Devoir de Philosophie

APPRÉCIER LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN, TEXTE ET MISE EN SCÈNE

Publié le 29/11/2011

Extrait du document

APPRÉCIER LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN,TEXTE ET MISE EN SCÈNE

 

 

 

de la RéunionRésumé. – Avec l’abandon de l’illusion réaliste au tournant du XXe siècle, le théâtres’est affranchi de conventions séculaires. Une bonne part du théâtre contemporains’attache à exhiber les principes de la représentation dramatique, accentuant la théâ-tralité des images et des corps au détriment du sens et de l’action autrefois représentéepar les moyens de la mimésis. La nouvelle culture de la performance, qui exige  uneimplication accrue du spectateur, invite  aussi celui-ci à s’interroger sur sa propreperception, tandis que la mise en scène contemporaine s’attache à faire de chaquespectacle une expérience à partager.Abstract. – Giving up the realistic illusion of the turn of the century, the theater freeditself from age-old conventions. Most contemporary plays attempt to reveal the principles of dramatization, emphasizing the theatricality of images and bodies to thedetriment of meaning and action which were once prevalent through mimesis. Moderndramatic trend insists on the spectator’s ever-increasing participation and invites himto question his own perception, while contemporary  staging attempts to make eachperformance an experience to share in.omme les autres arts de représentation, le théâtre est entré, au tournantdu XXe siècle, dans l’ère du soupçon. Comment ne pas comprendre ledésarroi, voire le recul du spectateur devant l’hétérogénéité des formes, les effets de brouillage qu’aggrave l’effacement des frontières entreroman, théâtre, cinéma, mime ou danse ?Côté texte, rien ne va de soi : au flamboiement du littéraire, on peut opposer le rejet du littéraire ; au kaléidoscope des formes, au brassage des parlers,à la prolifération des discours, un amenuisement de la parole, dontl’aboutissement extrême est la substitution du mime au langage articulé.Côté représentation, le moins étrange n’est pas la recherche systématiquede lieux de représentation insolites, hangars ou usines désaffectées, à laquellele spectateur a eu le temps de s’accoutumer depuis les années 70 ; c’est plutôtque tout semble possible aujourd’hui sur une scène  de théâtre, depuisl’absence de décors et d’accessoires, le refus de toute concession au goût dupublic, jusqu’aux mises en scène somptueuses, baroques, cosmiques, totalisantes, fondées sur l’union des arts.C64 Mireille HabertLe théâtre contemporain n’est-il plus accessible qu’à des initiés ?Nous nous proposons d’éclairer quelques éléments de l’histoire du genre,de façon à tenter de comprendre pourquoi la situation du théâtre contemporain ne fait qu’exhiber les multiples possibilités  d’un genre dont la natureoriginale est justement d’autoriser, et même d’encourager, pour la plusgrande jubilation du spectateur, la variation des codes qui régissent les rapports entre auteurs et interprètes, texte et représentation, public et spectacle,ou, en un mot, le réel et son reflet.La conception traditionnelle du théâtre occidental,la mimesisJusqu’à la fin du XIXe siècle, le théâtre occidental a été un théâtre de discourset d’intrigue, héritier d’une conception du réel et de l’art inspirée des Anciens, plus précisément d’Aristote.Depuis la  Poétique d’Aristote, la production dramatique (du mot grecdrama, « action ») se définit comme une mimesis, imitation des actions deshommes, imitation directe par les attitudes et les gestes, imitation verbale parla parole et le dialogue. Peu importe que dans cette perspective aristotélicienne, le théâtre ne traite pas du vrai historique, trop particulier, mais duvraisemblable, dans lequel tous les hommes se reconnaissent. Diderot écritque la perfection d’un spectacle est « l’imitation si exacte d’une action que lespectateur, trompé sans interruption, s’imagine assister à l’action même ».Cette esthétique de l’imitation, qui culmine à la fin du XIXe siècle