septentrionaux considèrent que leurs voisins plus au sud font des colliers particulièrement précieux. Aussi la rencontre de deux groupes, quand elle peut se dérouler de façon pacifique, a-t-elle pour conséquence une série de cadeaux réciproques ; le conflit fait place au marché. À vrai dire, on a du mal à admettre que des échanges sont en cours ; le matin qui suivit la querelle, chacun vaquait à ses occupations habituelles, et les objets ou produits passaient de l'un à l'autre, sans que celui qui donnait fît remarquer le geste par lequel il déposait son présent, et sans que celui qui recevait prêtât attention à son nouveau bien. Ainsi s'échangeaient du coton décortiqué et des pelotes de fil ; des blocs de cire ou de résine ; de la pâte d'urucu ; des coquillages, des pendants d'oreilles, des bracelets et des colliers ; du tabac et des semences ; des plumes et des lattes de ambou destinées à faire les pointes de flèches ; des écheveaux de fibres de palmes, des piquants de porc-épic ; des pots entiers ou des débris de céramique ; des calebasses. Cette mystérieuse circulation de marchandises se prolongea pendant une demi-journée, après quoi les groupes se séparèrent, et chacun repartit dans sa direction. Ainsi les Nambikwara s'en remettent-ils à la générosité du partenaire. L'idée qu'on puisse estimer, discuter ou marchander, exiger ou recouvrer leur est totalement étrangère. J'avais offert à un indigène un sabre d'abatis comme prix de transport d'un message à un groupe voisin. Au retour du voyageur, je négligeai de lui donner immédiatement la récompense convenue, pensant qu'il viendrait lui-même la chercher. Il n'en fut rien ; le lendemain, je ne pus le trouver ; il était parti, très irrité me dirent ses compagnons, et je ne l'ai plus revu. Il fallut confier le présent à un autre indigène. Dans es conditions, il n'est pas surprenant que, les échanges terminés, l'un des groupes se retire mécontent de son lot et accumule pendant des semaines ou des mois (faisant l'inventaire de ses acquisitions et se rappelant ses propres présents) ne amertume qui deviendra de plus en plus agressive. Bien souvent, les guerres n'ont pas d'autre origine ; il existe naturellement d'autres causes telles qu'un assassinat, ou un rapt de femme à entreprendre ou à venger ; mais il ne emble pas qu'une bande se sente collectivement tenue à des représailles pour un dommage fait à l'un de ses membres. outefois, en raison de l'animosité qui règne entre les groupes, ces prétextes sont volontiers accueillis, surtout si l'on se ent en force. Le projet est présenté par un guerrier qui expose ses griefs sur le même ton et dans le même style où se eront les discours de rencontre : « Holà ! Venez ici ! Allons ! Je suis irrité ! très irrité ! des flèches ! des grandes lèches ! ». Revêtus de parures spéciales : touffes de paille du buriti bariolées de rouge, casques de peau de jaguar, les hommes se réunissent sous la conduite du chef et dansent. Un rite divinatoire doit être accompli ; le chef, ou le sorcier dans les roupes où il existe, cache une flèche dans un coin de brousse. La flèche est recherchée le lendemain. Quand elle est aculée de sang, la guerre est décidée, sinon on y renonce. Beaucoup d'expéditions ainsi commencées se terminent près quelques kilomètres de marche. L'excitation et l'enthousiasme tombent, et la troupe rentre au logis. Mais ertaines sont poussées jusqu'à l'exécution et peuvent être sanglantes. Les Nambikwara attaquent à l'aube et tendent eur embuscade en se dispersant à travers la brousse. Le signal d'attaque est donné de proche en proche, grâce au sifflet ue les indigènes portent pendu au cou. Cet instrument, composé de deux tubes de bambous liés avec du fil de coton, eproduit approximativement le cri du grillon, et pour cette raison sans doute, porte le même nom que cet insecte. Les lèches de guerre sont identiques à celles qu'on utilise normalement pour la chasse aux grands animaux ; mais on écoupe en dents de scie leur pointe lancéolée. Les flèches empoisonnées au curare, qui sont d'un usage courant pour la hasse, ne sont jamais employées. Le blessé s'en débarrasserait avant que le poison n'ait eu le temps de