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Matt voulait savoir ce qu'on ressentait, quelle était l'atmosphère dans la ville au cours de ces journées qui ont suivi la première Aktion.

Publié le 06/01/2014

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Matt voulait savoir ce qu'on ressentait, quelle était l'atmosphère dans la ville au cours de ces journées qui ont suivi la première Aktion. J'avais déjà remarqué que je me souciais d'apprendre ce qui s'était passé, de connaître les événements et l'ordre de leur occurrence, tandis que Matt demandait toujours quelle impression faisaient ces événements. Je veux dire, a-t-il poursuivi, il y avait des gens, des membres de vos familles qui avaient été tués, c'était atroce de toute évidence. Alors quand vous vous rencontriez dans la rue, à ce moment-là, pendant les périodes de la journée où vous étiez autorisés à sortir, qu'est-ce que vous vous disiez, des choses du genre, « Je suis désolé, j'ai appris pour ta mère », vous en parliez ou pas ? Il ne me serait jamais venu à l'esprit de poser ce genre de questions. Meg a dit, Il n'y avait qu'un seul sujet de conversation. Jack a ri, d'un rire sombre, et dit, Non, trois. Meg n'a pas ri, mais elle a compris la plaisanterie de Jack. Oui, a-t-elle dit, trois : nourriture, nourriture et nourriture.     Pendant que les quatre survivants discutaient de la période entre la première grande Aktion et la seconde, j'ai essayé de concilier ce que j'entendais et ce qu'on m'avait raconté précédemment. Tante Miriam - qui, lorsqu'elle m'écrivait trente ans auparavant, avait eu accès à des survivants, qui étaient morts au moment où j'avais commencé à poser mes questions, mais avaient peut-être eu une plus grande intimité avec mes parents et des souvenirs plus précis de ce qui leur était arrivé - pensait qu'Ester et deux des filles avaient péri en 1942 ; cela aurait eu lieu, de toute évidence, au cours de la seconde Aktion. La fille aînée, m'avait-elle écrit, avait rejoint les partisans et était morte avec eux : il s'agissait de Lorka et, d'après ce que savaient les survivants de Sydney, tout cela était vrai. Mais Miriam avait entendu dire que Shmiel et une autre fille avaient péri en 1944, alors que le groupe de Sydney était pratiquement certain que Shmiel, Ester et Bronia, la benjamine, avaient été emportés dans la seconde Aktion. Peut-être que ce qui s'était passé, me suis-je dit, c'était ceci : Lorka s'était retrouvée dans les forêts avec les partisans, très probablement les Babij, comme tout le monde en convenait. En ce qui concernait les autres, Miriam avait entendu dire qu'Ester et deux de ses filles étaient mortes au cours de l'année 1942, alors qu'en vérité Ester et deux de ses filles étaient mortes dès 1942 : Ruchele en octobre 1941, au cours de la première Aktion, et Ester et Bronia en septembre 1942, au cours de la seconde. Et peut-être que Frydka était en effet morte en 1944, comme l'avait entendu dire Miriam après avoir rejoint les partisans, comme tout le monde le disait (tout le monde, en tout cas, s'accordait pour dire qu'elle était encore vivante en 1943, avant que les ultimes liquidations eussent lieu). Cela ne laissait que Shmiel qui, quoi qu'il ait pu lui arriver jusqu'en 1944, était alors à des années-lumière, semblait-il, du monde de 1939, lorsqu'il écrivait les lettres où l'on pouvait encore, c'était mon impression, entendre sa voix : fière, désespérée, dictatoriale, amère, pleine d'espoir, épuisée, troublée. Qu'était-il arrivé, essayais-je de concevoir en écoutant les Australiens, à Oncle Shmiel ? Jack pensait, avait-il dit, qu'il avait été arrêté au cours de la seconde Aktion, puisque plus personne ne l'avait revu ensuite. Mais, comme Meg me l'avait rappelé, on n'avait plus le droit de marcher dans les rues après la seconde Aktion : bien des gens n'avaient plus été revus après la seconde Aktion, mais cela ne signifiait pas nécessairement qu'ils n'étaient pas encore vivants. Et pourtant, si Shmiel avait survécu à la seconde Aktion, alors Frydka, que Jack avait vue régulièrement après cela - puisqu'elle venait souvent dans sa maison qui avait été transformée en un des Lager, les dortoirs pour les gens qui travaillaient dans les camps de travaux forcés -, lui en aurait sûrement parlé à un moment quelconque, et il est probable qu'il s'en serait souvenu. Mais l'impression de Jack, même après avoir vu Frydka régulièrement jusqu'en novembre 1942, lorsque tout le monde était dans un Lager ou un autre - parce que sinon vous étiez mort ou caché, ou encore transféré dans le ghetto de Stryj -, c'était que Shmiel avait péri en septembre 1942, en même temps que sa femme et sa plus jeune fille. L'information de Tante Miriam était donc sans doute erronée. Peut-être que ce n'était qu'un voeu pieux (et, en effet, comme Bob devait me le rappeler quand je l'ai rencontré en privé, quelques jours après la réunion avec le groupe, pendant toute l'Occupation, les gens disparaissaient tout simplement, et pas nécessairement au cours des Aktionen organisées. Des gens étaient arrêtés au hasard, emmenés, m'a-t-il dit, par exemple, le père de Shlomo Adler a été emmené et comme sa mère courait derrière lui, ils l'ont emmenée elle aussi, ainsi que son oncle), Shmiel est donc peut-être parti au cours de la seconde Aktion ou peut-être at-il disparu tout simplement, un jour. Peut-être que ce vieux résistant rencontré à Washington s'était trompé. Peut-être qu'il avait pris le nom d'un autre Shmiel Jäger. Plus Jack et les anciens de Bolechow à Sydney parlaient, cet après-midi-là, plus j'étais convaincu que Shmiel avait en effet disparu avec Ester et Bronia, au cours de la seconde Aktion, qui fut la pire de toutes.     