avecles efforts du théâtre naturaliste pour « représenter la réalité avec les moyensde la réalité », a contribué au développement d’une théorie dite du« quatrième mur », d’après le nom donné au mur imaginaire qui sépare lascène et la salle et permet aux acteurs de jouer sans se soucier de la présencedu public. Depuis la redécouverte à la Renaissance du traité d’architecture deVitruve, les théâtres construits en Europe ont adopté le principe de la scènefrontale, nettement séparée de la salle, propice à créer et entretenir l’illusion,par le jeu habile du trompe-l’œil, des machines et d’une technique en progrèsconstants jusqu’à nos jours.Il est vrai que la doctrine aristotélicienne, redécouverte à la Renaissanceet remise en honneur par les doctes de l’époque classique, suggère au dramaturge de commencer sa réflexion par le sujet de sa pièce, la fable oul’histoire, qu’il lui appartient de développer et de structurer en épisodes. Cefaisant, la doctrine insiste sur le caractère logique et non pas simplementchronologique de l’enchaînement des actions représentées au théâtre. LaApprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 65cohérence est un critère essentiel pour le théâtre occidental, c’est en son nomque s’opère l’unification de l’action. Car il faut d’abord montrer une situationcomme « bloquée », (c’est ce qu’on appelle le « nœud ») avant de la résoudre : tout le monde connaît le principe aristotélicien de structuration del’action théâtrale, exposition-nœud-dénouement. Or, ce principe ne va pas desoi, il est le reflet d’une conception rationnelle  de l’action représentée. Lesbienséances, les unités de temps et de lieu, la stricte distinction et la hiérarchie des genres selon laquelle tragédie et comédie  s’opposeraient, à la foispar leurs personnages, leurs visées, leurs procédés et leurs effets sur le spectateur, toutes les « règles » que les auteurs classiques déclarent avoir reprisesd’Aristote, ne sont pas aussi fondamentales dans le théâtre occidental que lanotion d’intrigue qui suppose la mise en valeur d’un engrenage de causes etd’effets sur lequel le spectateur porte un regard surplombant grâce à la doubledestination du langage dramatique. Ainsi le spectateur comprend-il, bienavant Œdipe, le sens des paroles accusatrices que lui lance le devin Tirésias.Peu importe finalement que la progression de l’action vers sa résolution soitimputée au destin et aux dieux dans la tragédie, ou à l’ingéniosité d’un valetrusé dans la comédie, et que le schéma en soit simple ou complexe. Unepièce de théâtre construite dans la tradition de  La Poétique d’Aristote seprésente d’abord comme la représentation d’un enchaînement logiqued’actions.La Poétique est également à l’origine d’une autre inflexion majeure duthéâtre occidental, à savoir la suprématie de la parole sur tous les autresmoyens du spectacle. Lorsqu’Aristote énumère les divers moyens de créerl’émotion au théâtre, il déclare ne pas vouloir s’intéresser aux effets techniques, visuels ou sonores, directement destinés à frapper les sens, car ce sontdes procédés qui « ne relèvent guère de l’art et ne demandent que des moyensde mise en scène ». Il importe que l’émotion soit déclenchée par le texte, parle discours, par l’agencement des faits accomplis, donc par l’art du poète, etnon par les moyens grossiers qui constituent « le spectaculaire ». Il est vraique les œuvres dramatiques représentées à Athènes au Ve siècle avant JésusChrist ne laissaient pas d’offrir aux spectateurs une part importante de spectacle chorégraphié, avec les chants et les danses des chœurs, évoluant hiératiquement, en musique, dans l’orchestra, du haut de leurs cothurnes, avecmasques et costumes fastueux, et qu’à Rome, les comédies de Plaute, véritables comédies musicales, comportaient de nombreux « airs » chantés par lespersonnages principaux.Il n’en reste pas moins que, depuis la disparition  des chœurs, le théâtreoccidental placé sous l’autorité d’Aristote est devenu à la fois un théâtred’intrigue et un théâtre de parole. Le personnage qui