se diffuser. XXIX HOMMES, FEMMES, CHEFS Au-delà de Campos Novos, le poste de Vilhena - au point culminant du plateau - se composait en 1938 de quelques huttes au milieu d'une friche longue et large de quelques centaines de mètres, marquant l'emplacement où (dans l'esprit es constructeurs de la ligne) devait s'élever la Chicago du Mato Grosso. Il paraît qu'on y trouve maintenant un champ 'aviation militaire ; de mon temps, la population se réduisait à deux familles privées de tout ravitaillement depuis huit ns et qui, comme je l'ai conté, étaient parvenues à se maintenir en équilibre biologique avec une harde de petits ervidés dont elles vivaient parcimonieusement. Je rencontrai là deux nouvelles bandes, dont l'une comprenait dix-huit personnes parlant un dialecte proche de ceux que je commençais à connaître, tandis que l'autre, forte de trente-quatre membres, faisait usage d'une langue inconnue ; par la suite, il ne m'a pas été possible de l'identifier. Chacune était conduite par un chef, aux attributions purement rofanes, semblait-il, dans le premier cas ; mais le chef de la bande la plus importante allait bientôt se révéler comme une sorte de sorcier. Son groupe se désignait du nom de Sabané ; les autres s'appelaient Tarundé. À part la langue rien ne les distinguait : les indigènes avaient même apparence et même culture. C'était déjà le cas à ampos Novos ; mais au lieu de se témoigner une hostilité réciproque les deux bandes de Vilhena vivaient en bonne ntelligence. Bien que leurs feux de camp restassent séparés, elles voyageaient ensemble, campaient l'une à côté de 'autre et semblaient avoir uni leurs destins. Surprenante association, si l'on considère que les indigènes ne parlaient pas la même langue et que les chefs ne pouvaient pas communiquer, sinon par le truchement d'une ou deux personnes de chaque groupe qui jouaient le rôle d'interprètes. Leur réunion devait être récente. J'ai expliqué qu'entre 1907 et 1930 les épidémies provoquées par l'arrivée des blancs ont décimé les Indiens. En conséquence, plusieurs bandes ont dû se trouver réduites à si peu de chose qu'il leur devenait impossible de poursuivre une existence indépendante. À Campos Novos, j'avais observé les antagonismes internes de la société nambikwara, j'avais vu à l'oeuvre les forces de désorganisation. À Vilhena, au contraire, j'assistai à une tentative de reconstruction. Car il n'y avait pas de doute que les indigènes avec lesquels je campais n'eussent élaboré un plan. Tous les hommes adultes d'une bande appelaient « soeurs » les femmes de l'autre, et celles-ci nommaient « frères » les hommes occupant la position symétrique. Quant aux hommes des deux bandes, ils se désignaient les uns les autres du terme qui, dans leurs langues respectives, signifie cousin du type croisé et correspond à la relation d'alliance que nous traduirions par « beau-frère ». Étant donné les règles du mariage nambikwara, cette nomenclature a pour résultat de placer tous les enfants d'une bande dans la situation d'« époux potentiels » des enfants de l'autre bande et réciproquement. Si bien que, par le jeu des intermariages, les deux bandes auraient fusionné dès la prochaine génération. Des obstacles se dressaient encore sur la voie de ce grand dessein. Une troisième bande ennemie des Tarundé circulait dans les environs ; certains jours on apercevait ses feux de camp, et on se tenait prêt à toute éventualité. Comme je comprenais un peu le dialecte tarundé mais pas le sabané, je me trouvais plus proche du premier groupe ; l'autre, avec lequel je ne pouvais communiquer, me témoignait aussi moins de confiance. Il ne m'appartient donc pas de présenter son point de vue. En tout cas les Tarundé n'étaient pas très sûrs que leurs amis se fussent ralliés à la formule d'union sans arrière-pensée. Ils redoutaient le troisième groupe, et plus encore que les Sabané ne se décidassent brusquement à changer de camp. À quel point leurs craintes étaient fondées, un curieux incident devait vite le montrer. Un jour que les hommes étaient artis à la chasse, le chef sabané ne revint pas à l'heure habituelle. Personne ne l'avait vu de la journée. La nuit tomba, et ers 9 ou 10 