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Alfred De Musset Et L'homme Romantique

Publié le 05/12/2010

Extrait du document

musset

« L’Homme romantique n’est pas mort… «

 

Il relève du poncif que de constater que la majorité des poètes romantiques ne sont guères lus de nos jours. Le charme désuet qu’on continue à leur reconnaître ne les empêche pas de vieillir doucement dans la gangue des anthologies poétiques poussiéreuses réservées aux initiés ou aux passionnés, ces nostalgiques incurables. Il est cependant des voix, dont nous pensons, à notre modeste niveau, faire partie, pour s’élever devant ce constat injuste et injustifié qui passe sous silence toute la modernité de l’écriture romantique, les points communs de l’époque de Musset et de la nôtre, la relative intemporalité du mal du siècle. Déjà, les poètes surréalistes battaient en brèche ce carcan réducteur qui reléguait le Romantisme au rang de simple épiphénomène littéraire : «L’histoire du romantisme, telle qu’elle s’enseigne, est à refaire de fond en comble. «[1] Le drame personnel de Musset et ses répercussions dans son œuvre, les arcanes du processus créateur, les liens problématiques de l’artiste et de son temps, les atermoiements de la difficulté d’être restent des thématiques qui entrent en résonance avec les turpitudes de notre propre époque qui en sont, dans une large mesure, les héritières. Il conviendra donc de sonder les résurgences du Romantisme et du mal du siècle, à travers une réflexion sur la modernité et de nouveaux concepts comme la « postmodernité «, le « néoromantisme «, voire le technoromantisme « qui, pour sembler parfois arbitraires et sujets à caution, n’en apportent pas moins un éclairage fructueux sur la capacité de l’ « Homme romantique « à transcender les époques…

 

Qu’a-t-on véritablement hérité du Romantisme, à prendre ici au sens large ? Une certaine nostalgie des temps médiévaux ? Une douleur diffuse devant la condition humaine ? Une remise en cause des bouleversements sociopolitiques ? La prolifération d’idéaux diffus palliant l’absence de repères ? On trouve évidemment de nombreuses manifestations de l’ « Esprit romantique «, mais quels rapports entretiennent-elles avec le Romantisme tel que nous avons tenté de le définir ? Quelles en sont les implications esthétiques et philosophiques ? Quelle est la place de Musset dans cette filiation ?

 

Il tombe sous le sens que notre époque présente une série de traits idéologiques, sociaux, politiques, métaphysiques et esthétiques communs avec l’ère romantique…Notre siècle connaît aussi une forme de société bloquée qui n’en finit pas de se chercher dans des particularismes de plus ou moins bon ton. Les vieux systèmes de pensée, parfois hérités des Lumières, semblent obsolètes et certaines idéologies sont à bout de souffle après le traumatisme des deux guerres. Les XXe et XXIe siècles ont aussi leur lot d’anciens révolutionnaires embourgeoisés par la conquête du pouvoir (on songe ici aux premiers chapitres de La Confession…), ou de politiciens corrompus. Que dire aussi du matérialisme triomphant, des épidémies ravageuses qui amènent l’Homme moderne à une prise en compte de plus en plus aiguë du malheur universel ? De la même manière, la dialectique de l’individuel et de l’universel, qui est l’une des pierres d’achoppement du Romantisme,  ne laisse pas d’être opératoire de nos jours.

 

Pour tenter d’éclairer ce parallélisme, il nous semble important de revenir à la conception baudelairienne de la modernité poétique qui, synthétisant les interrogations de l’artiste, servira à la fois de prisme et de contrepoint pour envisager le Romantisme moderne. Romantique par goût et en raison de ses fréquentations et de ses admirations, quelles que soient ses dénégations et le tour si particulier de « son « romantisme,   Baudelaire tente dans Le Peintre de la vie moderne de trouver une troisième voie entre l’émotion romantique immédiate et le formalisme parnassien qui tend à éradiquer le sujet écrivant. Il théorise alors ce qu’il nomme la modernité, qu’il décèle dans les oeuvres d'artistes comme Delacroix, Daumier, Manet, Cézanne et Wagner, dont il est un des premiers à percevoir le talent et l’aspect novateur. Ainsi le poète des Fleurs du mal dégage-t-il sa fameuse définition de la dualité de l’art, conséquence fatale de la dualité de l’homme :

 

        « Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, [ 55 ]l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu’on découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux éléments. «[2]

 

      A ce titre, il est plus que probable que ce n’est pas la part intemporelle de l’Homme que Musset s’est employé à décrire dans un large empan de son œuvre que critique Baudelaire quand il voue notre poète aux gémonies. Son tableau du mal du siècle dans La Confession, sa peinture des vanités humaines dans Lorenzaccio et dans nombre de poèmes relèvent bien de cet « élément invariable « constitutif du Beau. Quand Baudelaire critique le « dandynisme « mussétien, c’est bien plus à l’aspect circonstanciel de certaines poésies de Musset qu’il s’attaque. En effet, la définition que livre Baudelaire du Romantisme et que nous avons déjà abondamment citée, étrangement, reste parfaitement applicable à Musset et démontre la part de modernité inhérente à son œuvre :

 

        « Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. «[3]

 