apparaît sur la scène66 Mireille Habertn’éprouve pas de scrupule à dire à voix haute ce qu’il est, ce qu’il ressent,quel est son dessein. Le reste des moyens dramatiques à la disposition del’acteur (langage non verbal, gestuelle et accessoires) n’occupe dans notrethéâtre qu’une place secondaire, très contrôlée, observable par exemple dansl’art très élaboré des lazzi de la commedia dell’arte. Mais la concentration del’attention du spectateur sur les paroles des personnages a eu longtemps poureffet de faire du théâtre occidental un lieu privilégié de déclamation oratoire :on oublie trop souvent que dans la tradition française, l’acteur ne parle passur la scène comme dans la vie mais comme devant une assemblée publique,un tribunal, recherchant les effets selon une diction codée proche du chant, etque cette question, loin d’être résolue, fait encore l’objet de débats lorsqu’ils’agit de représenter les textes classiques, à la Comédie-Française ou ailleurs.La remise en cause de 1890On connaît, bien sûr, la protestation des romantiques, plus précisément deleur chef de file, Victor Hugo, auteur, en 1824, de la préface de Cromwell,contre l’unité de temps et l’unité de lieu, contre la séparation des genres, enfaveur du mélange du sublime et du grotesque, pour plus de vérité au théâtre.On sait aussi de quelle façon le drame romantique,  bravant les interditsd’Aristote, entend favoriser sans réserves le goût du public pour le spectaculaire : bruitages et effets spéciaux, tonnerre, éclairs, envahissent la scène ets’introduisent à l’intérieur du texte en de longues didascalies. Il reste que lesauteurs romantiques, malgré leur rejet de Racine et leur préférence appuyéepour Shakespeare, ne remettent pas profondément en cause le dispositif théâ-tral hérité d’Aristote. Jusqu’à la fin des années 1880, le théâtre n’évolue quepar correction d’éléments de détails.Il faut attendre la fin du siècle et les protestations des auteurs symbolistescontre les excès de réalisme du théâtre naturaliste, tel que le pratique auThéâtre libre le metteur en scène André Antoine, adaptateur pour le théâtredes romans de Zola, pour voir se dégager une orientation profondément nouvelle du théâtre. Antoine prétend doter ses contemporains d’un théâtre reflé-tant l’homme de son temps et la société bourgeoise  positiviste en traind’assurer, grâce à l’essor de la science, son emprise sur le réel. Après Zola,les auteurs représentatifs de son style seront des  étrangers, Ibsen, Tolstoï,Strindberg. Or, sous l’influence de poètes tels Mallarmé et Paul Fort, denombreux auteurs dramatiques se déclarent accablés par la lourdeur des mises en scène naturalistes. Héritiers de Wagner dans leur conception du drame,les symbolistes formulent le vœu d’un « théâtre invisible », en accord avecApprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 67les images intérieures, l’atmosphère onirique que peut par exemple susciter lamusique. Mallarmé, porté par sa haine de tout décor, n’hésite pas à réclamerun théâtre « sans personnage et sans action ». Si le théâtre est vraiment« d’essence supérieure », comme l’affirme le poète dans Crayonné au théâtre(1897), il doit nous introduire dans un monde transcendant, nous arracher ànous-même et au monde réel, nous montrer l’ineffable. Remplacer sur lascène le comédien trop enflé de chair par une ombre, un reflet, un masque, ouune marionnette, qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie, tel est également le vœu formulé par Maurice Maeterlinck (Menus propos, 1890). En1896, dans  Le Trésor des humbles, Maeterlinck affirme également ses réticences devant la perfection des personnages de Racine, qui n’ont pas d’autreexistence que celle que leur confèrent les paroles qu’ils récitent sur la scène,loin du « principe invisible » caché au plus profond de l’être humain. Lasuggestion doit remplacer la représentation à l’identique, le silence soulignerle poids du non-dit. Tout doit être mystère, silence, stylisation au théâtre, unjeu différent doit caractériser les œuvres nouvelles, pour