heures du soir la consternation régnait au campement, particulièrement au foyer du disparu dont les deux emmes et l'enfant se tenaient enlacés, en pleurant par avance la mort de leur époux et père. À ce moment, je décidai, ccompagné par quelques indigènes, de faire une ronde alentour. Il ne nous fallut pas marcher deux cents mètres pour écouvrir notre homme, accroupi sur le sol et grelottant dans l'obscurité ; il était entièrement nu, c'est-à-dire privé de ses olliers, bracelets, pendants d'oreilles et de sa ceinture ; à la lumière de ma lampe électrique, nous pouvions deviner son xpression tragique et son teint décomposé. Il se laissa sans difficulté soutenir jusqu'au campement, où il s'assit muet et ans une attitude d'accablement tout à fait impressionnante. Son histoire lui fut arrachée par un auditoire anxieux. Il expliqua qu'il avait été emporté par le tonnerre que les ambikwara appellent amon (un orage - avant-coureur de la saison des pluies - avait eu lieu la même journée) ; celui-ci l'avait enlevé dans les airs jusqu'à un point qu'il désigna, éloigné de vingt-cinq kilomètres du campement (Rio Ananaz), l'avait dépouillé de tous ses ornements, puis ramené par la même voie et déposé à l'endroit où nous l'avions découvert. Tout le monde s'endormit en commentant l'événement, et le lendemain matin le chef sabané avait retrouvé non seulement sa bonne humeur habituelle, mais aussi toutes ses parures, ce dont personne ne s'étonna, et dont il ne fournit aucune explication. Les jours suivants, une version très différente de l'événement commença d'être colportée par les Tarundé. Ils disaient que, sous le couvert de relations avec l'autre monde, le chef avait engagé des tractations avec la bande d'indiens qui campaient dans le voisinage. Ces insinuations ne furent d'ailleurs jamais développées, et la version officielle de l'affaire resta admise ostensiblement. Néanmoins, en conversations privées, le chef tarundé laissait transparaître ses préoccupations. Comme les deux groupes nous quittèrent peu après, je ne sus jamais la fin de l'histoire. Cet incident, joint aux observations précédentes, m'incitait à réfléchir sur la nature des bandes nambikwara et sur 'influence politique que leurs chefs pouvaient exercer dans leur sein. Il n'existe pas de structure sociale plus frêle et phémère que la bande nambikwara. Si le chef paraît trop exigeant, s'il revendique pour lui-même trop de femmes ou s'il st incapable de donner une solution satisfaisante au problème du ravitaillement en période de disette, le écontentement surgira. Des individus ou des familles entières se sépareront du groupe et iront rejoindre une autre ande jouissant d'une réputation meilleure. Il se peut que cette bande ait une alimentation plus abondante, grâce à la écouverte de nouveaux terrains de chasse ou de ramassage ; ou qu'elle se soit enrichie en ornements et en instruments ar des échanges commerciaux avec des groupes voisins, ou même qu'elle soit devenue plus puissante à la suite d'une xpédition victorieuse. Un jour viendra où le chef se trouvera à la tête d'un groupe trop réduit pour faire face aux ifficultés quotidiennes et pour protéger ses femmes contre la convoitise des étrangers. Dans ce cas, il n'aura pas d'autre ecours que d'abandonner son commandement et de se rallier, avec ses derniers compagnons, à une faction plus eureuse. On voit donc que la structure sociale nambikwara est dans un état fluide. La bande se forme et se désorganise, lle s'accroît et disparaît. Dans l'intervalle de quelques mois, sa composition, ses effectifs et sa distribution deviennent arfois méconnaissables. Des intrigues politiques à l'intérieur de la même bande et des conflits entre bandes voisines mposent leur rythme à ces variations, et la grandeur, la décadence des individus et des groupes se succèdent de façon ouvent surprenante. Sur quelles bases s'opère alors la répartition en bandes ? D'un point de vue économique, la pauvreté en ressources aturelles et la grande superficie nécessaire pour nourrir un individu pendant la période nomade rendent presque bligatoire la dispersion en petits groupes. Le problème n'est pas de savoir pourquoi cette dispersion