      Si telle n’avait pas été la tâche de Musset, comment expliquer que La Confession était brandie sur les barricades en mai 1968 ? Que Lorenzaccio reste l’une des incarnations majeures de la difficulté d’exister à travers les siècles, seule selon les spécialistes à pouvoir rivaliser avec les drames de Shakespeare? Que certains poèmes amoureux restent ancrés dans toutes les mémoires ? Indéniablement, au-delà des objurgations de ses émules, Musset a participé à constituer la modernité baudelairienne. Ce legs demeure aussi palpable à travers ce que d’aucuns ont nommé la « postmodernité «, concept épineux et polymorphe s’il en est. L’individualisme contemporain, qui remplace peu à peu la notion de subjectivité, est souvent qualifié de postmoderne dans la mesure où il évoque à la fois une notion de continuité et de réaction. Est postmoderne ce qui vient après la modernité, mais aussi ce qui s’y oppose, embarrassant ainsi toute la philosophie contemporaine parce qu’il fait vaciller les repères théoriques et moraux de la visée libératrice de la modernité et tout particulièrement la référence au siècle des Lumières. Mais ce concept est en lui-même aussi une notion nébuleuse parce qu’il provient de sources critiques variées et contradictoires, qu’il s’agisse, parmi bien d’autres, de Nietzsche, d’Adorno ou de Heidegger. Ainsi concevrons-nous la modernité comme le point de vue d’un individu qui choisit de penser et de vouloir comme un être universel, bien loin de l’universalisme des Lumières, même si elle en est l’héritière et de l’individualisme contemporain…Le Romantisme valorise la sensibilité, l’esthétique et la vie, quand les Lumières mettent en exergue une  individualité parfois conçue comme égoïste et dominatrice, si bien qu’il convient de penser la fin de la modernité. Celle-ci peut être abordée comme l’absence de postérité de l’art, des sciences et des techniques qui, ayant atteint leurs buts, ne peuvent être dépassés. Ou alors, il est au contraire l’indice d’une phase qui accomplit les traces d’une altérité dans la modernité, pour devenir la transfiguration artistique d’une brisure, d’une interruption, comme le montre le rapport à l’histoire mis en scène dans La Confession…

 

      Face à l’intolérable réalité, le Romantisme entier se définit par une posture à l’égard de l’existence elle-même. Contre le rationalisme des Lumières, contre la sclérose d’une certaine forme de littérature classique, plus qu’un courant littéraire dissident, le Romantisme propose un modus vivendi, une conception globalisée du monde et de l’Homme, d’un moi et d’un art exaltés. La société, le champ historique ou politique, les scènes d’expression publique laissent la place à l’expression des sentiments personnels et aux états d’âme.

 

      «Hélas ! toujours un homme, hélas ! toujours des larmes !

 

      Toujours les pieds poudreux et la sueur au front !

 

      Toujours d’affreux combats et de sanglantes armes ;

 

      Le cœur a beau mentir, la blessure est au fond.

 

      Hélas ! par tous pays, toujours la même vie :

 

      Convoiter, regretter, prendre et tendre la main ;

 

      Toujours mêmes acteurs et même comédie,

 

      Et, quoi qu’ait inventé l’humaine hypocrisie,

 

      Rien de vrai là-dessous que le squelette humain. «[4]

 

      Par définition, l’homme romantique est séparé du monde dans lequel il vit, il va donc privilégier le rêve, le mythe plutôt que la raison, le génie plutôt que le goût ambiant, la liberté de l’inspiration plutôt que les règles établies, l’authenticité plutôt que la sacrosainte vérité de la Raison, le paradis perdu plutôt que les songes de splendeur technologique. C’est bien là une résurgence du message mussétien que de combattre la toute-puissante Raison, de refuser les atermoiements de la condition humaine pour fusionner dans un tout plus vaste, qu’il ressortisse à la Nature, l’Amour ou à l’ambition politique :

 

          « Cette créature qui, à la face du ciel, était venue les bras ouverts pour te donner sa vie et son âme, elle se sera évanouie comme une ombre, et il n'en restera pas seulement le vestige d'une apparence. Pendant que tes lèvres touchaient les siennes, pendant que tes bras entouraient son cou, pendant que les anges de l'éternel amour vous enlaçaient comme un seul être des liens de sang de la volupté, vous étiez plus loin l'un de l'autre que deux exilés aux deux bouts de la terre, séparés par le monde entier. Regarde-la, et surtout fais silence. Tu as encore une nuit à la voir, si tes sanglots ne l'éveillent pas. «[5]

 

Les échos que Musset laisse vibrer dans la modernité ont-ils cependant la même résonance dans la postmodernité ? Qu’il ait eu une influence esthétique et métaphysique sur les œuvres de Baudelaire, de Rimbaud, des Décadents et de tous les poètes « fin de siècle « ne fait aujourd’hui aucun doute. Il reste à jauger l’héritage mussétien dans ce qu’il est coutume de nommer le « postmodernisme «, c’est-à-dire, pour éviter toute appellation abusive et tout néologisme qui fonctionnerait comme une coquille vide, à envisager quelles sont les traces de Musset qui affleurent dans la société, l’esthétique et l’éthique contemporaines. Encore convient-il de préciser ce que l’on entend de nos jours par « postmodernisme « ou « néoromantisme «, concepts qui, pour ne pas laisser d’être ambigus, n’en demeurent pas moins éclairants…

 

Notion de postmodernisme à préciser (voir wikipedia/postmodernité)

 

