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Albert CAMUS (1913-1960) : Le roman, expérience imaginaire du destin

Publié le 15/01/2018

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Qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n'est que la cor¬rection de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme. Car il s'agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l'amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin, et il n'est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion, Kirilov et Stavraguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de Clèves. C'est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n'achevons jamais.

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« connu le dessin si elle ne lui avait donné la cou rbe nue d'un lan gage sans défaut.

Il n'est pas non plus d'histoire plus romanesq ue et plus belle que celle de Soph ie Tonska et de Casimir dans Les Pléiades de Gobine au.

Sophie , femme sensible et belle, qui fait compren dre la con fessi on de Stendhal, « il n'y a que les femm es à grand caractère qui puiss ent me rend re heureux �>, force Casimir à lui avouer son amou r.

Habituée à être aimée, elle s'impa­ tiente devant celui-ci qui la voit tous les jours et qui ne s'est pou rtant jamais dép arti d'un calme irritant.

Casimir avoue son amour, en effet, mais sur le ton d'un exposé juridi que .

Il l'a étudi ée, la conna it autant qu'il se conna it, est assuré que cet amou r, sans lequel il ne peut vivre , n'a pas d'avenir.

Il a donc décidé de lui dire à la fois cet amou r et sa van ité, de lui faire donation de sa fortune -elle est riche et ce geste est sans conséq uences - à charge po ur elle de lui servir une très modeste pension, qui lui permette de s'in staller dans le faub ourg d'une ville choisie au hasard (ce sera Wilna) , et d'y attendre la mo rt, dans la pauvreté .

Casi mir reconna it, du reste, que l'idée de recevoir de Soph ie ce qui lui sera nécess aire pour vivre représente une concession à la faiblesse humaine, la seu le qu'i l se perm ettra, avec, de loin en loin, l'envoi d'u ne page blanche sous une enveloppe où il écrira le nom de Sophie .

Après s' être montrée indigné e, puis troub lée, puis mélanco lique, So phie acceptera ; tou t se dérou lera comme Casimir l'avait prévu.

Il mou rra, à Wi lna, de sa pa ssion triste.

Le roma nesque a ainsi sa logi que.

Une belle histoire ne va pas sans cette continuité imperturbable qui n'est jamais dans les situat ions vécu es, mais qu'on trouve dans la déma rche de la rêver ie, à pa rtir de la réalité .

Si Gobineau était allé à Wi lna, il s'y sera it ennu yé et en serait revenu, ou y aurait trouvé ses aises .

Mais Casimir ne conna ît pa s les envies de chang er et les matins de guér ison.

Il va jusq u'au bout, comme Heathcliff, qui souhai­ tera dépasser encore la mor t pou r pa rvenir jusqu'à l'enfer.

Voici donc un monde imagina ire, mais créé par la cor rect ion de celu i-ci, un monde où la douleur peut, si elle le veut, durer jusqu'à la mort, où les pa ssions ne sont jamais distrai tes, où les êtres sont livrés à l'id ée fixe et touj ours prése nts les uns aux autre s.

L'homme s'y donne enfin à lui- même la forme et la limite apaisante qu'il pou rsuit en vain dans sa cond ition.

Le roman fabrique du destin sur mesure .

C' est ains i qu'il concu rrence la créat ion et qu'i l triom phe, prov isoirement, de la mort .

Une analyse détaillée des ro mans les plus célèbres montrerait, dans des perspe ctives chaque fois diffé­ rentes, que l'essence du roman est dans cette correct ion perpétuel le, tou jours dirigée dans le même sens, que l'artiste effectue sur son expérie nce.

Loin d' être mora le ou puremen t formel le, cette correc tion vise d'abord à l'unité et traduit par là un besoin métaph ysique.

Le roman, à ce nive au, est d'abord un exercice de l'in telligence au service d'une sensibilité nostalgique ou révolté e.

L'H omme révolté, Gallimard, 1951.. »

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