se produit, mais omment. Dans le groupe initial, il y a des hommes qui sont reconnus comme des chefs : ce sont eux qui constituent les oyaux autour desquels les bandes s'agrègent. L'importance de la bande, son caractère plus ou moins permanent endant une période donnée sont fonction du talent de chacun de ces chefs pour conserver son rang et améliorer sa osition. Le pouvoir politique n'apparaît pas comme un résultat des besoins de la collectivité : c'est le groupe lui-même ui reçoit ses caractères : forme, volume, origine même, du chef potentiel qui lui pré-existe. J'ai bien connu deux de ces chefs : celui d'Utiarity dont la bande s'appelait Wakletoçu ; et le chef tarundé. Le premier tait remarquablement intelligent, conscient de ses responsabilités, actif et ingénieux. Il anticipait les conséquences 'une situation nouvelle, dressait un itinéraire spécialement adapté à mes besoins ; le décrivait, le cas échéant, en traçant ur le sable une carte géographique. Quand nous sommes arrivés à son village, nous avons trouvé les piquets destinés à ttacher les bêtes, qu'il avait fait planter par une corvée envoyée à l'avance, sans que je l'eusse demandé. C'est un précieux informateur, qui comprend les problèmes, perçoit les difficultés et s'intéresse au travail ; mais ses onctions l'absorbent, il disparaît pendant des journées entières à la chasse, en reconnaissance ou pour vérifier l'état 'arbres à graines ou à fruits mûrs. D'autre part, ses femmes l'appellent souvent à des jeux amoureux auxquels il se laisse olontiers entraîner. D'une façon générale, son attitude traduit une logique, une continuité dans les desseins, très exceptionnelle chez les ambikwara, souvent instables et fantasques. En dépit de conditions de vie précaires et avec des moyens dérisoires, c'est n organisateur de valeur, seul responsable des destinées de son groupe qu'il conduit avec compétence, bien que dans n esprit un peu spéculateur. Le chef tarundé, âgé comme son collègue d'une trentaine d'années, était aussi intelligent que lui, mais de façon ifférente. Le chef wakletoçu m'était apparu comme un personnage avisé et plein de ressources, toujours méditant uelque combinaison politique. Le Tarundé n'était pas un homme d'action : plutôt un contemplatif doué d'un esprit éduisant et poétique et d'une vive sensibilité. Il avait conscience de la décadence de son peuple, et cette conviction mprégnait ses propos de mélancolie : « Je faisais autrefois la même chose ; maintenant, c'est fini... », dit-il en évoquant es jours plus heureux, quand son groupe loin d'être réduit à une poignée d'individus incapables de maintenir les outumes, comprenait plusieurs centaines de participants fidèles à toutes les traditions de la culture nambikwara. Sa uriosité envers nos moeurs, et envers celles que j'ai pu observer dans d'autres tribus, ne le cède en rien à la mienne. vec lui, le travail ethnographique n'est jamais unilatéral : il le conçoit comme un échange d'informations, et celles que je ui apporte sont toujours bienvenues. Souvent même, il me demande - et conserve soigneusement - des dessins eprésentant des ornements de plumes, des coiffures, des armes, tels que je les ai vus chez des peuplades voisines ou loignées. Entretenait-il l'espoir de perfectionner, grâce à ces informations, l'équipement matériel et intellectuel de son roupe ? C'est possible, bien que son tempérament rêveur ne le poussât guère aux réalisations. Pourtant, un jour que je 'interrogeais sur les flûtes de Pan, pour vérifier l'aire de diffusion de cet instrument, il répondit qu'il n'en avait jamais vu ais qu'il aimerait avoir un dessin. Guidé par mon croquis il parvint à fabriquer un instrument grossier, mais utilisable. Les qualités exceptionnelles manifestées par ces deux chefs tenaient aux conditions de leur désignation. Chez les Nambikwara, le pouvoir politique n'est pas héréditaire. Quand un chef devient vieux, tombe malade et se sent ncapable d'assumer plus longtemps ses lourdes fonctions, il choisit lui-même son successeur : « Celui-ci sera le chef... ». ependant, ce pouvoir autocratique est plus apparent que réel. Nous verrons plus loin combien faible est l'autorité du