Si l’on considère le modernisme comme une tendance à chercher des formes nouvelles visant à dépasser les chefs-d’œuvre des Anciens, il est coutume de le faire perdurer jusqu’au début des années 1930. Peu après, on observe une volonté des artistes de mêler l’ancien au nouveau, notamment dans le domaine architectural, à l’origine du néologisme qui apparaît cependant dès les années 30 sous la plume de critiques littéraire. En 1979 dans La condition postmoderne, Jean-François Lyotard, philosophe français de renom, propose une première théorie à ce sujet. Le premier symptôme du postmodernisme semble lié à une crise d'autorité morale touchant les institutions traditionnelles : l’Etat, la sphère politique, l’Eglise, la famille… A ce titre, le poème de Musset intitulé « Sur la naissance du Comte de Paris « semble presque prémonitoire :

 

« S’il te fallait alors des spectacles guerriers,

Est-ce assez d’avoir vu l’Europe dévastée,

De Memphis à Moscou la terre disputée,

Et l’étranger deux fois assis à nos foyers,

Secouant de ses pieds la neige ensanglantée ?

 

S’il te faut aujourd’hui des éléments nouveaux,

En est-ce assez pour toi d’avoir mis en lambeaux

Tout ce qui porte un nom, gloire, philosophie,

Religion, amour, liberté, tyrannie,

D’avoir fouillé partout, jusque dans les tombeaux ?

 

En est-ce assez pour toi des vaines théories,

Sophismes monstrueux dont on nous a bercés,

Spectres républicains sortis des temps passés,

Abus de tous les droits, honteuses rêveries

D’assassins en délire ou d’enfants insensés ?

 

[…]

 

Laisse-les s’agiter, ces gens à passion,

De nos vieux harangueurs modernes parodies ;

Laisse-les étaler leurs froides comédies,

Et, les deux bras croisés, te prêcher l’action.

Leur seule vérité, c’est leur ambition.

 

Que t’importent des mots, des phrases ajustées ?

As-tu vendu ton blé, ton bétail et ton vin ?

Es-tu libre ? Les lois sont-elles respectées ?

Crains-tu de voir ton champ pillé par le voisin ?

Le maître a-t-il son toit, et l’ouvrier son pain ? «[6]

 

      Autant de déclinaisons de la vie quotidienne du XIXe siècle que Musset a su largement stigmatiser. On a si souvent réduit notre poète à un archétype de l’artiste romantique gavé d’absinthe, féru de filles de joie, larmoyant sur son incapacité à exister dans les limites du monde, cliché sympathique et porteur, qu’on en oublie souvent la vision sociopolitique et ontologique qui transparaît dans nombre de ses œuvres. Nous touchons là aux limites du lieu commun du poète de l’amour…Pourtant, ses écrits transpirent des maux qui minent notre société contemporaine Certes, la question n’est plus d’estimer la légitimité d’une transcendance divine, le bien-fondé d’un gouvernement bourgeois face au retour des Bourbons, mais les mêmes interrogations essentielles demeurent.  Dans une optique proche, le postmodernisme, qui atteint son faîte dans les années 1980 jusqu'à la fin du millénaire avec l'avènement de l'ordinateur et d'Internet, semble aussi battre en brèche l’idée d’une société en route vers son salut technologique et des lendemains rayonnants... La révolution technologique a considérablement ébranlé la société. Tous les  progrès accomplis semblent remis en cause et les idéaux modernes ou postmodernes  semblent sujets à caution. Le capitalisme et le socialisme, hérités en partie des Lumières, n’ont su ouvrir la voie aux phalanstères idylliques et aux utopies sereines qu’ils programmaient, tout comme les grandes luttes humanistes de la modernité comme l'écologisme, le féminisme et le pacifisme qui semblent des quêtes aussi nobles qu’interminables et se rapprochent des apories qu’a pu connaître le XIXe siècle..Dans la littérature postmoderne de surcroît, l’absence de règle prévaut (ce qui n’est pas sans rappeler la distance que prit Musset à l’égard des Pères du Romantisme…), le seul but avoué étant d’être original et d’importer une toile de fond sociale. Parmi les traits définitoires du postmodernisme énoncés ci-dessous, les interférences avec le Romantisme de Musset semblent évidentes :

 

« L'individualisme est dominant, car on vit pour soi.

Il faut vivre avec le maximum de plaisir.

Il faut vivre au jour le jour.

Le cynisme est capital.

Il faut toujours être relatif.

Il faut écouter nos sentiments avant notre raison.

Nous sommes des citoyens du monde et non d'un pays.

Il faut vivre rapidement, sans perdre de temps.

Il faut retrouver une certaine spiritualité. «[7]

 

      Certes, la notion de subjectivité romantique ne correspond pas totalement à l’individualisme contemporain, mais elle contribue à éloigner le sujet de l’universalisme des Lumières : on se souviendra de l’allégorie de la Solitude qui traverse toute « La Nuit d’octobre «, même si le sujet romantique peu aussi s’ouvrir à l’universel. La différence tient peut-être à ce que la marginalisation mussétienne est subie, imposée par une société terne et sans espoir, quand l’individualisme contemporain est délibéré, revendiqué, sur fond de matérialisme. Les diverses formes modernes d’hédonisme, plus ou moins dévoyées, résonnent tout de même de l’intemporel Carpe Diem qui laisse une empreinte profonde dans l’œuvre de Musset, comme dans ce rondeau dédié à Mme G. :

 

« Dans dix ans d’ici seulement,

Vous serez un peu moins cruelle.

C’est long, à parler franchement.

L’amour viendra probablement

Donner à l’horloge un coup d’aile.