délivrer la scène dupoids du réel.C’est ce rejet du réalisme de la part de la génération symboliste qui est aufondement de l’esthétique moderne du théâtre. Le succès obtenu par la piècede Maeterlinck,  Pelléas et Mélisande, représentée le 17 mai 1893 dans lasalle des Bouffes-Parisiens encourage son metteur en scène, Aurélien-MarieLugné-Poe, à fonder le théâtre de l’Œuvre où il crée en 1896  Ubu-Roi, en1912, L’Annonce faite à Marie.En cette fin du XIXe siècle qui voit le basculement des arts de la repré-sentation figurative à la représentation non figurative, le théâtre se dispose àconsidérer la scène non plus seulement comme un espace onirique, maiscomme un lieu abstrait.C’est à Alfred Jarry que revient en effet la proclamation, en 1896 dans saprésentation d’Ubu-Roi, de « l’avènement du théâtre abstrait » : dans cetteœuvre dont « l’action se passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part », Jarryimagine pour décors de simples pancartes, portant mention du lieu de lascène ; pour le cheval d’Ubu, « une tête de cheval  en carton que le personnage se pendrait autour du cou ». L’exhibition de ce qui est faux sur la scènese substitue ainsi au jeu illusionniste. Le désir de stylisation des personnagesexplique aussi la fascination de Jarry pour le port du masque, le jeu quasimécanique, irréaliste, des acteurs, destiné à les rapprocher des marionnettes,de façon à favoriser la caricature, la charge. Loin du réel, jugé impossible àrestituer par les moyens ordinaires, le théâtre s’engage sur des chemins inconnus. Pour Alfred Jarry, Maurice Maeterlinck, bientôt Paul Claudel, il nes’agit plus seulement de réagir contre les excès du théâtre naturaliste : les68 Mireille Habertnouveaux auteurs entendent bouleverser toutes les parties du spectacle dramatique, y compris les modalités de la représentation, par l’imitation nonplus à l’identique (la « copie » aristotélicienne), mais à l’essentiel (le recoursaux symboles). Claudel affiche la même désinvolture que Jarry à l’égard duréalisme, en faisant souligner volontairement les artifices théâtraux parl’intervention de machinistes agissant à vue, l’indication de scènes lues par lerégisseur ou par les acteurs eux-mêmes, ceux-ci se faisant ouvertement passerleur papier : « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohé-rent, improvisé dans l’enthousiasme. […]. L’ordre est le plaisir de la raison,mais le désordre est le délice de l’imagination. »Précisément, les surréalistes poussent encore plus loin l’idée du traitementde la scène comme espace de fantaisie.  Les Mamelles de Tirésias, œuvred’Apollinaire écrite en 1917, dont la préface est restée célèbre parce qu’on yvoit apparaître pour la première fois le terme de « surréalisme », définit dansson Prologue une dramaturgie nouvelle caractérisée par l’abandon définitif del’unité d’action : pourquoi conserver une répartition en « actes », si le théâtrepeut adopter le principe d’une juxtaposition de scènes aux actions hétérogè-nes, à l’image de la vie ?Ainsi se trouve à son tour mise à mal la dernière des règles encore en vigueur parmi celles héritées d’Aristote : délivrées du souci de respecter étroitement l’unité d’action, les scènes peuvent désormais s’enchaîner au théâtresans obéir, au moins en apparence, au principe de causalité.Pour une redéfinition du théâtre,royaume de l’illusion consentieAvec le développement de la photographie et du cinéma, tous les arts au XXesiècle repensent le concept de  mimesis : « Nous savons tous que l’art n’estpas la vérité. L’art est un mensonge qui nous fait  comprendre la vérité, dumoins la vérité qu’il nous est donné de pouvoir comprendre1. » Là s’achèvela conception naïve du théâtre : on sait désormais que le théâtre est une mystification, dont le spectateur est la victime consentante. Déjà Stendhal, en1823, dans Racine et Shakespeare, attirait l’attention sur le fait que l’illusionau théâtre n’est que très rarement une illusion parfaite, et qu’il est impossibleaux spectateurs de ne pas convenir qu’ils savent bien qu’ils sont au théâtre,qu’ils