Quand la seconde Aktion a-t-elle commencé ? leur ai-je demandé. Bob a dit, En août 1942. Meg a dit, d'une voix lente et emphatique, Septembre. Le 4, le 5 et le 6 septembre. C'est exact, a dit Jack. Désolé ! a dit Bob. Shmiel, Ester et Bronia ont donc disparu au cours de cette Aktion, ai-je répété. Ce devait être la seconde Aktion, a acquiescé tout le monde, parce que après ça plus personne n'a vu les Jäger, en dehors de Frydka et de Lorka, qui avaient déjà commencé à travailler dans les camps de travail de la ville, ce qui explique pourquoi elles ont survécu à la seconde Aktion. Elles étaient à la Fassfabrik, à la fabrique de barils, a dit Jack, avec les Adler. Parmi ces Adler, je le savais, deux avaient survécu, deux cousins : Shlomo et Josef Adler, qui à présent vivaient tous les deux en Israël. Shlomo, je l'avais appris, était le chef autoproclamé des anciens de Bolechow, écrivant des e-mails, organisant des réunions annuelles en Israël pour les survivants de la ville. Il était le plus jeune de tous les survivants ; après les assassinats de ses parents, il était allé se cacher avec Josef, alors qu'il n'avait que treize ans. Les autres habitants de Bolechow, comme j'allais le découvrir, faisaient des plaisanteries affectueuses sur l'intensité de l'investissement affectif de Shlomo pour le cercle toujours plus réduit des survivants, mais pour moi cela avait du sens, d'une certaine façon : c'était certainement une manière de rester en contact avec ses Parents, qu'il avait perdus si jeune. En tout cas, Shlomo était devenu la voix officielle de ce qui restait du Bolechow juif ; c'était lui qui avait écrit à mon frère aîné, Andrew, après qu'il avait vu la vidéo de notre voyage à Bolechow, que mon cousin en Israël, Elkana, avait montrée un peu partout ; c'était Shlomo qui nous avait dit de ne pas nous tracasser à faire ériger un quelconque monument parce que, avait-il insisté, les Ukrainiens allaient voler les briques, la pierre. C'était à l'automne de 2001. Au cours de l'été 2002, l'été où Bob Grunschlag était passé à New York et était venu me rencontrer à mon appartement, le temps d'un thé glacé, j'avais reçu un appel de Shlomo Adler, qui disait qu'il allait venir New York, lui aussi, et qu'il avait très envie de me rencontrer. Par un après-midi étouffant, il était passé chez moi, où mes parents étaient venus aussi, impatients de rencontrer cet homme, un homme de leur génération, qui avait connu les parents de ma mère à Bolechow. Nous nous sommes rencontrés, les présentations ont été faites ; Shlomo, avec beaucoup de fierté et d'autorité, a récité un vers de poésie latine - du Virgile, je crois - quand il a su que j'avais fait des études classiques, quelque chose qu'il avait appris dans une salle de classe de Bolechow, il y avait bien longtemps. Il ne savait plus ce que ce vers signifiait. Nous nous sommes assis. Alors que je lui montrais des photos de notre voyage à Bolechow en 2001, il a marqué un temps d'arrêt devant la photo de la mairie, le ratusz, le Magistrat. C'est là que s'est passée la seconde Akcja, a-t-il dit, le doigt pointé sur la photo, en utilisant le terme polonais pour Aktion. Shlomo est un homme à l'allure corpulente, charpenté comme un camionneur ; il a un intense visage d'oiseau de proie, formidablement animé, le genre de personne qui vous colle son index sous le nez quand il veut vous convaincre de ce qu'il dit. Ce n'est pas le genre de personne dont vous voulez vous faire un ennemi, ai-je pensé, l'après-midi où nous nous sommes rencontrés. J'ai donc été surpris, ce même jour, lorsque, son index reposant sur la photo de la mairie - l'édifice à côté duquel s'était élevée pendant des générations la boucherie de la famille Jager, jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun de ces Jäger, l'endroit où la moitié des Juifs de Bolechow encore vivants après la première Aktion, deux mille cinq cents personnes environ, ont été forcés à se rassembler au cours des premiers jours de septembre 1942, et d'où, après de nombreuses exécutions sommaires dans la cour du ratusz qui avaient réduit ce nombre a cinq cents personnes peut-être, elles ont été conduites de force à la gare et embarquées dans les wagons à destination de Belzec --, j'ai donc été surpris quand cet homme corpulent, le doigt pointé sur la photo de Matt du bâtiment vieillot, s'est mis à trembler, le doigt, puis la main et le bras entier, avec une violence telle que ma mère a dit, Tout va bien, je vais vous chercher un verre d'eau, ce qu'elle a fait, et qu'il a fallu quelques minutes pour que Shlomo se calme et puisse dire, Je suis désolé, il s'est passé des choses terribles là-dedans... Frydka et Lorka étaient donc à la Fassfabrik avec les Adler, disait Jack. Mais c'était après la seconde Aktion. A ce moment-là, elles étaient probablement les seuls membres survivants de ma famille à Bolechow.    