Votre beauté nous ensorcelle,

Prenez-y garde cependant :

On apprend plus d’une nouvelle

En dix ans.

Quand ce temps viendra, d’un amant

Je serai le parfait modèle,

Trop bête pour être inconstant,

Et trop laid pour être infidèle.

Mais vous serez encor trop belle. «[8]

 

      Le culte du plaisir mis en exergue dans le postmodernisme n’est plus à démontrer  chez Musset et nombre de ses contemporains : nous avons déjà longuement disserté sur son goût prononcé pour les joyeuses bacchanales, les nuits sans fin et les filles publiques. Cet épicurisme tous azimuts est bien, là encore, une marque de  notre société moderne…Quant à la prédominance contemporaine du sentiment sur la raison, elle est à la base même de toute l’esthétique mussétienne ! Plus étonnant, le concept postmoderne de « citoyen du monde « est en germe chez Musset, qui écrit dans « La Coupe et les lèvres « :

 

      « Si mon siècle se trompe, il ne m’importe guère :

      Tant mieux s’il a raison, et tant pis s’il a tort ;

      Pourvu qu’on dorme encore au milieu du tapage,

      C’est tout ce qu’il me faut, et je ne crains pas l’âge

      Où les opinions deviennent un remord.

      Vous me demanderez si j’aime ma patrie.

      Oui ; — j’aime fort aussi l’Espagne et la Turquie.

      Je ne hais pas la Perse, et je crois les Indous

      De très honnêtes gens qui boivent comme nous.

      Mais je hais les cités, les pavés et les bornes,

      Tout ce qui porte l’homme à se mettre en troupeau,

      Pour vivre entre deux murs et quatre faces mornes ;

      Le front sous un moellon, les pieds sur un tombeau. «[9]

 

Concernant le goût moderne prononcé pour le cynisme, force est de constater qu’il est l’apanage de nombreux personnages mussétiens. Nous avions évoqué l’ironie qui marque Fantasio, mais bien d’autres protagonistes font leurs les discours subversifs des libertins, comme c’est le cas chez Mardoche :

 

« On le lisait. C'était du reste un esprit fort;

Il eût fait volontiers d'une tête de mort

Un falot, et mangé sa soupe dans le crâne

De sa grand'mère. - Au fond, il estimait qu'un âne,

Pour Dieu qui nous voit tous, est autant qu'un ânier.

Peut-être que, n'ayant pour se désennuyer

Qu'un livre (c'est le cœur humain que je veux dire),

Il avait su trop tôt et trop avant y lire;

C'est un grand mal d'avoir un esprit trop hâtif.

- Il ne dansait jamais au bal par ce motif. «[10]

 

       Choquer, repousser la morale courante, tenter d’inverser les valeurs établies : encore un trait de la mentalité collective qui établit une passerelle entre les deux époques. Dans une optique voisine, la quête d’une forme de spiritualité inhérente à l’ère postmoderne (songeons, entre autres à la mode actuelle des anges de toutes sortes…) n’est pas sans rappeler celle qui s’épanouit au XIXe siècle, après le travail de sape exercé par les Lumières sur le Catholicisme. La spiritualité mussétienne, il est vrai, est du ressort de la religion amoureuse, mais la quête de transcendance reste similaire…Faut-il alors, à travers cette série de traits communs, envisager une forme de « néoromantisme « propre à l’époque postmoderne?

 

      On tente de définir ordinairement le Romantisme par la recherche d’un ailleurs, spirituel, politique, imaginaire, utopique, et paradoxalement le désir d’être de son époque, animé par une critique de la modernité naissante. Or, notre époque semble bien le lieu d’une remise en question, d’un vacillement des valeurs et des idéaux. On parle beaucoup aujourd’hui de « désenchantement du monde «, de la « mort de Dieu « à la suite de Nietzche…Force est de constater que nous nous retrouvons face à une fragilisation de nos certitudes, de nos références et à une relative disparition de nos schémas transcendantaux, phénomènes qui entretiennent des liens ténus avec les atermoiements du « siècle au cœur brisé «…Ces liens tissés entre le monde contemporain et le Romantisme ressortissent à la notion de postmodernisme, fût-elle hypothétique pour certains, dans la mesure où nous envisagerons l’idée d’un déclin de la modernité à travers les bouleversements sociaux, épistémologiques et existentiels…Pour le prendre au sens large, nous considérerons le postmodernisme comme l’ensemble non exhaustif des nouvelles réalités humaines, quels que soient leurs champs d’action.

 

      Il conviendrait tout d’abord de rappeler ce que recoupe notre tentative de définition du Romantisme, afin d’envisager ce qui le rapproche et le sépare d’un éventuel « néoromantisme «…  Notre époque a connu une forme de remise en cause des desseins de la modernité, une multiplication des doutes qui frappaient les pouvoirs de la Raison, des réserves à l’égard de la marche de l’Histoire, la résurgence de discours fondateurs mythiques, une interrogation radicale sur la transcendance divine en même temps que la prolifération de particularismes religieux, ainsi qu’une certaine forme de valorisation du moi et de l’émotionnel…Certes, nous l’allons voir à travers l’œuvre de Musset, le sens et la nature de la manifestation d’un Esprit romantique a évolué, mais les parallèles avec le XIXe siècle restent nombreux et significatifs.  D’un siècle aux autres, nous entrevoyons ce même constat, cette même conscience d’une insupportable réalité…