assistent à la représentation d’un ouvrage d’art, non pas à un fait vrai.Stendhal appuie son argumentation d’un fait divers  survenu l’année précé-1. Picasso, Propos sur l’art, Gallimard, 1998.Apprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 69dente, en août 1822 : il s’agit de l’exemple ridicule de ce soldat en factiondans l’intérieur du théâtre de Baltimore, coupable du délit d’illusion parfaite,ayant pris pour vraie l’action jouée sous ses yeux au point de tirer un coup defusil et casser le bras à l’acteur jouant Othello (sur ces mots : « Il ne serajamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche »), au moment où celui-ci s’apprête à tuer Desdémone, à l’acte V de latragédie de Shakespeare2.Un siècle plus tard, de telles erreurs ne sont plus possibles : les nouvellesréalisations ont prouvé que le réalisme est impossible au théâtre, aussi biendans le sujet, l’action, les personnages, que dans  la réalisation des décors,dans les accessoires. Le théâtre est le lieu du « faire croire », du « faire semblant ».Au début de la Poétique, Aristote distingue la tragédie et la comédie del’épopée : ce sont trois arts d’imitation, mais le  dernier imite en racontant,alors que les deux autres imitent « en représentant des personnages commeagissant, comme en acte ». Aristote revient sans cesse sur le fait que le théâ-tre imite des personnages en action. Or, dans « représentation », il y a« présence », et « présent » : l’acteur prête son être à un personnage, il enactualise l’existence, c’est-à-dire qu’il en fait une réalité concrète, contemporaine du vécu des spectateurs. Face aux spectateurs qui regardent, les acteursse donnent en spectacle. Cette notion permet à la critique moderne de parler àpropos du théâtre de « performance » (« manifestation d’une action corporelle dans un lieu spécifique conçu pour être observé »). La performancesuppose qu’il y ait une action présentée en direct, soumise au regard immé-diat de spectateurs eux-mêmes physiquement présents. En ce sens, le théâtren’est qu’un aspect particulier d’un grand nombre d’autres activités liées ellesaussi à la performance (sport, religion, politique, etc.). Cependant, le théâtres’en distingue du fait que l’espace scénique se transforme en un espace symbolique auquel chacun se met à croire, tandis que les corps réels des acteursse mettent à assumer des rôles distincts de leur véritable identité.Selon la formule d’Henri Gouhier3, « l’âme du théâtre, c’est le corps ».C’est lui qui fait toute la différence entre le théâtre et le cinéma : l’illusiond’optique peut être parfaite au cinéma, elle ne permet pas au spectateur derespirer du même air que les personnages, elle ne peut être l’occasiond’aucune interaction entre scène et salle. Le spectacle théâtral, au contraire,repose sur une interaction, un équilibre entre les deux parties, lié au silence et2. Stendhal, Racine et Shakespeare, éditions Kimé, Paris, 1994, p. 22.3. Henri Gouhier,  L’Essence du théâtre, Plon, 1943, réédition Aubier-Montaigne,1968.70 Mireille Habertaux réactions, qu’elles soient d’approbation ou de désapprobation, des spectateurs face à la parole proférée par les acteurs.  L’éclairage du plateau,l’obscurité et le silence de la salle aiguisent la perception, pour produire chezle spectateur une appréhension des signes, visuels, sonores, plus profonde,plus souterraine, où se conjuguent l’imaginaire et le réel. C’est pourquoi lareprésentation n’est pas un épisode facultatif qui  s’ajoute à l’œuvre écrite,mais l’essence même du théâtre. L’amplification des didascalies de gestuelleet de décor dans les œuvres modernes montre bien l’importance que les auteurs accordent à tous les signes qui, au théâtre, ne relèvent pas directementde la parole.Ainsi, la représentation théâtrale n’est pas un mensonge, mais une convention. Pas plus qu’Aristote, la raison ne peut prescrire d’unité de temps nide lieu : le temps de la représentation n’est pas égal au temps représenté, ilimporte peu que le spectacle représente une journée ou une vie. Il en va