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Qu'était-il arrivé,essayais-je deconcevoir enécoutant les Australiens, àOncle Shmiel ? Jack pensait, avait-ildit,qu'il avait étéarrêté aucours delaseconde Aktion, puisque plus personne nel'avait revuensuite.

Mais,comme Megmel'avait rappelé, onn'avait plusledroit de marcher danslesrues après laseconde Aktion : bien desgens n'avaient plusétérevus après laseconde Aktion, mais celanesignifiait pasnécessairement qu'ilsn'étaient pasencore vivants.

Etpourtant, siShmiel avaitsurvécu àla seconde Aktion, alors Frydka, queJack avait vue régulièrement aprèscela– puisqu'elle venaitsouvent danssamaison quiavait été transformée enun des Lager, les dortoirs pourlesgens quitravaillaient danslescamps de travaux forcés –, luien aurait sûrement parléàun moment quelconque, etilest probable qu'il s'en serait souvenu.

Maisl'impression deJack, même aprèsavoirvuFrydka régulièrement jusqu'en novembre 1942,lorsque toutlemonde étaitdans un Lager ou unautre – parce que sinon vousétiez mort oucaché, ouencore transféré dansleghetto deStryj –, c'étaitqueShmiel avait périenseptembre 1942,enmême tempsquesafemme etsa plus jeune fille. L'information deTante Miriam étaitdonc sansdoute erronée.

Peut-être quecen’était qu'un vœu pieux (et,eneffet, comme Bobdevait melerappeler quandjel'ai rencontré enprivé, quelques joursaprès laréunion aveclegroupe, pendant toutel'Occupation, lesgens disparaissaient toutsimplement, etpas nécessairement aucours des Aktionen organisées. Des gens étaient arrêtésauhasard, emmenés, m'a-t-il dit, par exemple, lepère deShlomo Adler aété emmené etcomme samère courait derrière lui,ilsl'ont emmenée elleaussi, ainsi que sononcle), Shmiel estdonc peut-être partiaucours delaseconde Aktion ou peut-être a- t-il disparu toutsimplement, unjour.

Peut-être quecevieux résistant rencontré àWashington s'était trompé.

Peut-être qu'ilavait prislenom d'unautre Shmiel Jäger. Plus Jack etles anciens deBolechow àSydney parlaient, cetaprès-midi-là, plusj'étais convaincu que Shmiel avaiteneffet disparu avecEster etBronia, aucours delaseconde Aktion, qui futla pire detoutes.     Quand laseconde Aktion a-t-elle commencé ?leur ai-je demandé. Bob adit, Enaoût 1942. Meg adit, d'une voixlente etemphatique, Septembre.

Le 4,le5et le6septembre. C'est exact, adit Jack.

Désolé ! adit Bob. Shmiel, EsteretBronia ontdonc disparu aucours decette Aktion, ai-je répété. Ce devait êtrelaseconde Aktion, a acquiescé toutlemonde, parcequeaprès çaplus personne n'a vules Jäger, endehors deFrydka etde Lorka, quiavaient déjàcommencé àtravailler dans les camps detravail delaville, cequi explique pourquoi ellesontsurvécu àla seconde Aktion. Elles étaient àla Fassfabrik, à la fabrique debarils, adit Jack, aveclesAdler. Parmi cesAdler, jelesavais, deuxavaient survécu, deuxcousins :Shlomo etJosef Adler, quià. »

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