      Les Romantiques sont essentiellement mus par la nostalgie, la passion d’une histoire révolue et glorieuse, qui a considérablement modifié le domaine de la pensée. L’intérêt marqué pour le Moyen-âge, pour le folklore plus ou moins patriotique, a entraîné une prise de conscience de l’impensé qui détermine la nature humaine. La notion même de culture semble avoir évolué, pour ne plus refléter seulement la notion d’héritage intellectuel. La Confession met ainsi en lumière cette indétermination qui frappe l’enfant du siècle, dubitatif devant la filiation culturelle et temporelle, incapable de trouver sa place dans le mouvement historique :

 

        « […] le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris. Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et d’audace, fils de l’empire et petits-fils de la révolution. Or, du passé, ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne ; l’avenir, ils l’aimaient, mais quoi ? comme Pygmalion Galathée ; c’était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’animât, que le sang colorât ses veines. «[11]

 

      Dans cette perspective, l’avatar contemporain du Romantisme semble avoir substitué à la notion de culture comme vie de l’esprit celle de culture comme simple origine. Afin de battre en brèche l’universalisme, on défend son propre particularisme culturel. Les résurgences de la culture tribale, l’idée d’ « identité culturelle «, les phénomènes de mode touchent aujourd’hui tous les domaines : culture, vêtements, divertissements, opinions, dans une forme d’éclectisme généralisé… Le véritable romantisme avait ses raisons de s'opposer aux idéaux des Lumières ; celles-ci semblent plus diffuses, ou plus inconscientes,  de nos jours. Même si l’on observe une réapparition du culte du sentiment ou de l’affect à notre époque, il s’exerce parallèlement à celui de la Raison et non plus en opposition comme c’était le cas chez Musset :

 

      « […] Où sont-ils, ces faiseurs de systèmes,

Qui savent, sans la foi, trouver la vérité,

Sophistes impuissants qui ne croient qu’en eux-mêmes ?

Quels sont leurs arguments et leur autorité ?

L’un me montre ici-bas deux principes en guerre,

Qui, vaincus tour à tour, sont tous deux immortels ;

L’autre découvre au loin, dans le ciel solitaire,

Un inutile Dieu qui ne veut pas d’autels. «[12]

 

      Musset critiquait, avec bien d’autres, le culte d’une Raison instrumentale et calculante…Il est bien évident qu’aujourd’hui, à l’heure du capitalisme, du pragmatisme et de la Mondialisation, cette forme de raison ne suscite que bien peu de protestations…De la même manière, l’idée d’ « Esprit du peuple « si chère aux Romantiques résiste mal à l’expérience du génocide de la Seconde Guerre et ne réapparaît que sous une forme morcelée et hétéroclite qui contredit sa définition même et se borne souvent, timidement, au rejet d’une pensée normative, à travers les particularismes culturels.

      Le Romantisme visait à réenchanter le monde : une telle volonté est toujours palpable de nos jours, mais sous des formes différentes. Evoquons par exemple les diverses tendances de la religiosité (post)moderne : la vague orientaliste (qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, certaines œuvres de Musset ou de Hugo), l’attrait pour les anges ou les festivités du Moyen-Age, la tendance gothique issue du Romantisme noir, la mode hippie, ou encore les mythes fondateurs extraterrestres…Si les liens semblent manifestes, notons que cette quête spirituelle est plus fragmentaire et liée aux particularismes culturels comme aux effets de mode. En écrivant, le poète romantique songeait à repeupler les Cieux et à instiller dans la réalité le royaume de ses chimères…Sous une forme dévoyée, l’ère actuelle entend bien aussi réinvestir son néant et reconquérir, sinon une transcendance, du moins une forme de spiritualité, fût-elle de bric et de broc. Nombre de nos contemporains pourraient ainsi clamer avec Musset (mais peut-être sans la dimension ironique…) :

      « Vous me demanderez si je suis catholique.

      Oui ; — j’aime fort aussi les dieux Lath et Nésu.

      Tartak et Pimpocau me semblent sans réplique ;

      Que dites-vous encor de Parabavastu ?

      J’aime Bidi, — Khoda me paraît un bon sire ;

      Et quant à Kichatan, je n’ai rien à lui dire.

      C’est un bon petit dieu que le dieu Michapous.

      Mais je hais les cagots, les robins et les cuistres,

      Qu’ils servent Pimpocau, Mahomet ou Vishnou.

      Vous pouvez de ma part répondre à leurs ministres

      Que je ne sais comment je vais je ne sais où. «[13]

 

      A n’en pas douter, on observe bien la conscience d’une urgence du spirituel dans un monde tenté par la déshumanisation... Certes, les ponts ouverts entre les deux époques peuvent sembler artificiels ou anachroniques ; il n’en demeure pas moins qu’il reste possible de relever une série de points communs significatifs, même si les manifestations diffèrent et n’ont ni les mêmes causes, ni les mêmes implications philosophiques…

      A l’ère d’internet et du « Tout-Communiquant «, l’homme est placé face à une révolution technologique, tout comme le Romantisme s’élevait contre une certaine forme de technicité et d’industrialisation déshumanisantes, tant il est vrai qu’il relève d’une perception esthétique globale du monde. Le Romantisme est évidemment lié à un sentiment de révolte et la crainte d’une déliquescence de l’humanité dans la technique laissait déjà son empreinte dans « Rolla «, au sujet du chemin de fer :

 

      « Votre monde est superbe et votre homme est parfait !