demême pour le lieu : si la scène représente un palais romain, « on ne voit pasquelle invraisemblance ajouterait à une promenade dans le jardin une autrepromenade à l’autre bout de l’empire. »4 La représentation n’étant riend’autre que l’actualisation d’actes virtuels, il importe peu en fin de compteque le couteau avec lequel le Professeur tue l’élève, à la fin de la Leçon, soitun vrai couteau, ou que l’acteur fasse seulement le geste de frapper l’élève ;que le poulet soit en carton, puisque ce que le personnage mange, l’acteur n’apas besoin de le manger.Le réalisme dans la représentation ne rapproche pas le théâtre de la réalité. Il n’est qu’une manière de représenter, ni moins bonne ni meilleure queles autres, qui n’est pas du tout commandée par l’essence du théâtre. C’estpourquoi il est possible à la représentation dramatique d’annexer tous lesarts : couleur, ligne, musique, vers, peinture, sculpture, danse, chant, poésieou prose, toutes les manières de représenter lui appartiennent. Le théâtren’exige rien d’autre que des hommes réels, dans l’espace artificiel du spectacle.Le grand effort de réalisme de la fin du XIXe siècle, qui avait été celui duThéâtre libre d’Antoine (1887), avait été possible  en raison des progrès desdécors, des accessoires, de la lumière. La fin du XIXe siècle apporte de plusprofonds bouleversements à l’art dramatique.Dans la conception des genres, dès 1880, comédie, tragédie, drame,s’effacent au profit de la notion de « pièce ».Dans la conception de la mise en scène, à partir de 1897, se généralise lacondamnation du décor en « trompe-l’œil ». C’est désormais à la lumière que4. Henri Gouhier, op.cit., p. 51.Apprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 71le metteur en scène accorde son attention, car elle constitue une source derichesse infinie : les ruptures de l’action peuvent être rendues par les effets decontraste noir-blanc, tandis que les decrescendos favorisent au contraire laliaison des scènes, les retours en arrière, ou peuvent donner à la discontinuitédes actions l’allure des images du rêve.Du côté du dispositif théâtral dans son ensemble, on décide de revenir à lascène ouverte des Grecs, ou au dispositif simultané du Moyen Âge. La disposition de la salle à l’italienne, facteur de cloisonnements sociaux, fait l’objetde critiques véhémentes, tandis que l’on invente de nouvelles salles, en rond,en anneau, sans frontière visible entre acteurs et spectateurs, que le lieu théâ-tral institutionnalisé, trop coupé de la société, s’efface au profit des hangars,granges, ou sanctuaires tels les sanctuaires du Tibet, avant l’inaugurationtriomphale par Julian Beck en 1960 du théâtre dans la rue.Apprécier le théâtre contemporainAu théâtre du XXe siècle il appartient d’avoir voulu renouer avec le théâtredes origines, « désembourgeoiser » le théâtre, revenir à l’essentiel : à partirde la révolution opérée par les symbolistes et les  surréalistes, la découvertedes formes dramatiques étrangères va permettre de faire avancer la recherchethéâtrale vers de nouvelles formes d’une grande diversité esthétique. Désormais, la mise en scène du corps se fait quasi chorégraphique, grâce aux jeuxde lumière qui mettent en valeur les gestes de l’acteur, ses déplacements, sesexpressions de visage. Le travail du metteur en scène devient prépondérant,aussi bien pour diriger l’acteur, dans la recherche de l’« interprétation authentique » (Stanislavski), que pour organiser l’espace, l’éclairage, la sonorisation. Face à Antoine, Jacques Copeau reprend les idées de Lugné-Poe ens’inspirant des théoriciens Gordon Craig et Adolphe Appia : sobriété, dé-pouillement, stylisation. La venue des Ballets russes de Diaghilev en 1909, ladécouverte des théâtres orientaux, comme le théâtre balinais, qui fait fortement impression sur Artaud en 1931, mais aussi du Nô japonais, du théâtred’ombres javanais, du drame sanskrit, invitent les occidentaux à repenser lerapport du théâtre et de l’illusion. Dans Un barbare en Asie, Henri Michauxs’émerveille de la richesse du théâtre