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l'implantation en V dont j'allais hériter.

Publié le 06/01/2014

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l'implantation en V dont j'allais hériter. Les oreilles sont légèrement décollées, chose dont je ne me souviens pas. Le col de sa chemise est serré et paraît inconfortable, et les revers très hauts et étroits de la veste qu'il porte font l'effet d'un vêtement incroyablement antique. Le passeport fournit aussi une description écrite : taille « moyenne », visage « ovale », cheveux « foncés », yeux « bleus », bouche « moyenne » - ce que cela veut dire précisément, je ne saurais le dire - et nez « droit ». En lisant cette description aujourd'hui, ayant entendu certaines histoires dans lesquelles les nez droits et les yeux bleus sont des éléments dont l'issue pouvait dépendre, je me demande, pas pour la première fois, comment s'en serait sorti mon grand-père au regard bleu rusé et au nez droit, s'il avait décidé, comme son frère aîné, de ne pas faire ce voyage pour lequel il a utilisé ce passeport. C'est une chose que mon frère Andrew et moi avons discutée, en nous souvenant de notre grand-père et de ses astuces. Je parie qu'il aurait survécu, a dit un jour Andrew, se souvenant bien des autres histoires sur l'ingéniosité de mon grand-père, de toutes les fois où il avait bluffé et contraint des gens à lui donner ce qu'il voulait, pour des affaires, des passe-droits, et du jour où, à l'âge de quatorze ans, j'avais été témoin de son adresse très spéciale en obtenant auprès d'une banque un téléviseur à grand écran gratuit - non pour lui, le titulaire du compte, mais pour ma mère, ce qui allait à l'encontre du règlement. Moi aussi, j'aime à penser que mon grand-père, s'il n'avait pas fait son long voyage jusqu'à Timesse Squouère en 1920, aurait, d'une façon ou d'une autre, employé son talent à obtenir ce qu'il voulait, à survivre...     ... Tout comme je sais, par exemple, que Mme Begley, à qui j'ai parlé quelquefois de mon grand-père et qui a eu aussi la chance d'être blonde aux yeux bleus, a survécu. Vous comprenez, j'étais blonde et je parlais l'allemand, m'a-t-elle dit lors d'une de mes premières visites à son appartement de l'East Side, peut-être la première, en janvier 2000, quand je redoutais qu'elle ne veuille pas parler du passé, particulièrement de la guerre, mais elle m'avait surpris en parlant peu d'autre chose, en pleurant même, soudain, à un moment donné, en pointant pour moi le nom, dans le livre Yizkor de sa ville, Stryj, de ce garçon de dixsept ans qui n'avait pas survécu : un parent ou un ami de la famille, je n'arrivais plus à m'en souvenir jusqu'à ce que je trouve récemment le livre Yizkor de Stryj, le Sefer Stryj, en ligne, et que je repère la page sur laquelle elle m'avait indiqué une liste de noms des morts, une page qui portait le titre en hébreu Sh 'mot shel Qidoshei Striy, « Noms des martyrs de Stryj » (il est peut-être important de s'arrêter ici pour noter que le mot hébreu qidush, « martyr » ou « sacrifice », est dérivé, comme l'est le mot « sacrifice » dans certaines autres langues, du mot « saint », q-d-sh. L'usage de qidush en ce sens correspond au concept du judaïsme connu sous le nom de qidush HaShem, qui se réfère au fait de mourir au nom d'une cause juive, l'idée étant qu'en mourant, on sanctifie ou on rend saint (qdsh) le nom de Dieu - HaShem signifiant « le Nom ». L'exemple traditionnel étant Hannah et ses sept fils, qui sont tous morts sous les coups d'Antioche - Antioche IV, le monarque hellénistique de l'histoire de Hannoukah - parce qu'ils ne voulaient pas manger de porc ou s'incliner devant des idoles. Mais l'usage de la phrase s'étend aussi aux victimes de l'Holocauste, qui sont morts du fait qu'ils étaient des Juifs). « Noms des martyrs de Stryj » était, en tout cas, la page sur laquelle le défunt mari de Mme Begley, le docteur très important de Stryj dont une vieille Ukrainienne avait instantanément reconnu le nom, soixante ans après, avait été amené à inscrire le texte suivant :   BEGLEITER-BEGLEY EDWARD DAVID Dr honore la mémoire de : BEGLEITER SIMON, Père BEGLEITER IDA, Mère SEINFELD MATYLDA, Soeur SEINFELD ELIAS, Beau-frère HAUSER OSCAR & HELENA, Beaux-parents SEINFELD HERBERT, Neveu   Cet Herbert Seinfeld, m'avait-elle dit, alors que sa voix basse, décidée, déraillait, cet Herbert Seinfeld avait déjà obtenu ses papiers d'émigration, mais il n'avait pas réussi à sortir à temps. Un garçon de dix-sept ans, avait-elle dit ce jour-là, en pleurant un peu. II allait presque s'en sortir, mais il n'a pas réussi. Je n'avais rien dit, me sentant gêné par cette exhibition inattendue de son émotion. C'était ma faute : je lui avais demandé de me montrer ce livre Yizkor de Stryj, parce que je voulais voir si Shmiel et sa famille y figuraient parmi les noms des victimes ; sa femme Ester, comme nous le savions, était originaire de Stryj (et Minnie Spieler était de Stryj, elle aussi). Et en effet, les noms s'y trouvaient :   SCHNEELICHT EMIL honore la mémoire de : SCHEITEL HELENE, Soeur SCHEITEL JOSEPH, Beau-frère & 3 enfants SCHNEELICHT MORRIS, Frère SCHNEELICHT ROS, Belle-soeur & 5 enfants JAEGER ESTER, Soeur JAEGER SAMNET, Beau-frère et 4 enfants SCHNEELICHT SAUL, Frère, épouse & 5 enfants SCHNEELICHT BRUNO, Frère SCHNEELICHT SABINA, Belle-soeur     C'est pour cette raison que je voulais voir le Sefer Stryj, et il va sans dire que si j'avais repéré ce livre des années plus tôt, j'aurais su que ma grand-tante Ester avait un frère, Emil, qui n'avait pas péri et que j'aurais peut-être retrouvé avant ce jour de 1999 où son fils m'a appelé de nulle part dans l'Oregon pour me dire, entre autres choses, que Minnie Spieler était la soeur d'Ester. Je regardais donc les noms de mes morts - remarquant (comment ne pas le faire ?) que le nom de Shmiel, SAMUEL, avait été grossièrement mal orthographié, peut-être à cause de cette particularité d'écriture, le l minuscule barré, un véritable tic, aujourd'hui disparue, mais répandue à l'époque dans une certaine partie de la population du coin, qui avait transformé la « Ruchaly » de Shmiel en « Ruchatz » à mes yeux - je regardais ces noms, dont la présence sur la page semblait obscurément constituer une confirmation de quelque chose, peut-être le fait que ces gens que je recherchais existaient en dehors des histoires et des souvenirs privés de ma famille, et c'était une satisfaction pour moi. Mais, alors que je regardais, je me suis senti tout à coup idiot d'avoir demandé à Mme Begley de consulter son livre en quête de parents que je n'avais jamais connus et qui restaient une chose abstraite pour moi à ce moment-là, quand tant de ses parents, si proches d'elle, se trouvaient là aussi. Vous comprenez, a-t-elle répété en tirant un peu le livre pour passer une main translucide et fraîche sur la page, j'étais blonde et je parlais l'allemand. Je pouvais passer. Ma mère était très belle, mais comme l'est une Juive. Elle était ce qu'ils appellent une vraie Rebecca, une belle femme juive. Elle a cessé de parler quelques instants et s'est contentée de me regarder, fixement mais avec méfiance, de son oeil un peu fermé, le bon - soit pour se donner une composition pour l'histoire suivante, soit (plus probablement, je suppose) parce qu'elle doutait que j'appréciasse ce qui allait venir, je ne saurais le dire. Je buvais mon thé en silence. Puis, elle a repris sa respiration, qui était aussi un soupir, et elle a commencé à me raconter ses histoires de ruses et de survie, et d'autres histoires encore. Celle, par exemple, où elle avait, une fois cachée ellemême, soudoyé quelqu'un pour faire venir dans un endroit donné ses parents et ses beauxparents, et les faire passer dans un endroit sûr, pendant la grande rafle des Juifs de Stryj à l'automne 1941, et comment, en arrivant à ce rendez-vous, elle avait vu passer un wagon rempli de cadavres empilés, au sommet desquels se trouvaient les vieilles personnes qu'elle était venue secourir. Vous voyez, a-t-elle dit, j'ai reconnu mon beau-père à la longue mèche de cheveux blancs qu'il avait. Et puis, elle a ajouté ceci : comme elle était elle-même en danger, comme elle était en train de « passer » elle aussi, elle n'avait pas pu se permettre de trahir ses émotions à la vue des cadavres de sa famille qui passaient dans le wagon...     - Donc, quand j'entends parler de ruse et de survie, de couleur de cheveux ou d'yeux, je pense à Mme Begley, et je suis aussi tenté de penser à mon grand-père et de me demander s'il aurait survécu, lui aussi. Et comme je le sais, bien des gens intelligents n'ont pas pu. Que nous dit d'autre le passeport de mon grand-père, en dehors du fait que, à l'âge de dix-huit ans, il était pâle aux yeux bleus et au nez droit ? Je savais, grâce à ses histoires, qu'il était arrivé