 

      Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ;

 

      Vous avez sagement taillé l'arbre de vie ;

 

      Tout est bien balayé sur vos chemins de fer,

 

      Tout est grand, tout est beau. — Mais on meurt dans votre air.

 

      Vous y faites vibrer de sublimes paroles :

 

      Elles flottent au loin dans les vents empestés :

 

      Elles ont ébranlé de terribles idoles ;

 

      Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés.

 

      L'hypocrisie est morte, on ne croit plus aux prêtres. «[14]

      .

      Certes, on peut penser que la révolution industrielle s’exerce aujourd’hui à un niveau mondial, mais la crainte de certaines dérives demeure inchangée : on pourrait par exemple songer, toutes proportions gardées, aux réticences qu’inspire de nos jours la circulation des OGM.

      Tout comme le Romantisme qu’on pourrait qualifier d’ « historique «, son avatar moderne s’est nourri des conflits et des révolutions de toutes sortes. Pour Musset, il s’agit du trauma de 1789, de la chute de Napoléon, de la Monarchie de Juillet…Notre siècle a connu pour sa part sa dose de conflits et de luttes intestines ou mondiales qui ont profondément marqué la mentalité collective… Les deux époques ont connu l’explosion de leurs schémas de référence sociopolitiques, éthiques, artistiques, métaphysiques, de tout un cortège de valeurs jugées désormais caduques. Les XXe et XXIe siècles semblent aussi dans l’urgence d’une découverte de nouvelles valeurs plus adaptées à la nouvelle réalité.et qui feraient sens… Pour l’homme contemporain, il s’agit aussi de changer le monde, tout en se gardant de la déshumanisation. La dichotomie de la jeunesse établie par Musset dans le second chapitre de La Confession ne peut-elle pas revêtir une certaine résonance à notre époque :

 

        « Dès alors il se forma comme deux camps : d’une part, les esprits exaltés, souffrants, toutes les âmes expansives qui ont besoin de l’infini, plièrent la tête en pleurant ; ils s’enveloppèrent de rêves maladifs, et l’on ne vit plus que de frêles roseaux sur un océan d’amertume. D’une autre part, les hommes de chair restèrent debout, inflexibles, au milieu des jouissances positives, et il ne leur prit d’autre souci que de compter l’argent qu’ils avaient. Ce ne fut qu’un sanglot et un éclat de rire, l’un venant de l’âme, et l’autre du corps. « ?[15]

 

      Dans une optique proche, envisager le rapport de l’homme à la nature pourrait aussi s’avérer très fructueux. Le sentiment de la nature et le désir de fusion qu’il inspire restent en effet l’une des composantes essentielles du Romantisme historique, comme on peut le lire sous la plume de nombreux auteurs, ou à travers les œuvres de Karl Friedrich qui tentent d’aspirer le spectateur dans l’infini du paysage. L’homme romantique tente d’opérer (songeons à Baudelaire et à sa théorie des correspondances) une jonction entre le psychique et le physique, qu’on retrouve d’ailleurs dans la définition du « sublime « que propose Kant. Il serait anachronique d’évoquer ici les préoccupations d’ordre écologique : à l’époque de Musset, l’urgence était différente et notre propre rapport à la nature semble désormais biaisé. Néanmoins, le désir de pénétrer les arcanes du monde, de trouver un point de fusion entre le proche et le lointain, que ce soit d’un point de vue scientifique ou artistique (on peut penser à l’ « Art planétaire « de Stéphane Barron), reste d’actualité, quoi que bien éloigné des émotions esthétiques immédiates de l’artiste romantique.

Enfin, s’il est un poncif romantique, parfois quelque peu erroné selon l’auteur auquel on s’attache, c’est bien celui d’un mouvement qui s’est construit contre une certaine forme de Classicisme. Les œuvres de jeunesse de Musset, comme la « Ballade à la lune «, sont là pour en témoigner. Il existe aussi aujourd’hui une forme d’Académisme dans l’Art contemporain ou dans l’art technologique dit « officiel «, auquel des artistes comme Duchamp, Klein, Oppenheim, ont opposé une autre alternative, celle de l’engagement et d’un certain mysticisme. Dans la sphère littéraire, il est permis de songer à Michel Houellebecque, dont l’ouvrage La Possibilité d’une île, brosse un portrait du mal-être moderne sur fond de contenu scientifique et métaphysique. Nous touchons bien là, quoique de manière détournée et partielle, à une manifestation de l’ « Esprit romantique «, avide de nouveauté et de révolutions esthétiques, qui entend faire en sorte que le moi appartiennent à un tout plus vaste…

      Le Romantisme historique s’était fixé pour but de mettre à bas les schémas classiques, les philosophies positivistes, la toute puissance de la Raison universalisante qui prétendait donner une unité à l’ensemble du genre humain…Certes, le « néoromantisme « propre à l’individu postmoderne n’en est pas le reflet fidèle, mais une même préoccupation se fait jour devant les phénomènes de mondialisation et d’uniformisation des cultures. Les réticences devant la célérité phénoménale des progrès techniques, le matérialisme à tout crin, l’effacement de l’homme devant la machine, les rechutes dans la barbarie, rapprochent indéniablement l’époque contemporaine des aspirations romantiques, sur fond de mal-être généralisé…

 

