapporté debon. Il ya eu un silence.

Ecoutez, a-t-elledit-elleannonçait souventlafin d'un sujet oud'une conversation entièreavecunbrusque Ecoutez –, écoutez, transmettez messalutations àvotre mère etàvotre père,etsaluez particulièrement votrefrère.

Voussavez, ilest bien plusbeau que vous.

Ha ! Six mois plustard, c'était denouveau YomKippour.

Dansl'après-midi deKol Nidre, leservice du soir quimarque ledébut delafête –  Kol Nidre signifiant « touslesvœux », puisquelerite commence parune prière aunom delacongrégation pourquetous lesvœux, toutes les obligations, touslesserments ettous lesanathèmes prononcésparsesmembres depuisce Yom Kippour jusqu'au suivant,soientabsous, annulés etanéantis, prièrequiacommencé comme uncorrectif nécessaire delavéhémence aveclaquelle (comme nousinforme unede. »

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