chinois, tandis que Jean Genet déclare,dans Comment jouer les Bonnes : « On ne peut que rêver d’un art qui seraitun enchevêtrement profond de symboles actifs, capables de parler au publicun langage où rien ne serait dit, mais tout pressenti. » De son côté, AntoninArtaud compare les acteurs du théâtre balinais à de « grands hiéroglyphes ».72 Mireille HabertArtaud rassemble en 1938 dans Le Théâtre et son double les écrits sur lethéâtre qu’il a rédigés depuis 1932. Séduit par l’aspect métaphysique duthéâtre oriental, il est par ailleurs fasciné par le sang et le tragique. Artaudrevendique pour le théâtre une cruauté métaphysique capable de blesserl’âme, grâce à laquelle le genre pourra renouer avec ses origines sacrées. Si lethéâtre veut redevenir cérémonie, il doit être exigeant et cruel envers luimême. Artaud prône la valorisation de la mise en scène par rapport au dialogue, du geste par rapport au théâtre psychologique, comme moyens nécessaires destinés à « faire réagir » le spectateur, l’arracher à sa torpeur et à sapassivité.La dette envers Artaud est très grande chez la plupart des dramaturgesmodernes, chez qui s’est développé le goût pour un  théâtre d’images, unmessage essentiellement visuel, accordant à la parole une place secondaire.Sont aussi ses héritiers tous ceux qui vivent le théâtre comme une expérienceprivilégiée, dans laquelle, en de rares moments d’exception, se manifestequelque chose qui est de l’ordre de la transcendance. Le concept de « théâtrede la cruauté » a fait fortune au XXe siècle. Des auteurs comme Jean Vauthier(Le Sang, 1968) ou Edward Bond (« l’art doit être l’équivalent du hooliganisme dans les rues »), Sarah Kane (Purifiés, Anéantis,  1995), entendentdésorienter, choquer, agresser ou pour le moins déconcerter le spectateur endécrivant le viol, la torture, la brutalité de la guerre et des hommes. La transgression s’instaure en règle, comme dans  Le Balcon  (1956), où Jean Genetréclame que les actrices ne remplacent pas les mots comme boxon, bouic,foutoir, chibre, par des mots de bonne compagnie : « Elles peuvent refuser dejouer dans ma pièce – on y mettra des hommes. Sinon, elles obéissent à maphrase. Je supporterai qu’elles disent les mots à l’envers. Par exemple : xonbo, trefou, couib, brechi, etc. »Parallèlement aux théories d’Artaud, la révolution théâtrale brechtienne aorienté et modifié profondément l’art de la mise en scène dans le mondeentier.Brecht n’a été découvert en France qu’à partir de 1950. Auteur, metteuren scène et théoricien, il fait ses débuts en collaborant avec Erwin Piscator(1893-1966), metteur en scène allemand fortement engagé dans le communisme. Les conceptions dramatiques de Brecht sont bouleversées par la dé-couverte de Marx et des théâtres orientaux. Le théâtre doit être « le miroir dela culture d’un peuple », mais il doit éviter de laisser le spectateur consommer passivement du spectacle. Pour détruire l’illusion, la scène devra êtresans cesse déréalisée, comme la scène chinoise, au moyen de ruptures dansl’action, de chants, de collages, d’« introduction constante de symboles ». Lethéâtre devra rendre les choses banales insolites et inattendues, pour les faireApprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 73juger avec un regard neuf. Ainsi, chez Brecht, il peut arriver que le personnage se présente lui-même, devienne récitant, se mette à commenter l’action,ou qu’il décrive les pensées d’autres personnages,  anticipe la suite del’action, voire du dénouement. La « fable » brechtienne, qui remplace laconception traditionnelle de l’intrigue, est une succession de scènes danslesquelles l’action ne progresse pas de façon permanente, mais fragmentée. Ilarrive que deux lieux soient représentés simultanément, ce qui renoue avecl’esthétique médiévale ou élisabéthaine, ou que le lieu soit simplement indiqué par une pancarte, ou encore que des  songs viennent créer une ruptureformelle par rapport aux scènes en prose. Brecht est le fondateur d’un théâtrepopulaire, imité en cela par Jean Vilar (1947, création du festival d’Avignon ;1951, ouverture du TNP au Palais de Chaillot). Beaucoup d’auteurs dramatiques dits « engagés » vont se réclamer de lui.Ainsi le mouvement de contestation de mai 68 qui a  été l’occasion demettre au premier plan la création collective chez des artistes aspirant à créerdes œuvres ne dissociant plus texte et jeu scénique. De ce rêve est né en 1964le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, fondé sous forme de coopérativesur le modèle du Berliner Ensemble de Brecht.  