      A ce titre, il serait utile d’envisager quelles formes modernes le mal du siècle a revêtues dans notre société, tant la locution est de nos jours utilisée à tort et à travers et semble fonctionner comme une coquille vide… Certes, on peut avancer l’idée d’une mélancolie, d’un mal-être inhérent à la condition humaine depuis des millénaires. Néanmoins, chaque malaise ontologique présente ses spécificités historiques, morales, parfois même géographiques. Qu’en est-il de cette douleur léguée par le Romantisme au XXe siècle? Quelles sont ses implications dans la société moderne ? Les diverses formes d’incapacité à s’adapter au monde et à la réalité semblent aujourd’hui réunies sous le terme vague et générique de « dépression «, qui, à la différence du mal du siècle romantique qui frappait une forme d’ « élite « intellectuelle, se démarque par son caractère endémique, voire pandémique qui tend à en faire une pathologie de masse. Comme ses prédécesseurs, l’homme moderne souffre d’une désorientation imputable à la perte des repères, à l’affaissement des croyances religieuses, familiales, à la défiance face à l’érosion du pouvoir étatique. Néanmoins, les causes de ce malaise semblent différentes et entraînent l’apparition d’un mal de vivre diffus. Nous le savons, le mal du siècle romantique se nourrissait en partie des frustrations et des névroses qu’imposait une histoire en panne :

 

        « « Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n’étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain. «[16]

 

      Aujourd’hui, au contraire, l’insécurité identitaire et ontologique semble se développer à la suite des hédonismes modernes qui posent la jouissance immédiate comme norme sociale. Après le refoulement des désirs sans but du Romantisme, l’individu moderne se heurte à une libre expression de ces désirs qui favorise l’émergence de toutes les perversions. Comme toujours, le mal-être fonctionne bien comme le miroir social d’un monde sans idéal collectif, ni autorité solide…Tout comme le mal du siècle, le mal-être moderne souffre cependant d’une indétermination sémantique et on  l’associe souvent indistinctement à la mélancolie, au désespoir, à la dépression. Or, il est délicat de l’assimiler à la seule mélancolie, car cela reviendrait à ne reconnaître que sa dimension pathologique en passant sous silence la dissociation qui se fait jour au XVIIe siècle entre un état maladif qui conduit à un repli sur soi ou à une forme de démence et la mélancolie comme puissance de l’imagination. Cette double postulation de la mélancolie, qui en fait toute la spécificité,  est d’ailleurs reconnue par tous les pionniers de la psychiatrie, qu’il s’agisse de D’Esquirol, de Cabanis, ou encore de Pinel pour ne parler que de la France. Ainsi la « bile noire « (de μέλας , « noir « et de χολή, « la bile «), selon les théories humorales d’Hippocrate, est-elle depuis longtemps perçue comme la manifestation d’une tristesse vague qui est l’apanage du génie. Ce que l’on nomme la « mélancolie moderne « fait abstraction de cette idée de « source du génie et de l’inspiration provoquant la tristesse «, pour ne conserver que le sens de « dégoût de la vie «, réduisant ainsi à peu de choses sa signification première. C’est bien dans ce sens que Musset utilise la locution de « mal du siècle « dans toute La Confession, dépeignant les forces vives d’une jeunesse qui ne sait où les dépenser. Il est aussi permis, bien entendu, de songer à la première strophe d’ « El Desdichado « de Nerval, où les liens entre mélancolie et création semblent encore plus manifestes :

 

      « Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,

Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :

                Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie. «[17]

 

      Quel état des lieux de la désespérance moderne peut-on alors dresser ? Au cœur du monde technocratique qui est le nôtre, quelles douleurs le mal du siècle a-t-il enfantées ? Il nous semble fructueux dans cette perspective de nous appuyer sur un texte à notre sens symptomatique de la difficulté d’être (post)moderne : Notre Besoin de consolation est impossible à rassasier, de Stieg Dagerman, écrivain suédois qui s’est donné la mort en 1954. Dans le monde contemporain, l’homme semble condamné à connaître sans comprendre :

 

        « Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier. «[18]

 

      Après la « mort de Dieu « nietzschéenne, l’individu semble comme mort de son vivant. La mort dépouillée de tout espoir de Salut n’est plus qu’une décadence organique privée de transcendance. Musset dit-il autre chose dans les derniers chapitres de La Confession :

 

        « Peur, lâcheté, superstition! qu'en savent-ils, ceux qui le disent? C'est pour le peuple et les ignorants qu'on nous parle d'une autre vie; mais qui y croit au fond du coeur? Quel gardien de nos cimetières a vu un mort quitter son tombeau et aller frapper chez le prêtre? C'est autrefois qu'on voyait des fantômes; la police les interdit à nos villes civilisées, et il n'y crie plus du sein de la terre que des vivants enterrés à la hâte. […] Mourir, voilà la fin, le but. Dieu l'a posé, les hommes le discutent; mais chacun porte écrit au front: "Fais ce que tu veux, tu mourras. «[19]

 

Dans La Crise de l’esprit, écrit après la Première Guerre Mondiale, Paul Valéry brossera un portrait saisissant de la condition de l’homme moderne européen, assimilé à un avatar d’Hamlet qui n’est pas sans rappeler les atermoiements romantiques :

 

        « Il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et sur la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les sujets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. «[20]

 

L’effacement de la figure divine au XIXe siècle, en débarrassant l’homme du péché originel, aurait dû estomper l’acedia, le taedium vitae, la mélancolie et la dépression…Lucifer lui-même, dans le triomphe moderne de l’apocatastase, semblait racheté…Bien au contraire, après tous les traumatismes du XXe siècle, les guerres, les camps, les dictatures de tout ordre, les famines, les génocides, c’est la peur, l’inquiétude et la dysthymie qui hantent l’homme contemporain. Quelles sont alors les ressources de l’Art face à cette oisiveté et cet incommensurable désarroi ? Pour Musset, l’art est agonisant, usé jusqu’à la corde, royaume des rimailleurs de tout poil qui ne cherchent que gloriole et subsides :

 

      « Aujourd’hui l’art n’est plus, — personne n’y veut croire.