«   BEGLEITER-BEGLEY EDWARDDAVIDDr honore lamémoire de: BEGLEITER SIMON,Père BEGLEITER IDA,Mère SEINFELD MATYLDA, Sœur SEINFELD ELIAS,Beau-frère HAUSER OSCAR&HELENA, Beaux-parents SEINFELD HERBERT, Neveu   Cet Herbert Seinfeld, m'avait-elle dit,alors quesavoix basse, décidée, déraillait, cetHerbert Seinfeld avaitdéjàobtenu sespapiers d'émigration, maisiln'avait pasréussi àsortir àtemps. Un garçon dedix-sept ans,avait-elle ditcejour-là, enpleurant unpeu.

IIallait presque s'en sortir, maisiln'a pas réussi. Je n'avais riendit,mesentant gênéparcette exhibition inattendue deson émotion.

C'étaitma faute :je lui avais demandé deme montrer celivre Yizkor deStryj, parce quejevoulais voirsi Shmiel etsa famille yfiguraient parmilesnoms desvictimes ;sa femme Ester,comme nousle savions, étaitoriginaire deStryj (etMinnie SpielerétaitdeStryj, elleaussi).

Eten effet, lesnoms s'y trouvaient :   SCHNEELICHT EMIL honore lamémoire de: SCHEITEL HELENE,Sœur SCHEITEL JOSEPH,Beau-frère &3enfants SCHNEELICHT MORRIS,Frère SCHNEELICHT ROS,Belle-sœur &5enfants JAEGER ESTER,Sœur JAEGER SAMNET, Beau-frère et4enfants SCHNEELICHT SAUL,Frère, épouse &5enfants SCHNEELICHT BRUNO,Frère SCHNEELICHT SABINA,Belle-sœur  . »

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