      Notre littérature a cent mille raisons

      Pour parler de noyés, de morts, et de guenilles.

      Elle-même est un mort que nous galvanisons.

      Elle entend son affaire en nous peignant des filles,

      En tirant des égouts les muses de Régnier.

      Elle-même en est une, et la plus délabrée

      Qui de fard et d’onguents se soit jamais plâtrée.

      Nous l’avons tous usée, — et moi tout le premier.

      Est-ce à moi, maintenant, au point où nous en sommes,

      De vous parler de l’art et de le regretter ? «[21]

 

Paul Valéry, dans Mon Faust, reprendra ce triste constat, dressé devant la bibliothèque du savant :

 

        « Ce qu’il y a là d’espoirs, de prétentions, de patience d’insectes et de fureur de fous !...Ce qu’il fallut d’illusions, de désirs, de travail, de larcins, de hasards, pour accumuler ce sinistre trésor de certitudes ruinées, de découvertes démodées, de beautés mortes et de délires refroidis […] Ainsi s’exhausse, de siècle en siècle, l’édifice monumental de l’ILLISIBLE… «[22]

 

A presque un siècle d’intervalle, nous retrouvons le même bilan d’une vanité de l’Art et de la science qui plonge l’homme plus profondément encore dans la conscience de ses propres limites et d’une création inféodée aux turpitudes et à la présomption humaines. Quand l’être est habité du sentiment du néant et de l’inutilité de toute entreprise esthétique, quand à la culture s’est substitué le culte de la culture, au milieu des détritus du vieil humanisme et des produits de la technologie de masse, pourquoi écrire ? C’est la question que soulève Stieg Dagerman :

 

        « Je peux remplir toutes mes pages blanches avec les plus belles combinaisons de mots que puisse imaginer mon cerveau. Etant donné que je cherche à m’assurer que ma vie n’est pas absurde et que je ne suis pas seul sur la terre, je rassemble tous ces mots en un livre et je l’offre au monde. En retour, celui-ci me donne la richesse, la gloire et le silence. Mais que puis-je bien faire de cet argent et quel plaisir puis-je prendre à contribuer au progrès de la littérature – je ne désire que ce que je n’aurai pas : confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du monde. Que devient alors mon talent si ce n’est une consolation pour le fait que je suis seul – mais quelle épouvantable consolation, qui me fait simplement ressentir ma solitude cinq fois plus fort ! «[23]

 

Au cœur des formes diverses de désespérance qui traversent l’histoire humaine, il est sans doute une constante qui s’affirme au-delà des idiosyncrasies, des aléas historiques et littéraires : le mal-être intemporel ne serait peut-être que la simple conscience de sa condition…C’est d’ailleurs au centre d’une transfiguration de ce sentiment d’incomplétude que l’Art prend tout son sens, c’est sans doute là toute sa gloire et sa beauté que de transmettre à la postérité le refus des barrières qui cloisonnent l’existence humaine. Le rapport de l’homme moderne à la technique et aux sciences, à n’en pas douter, est, autant que le mal du siècle romantique, d’essence métaphysique : désir de dominer la nature et, bien au-delà, de combler cette béance de l’âme, ce vide intérieur, cette vacance de l’être au travers d’œuvres qui expriment l’esquisse d’une consolation :

 

        « […] mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? Je suis obligé de répondre : nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort que moi. A son pouvoir je n’ai rien à opposer que moi-même – mais, d’un autre côté, c’est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant. Telle est ma seule consolation. Je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre. «[24]

 

      La quête de Salut est définitivement une quête intérieure, qui contient à la fois son propre poison et son seul espoir de transcendance…Alfred de Musset nous livre-t-il un message si différent, quand il brosse ce tableau sans concession de l’existence humaine, quand il étale devant le lecteur tout le paradigme d’une souffrance qui n’a pas d’âge, qui survit à la succession des œuvres et des jours, dans tout ce qu’elle contient d’essentiel :

 

        « O malheureux! prends garde aux hommes; tant que tu marcheras sur la route où tu es, il te semblera voir une plaine immense où se déploie en guirlande fleurie une farandole de danseurs qui se tiennent comme les anneaux d'une chaîne; mais ce n'est là qu'un mirage léger; ceux qui regardent à leurs pieds savent qu'ils voltigent sur un fil de soie tendu sur un abîme, et que l'abîme engloutit bien des chutes silencieuses sans une ride à sa surface. Que le pied ne te manque pas! La nature elle-même sent reculer autour de toi ses entrailles divines; les arbres et les roseaux ne te reconnaissent plus; tu as faussé les lois de ta mère, tu n'es plus le frère des nourrissons, et les oiseaux des champs se taisent en te voyant. Tu es seul! Prends garde à Dieu! tu es seul en face de lui, debout comme une froide statue, sur le piédestal de ta volonté. La pluie du ciel ne te rafraîchit plus, elle te mine, elle te travaille. Le vent qui passe ne te donne plus le baiser de vie, communion sacrée de tout ce qui respire; il t'ébranle, il te fait c

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