1789 (1970),  1792 et l’Aged’Or représentent le triomphe de la création collective. Si les deux premièresœuvres ont pour sujet des dates majeures de la Révolution française, la troisième révèle leur équivalent contemporain, la lutte d’Abdallah, le travailleurimmigré :« Nous voulons montrer la farce de notre monde, créer une fête sereine etviolente en réinventant les principes des théâtres populaires traditionnels. […]Nous voulons un théâtre en prise directe sur la réalité sociale, qui ne soit pasun simple constat, mais un encouragement à changer les conditions dans lesquelles nous vivons. Nous voulons raconter notre Histoire pour la faire avancer, si tel peut être le rôle du théâtre. »Après l’horreur de la deuxième guerre mondiale, Hiroshima et Auschwitz,l’ambition du réalisme, tout connaître et tout montrer de l’homme, apparaîtencore plus vivement comme une utopie et un mensonge. La réalité est obscure, les apparences trompeuses, l’homme suspect :« Le réalisme est en deçà de la réalité. Il la rétrécit, l’atténue, la fausse, il netient pas compte de nos vérités et obsessions fondamentales : l’amour, la mort,l’étonnement…notre vérité est dans nos rêves, dans l’imagination… C’est lerêveur ou le penseur ou le savant qui est le révolutionnaire, c’est lui qui tentede changer le monde. »Robe-Grillet, l’un des premiers, perçoit dans En attendant Godot de Samuel Beckett les formes d’un système littéraire fondé sur un « réalisme de laprésence », en accord avec le vœu formulé par Artaud en 1933 : « Nous74 Mireille Habertvoulons faire du théâtre une réalité à laquelle on  puisse croire, et qui comporte pour le cœur cette espèce de morsure concrète que comporte touteémotion vraie. » En finir avec « les dentelles du dialogue et de l’intrigue »(Jean Vilar), en finir avec une psychologie qui s’acharne à « réduirel’inconnu au connu » (Artaud), telle est l’ambition des nouveaux auteurs.Dans En attendant Godot, le texte, les indications scéniques, le port du chapeau melon, suggèrent le rapprochement des deux personnages avec desclowns : Alex et Zavatta, le trio des Fratellini, les Marx Brothers, Pipo etRhum. Tout est jeu dans le dialogue entre les protagonistes, mais ce divertissement perpétuel, au sens pascalien du terme, est la parodie dérisoire del’existence humaine, d’autant que les personnages ont conscience de leur jeu,et se dédoublent eux-mêmes pour se regarder parodier leur existence ; cedédoublement est une source du comique de la pièce : « Je commence à enavoir assez de ce motif », « il n’y a pas d’issue par là »… De son côté,  LaCantatrice chauve, écrite à partir des phrases d’un manuel de conversationfranco-anglais à l’usage des débutants, dérègle volontairement les lieuxcommuns du manuel jusqu’à une totale désintégration du langage : les véritéssclérosées que sont les proverbes excitent la verve du dramaturge jusqu’àfaire régner de façon innocente le non-sens : « La  vérité n’a que deux facesmais son troisième côté vaut mieux », « on peut prouver que le progrès socialest bien meilleur avec du sucre ». À la fin de la pièce, il n’y a plus ni personnages, ni intrigue, mais le pur mécanisme théâtral fonctionnant à vide.Ionesco, Beckett, Genet, Adamov se rencontrent par la mise en questionradicale de la réalité et des formes du théâtre traditionnel. Ils font leurs lesexigences et les refus formulés par Artaud dans  Le Théâtre et son double :refus d’un théâtre psychologique, rejet du naturalisme, recours au mythe, à lamagie, à l’imitation du théâtre balinais ; importance des mouvements, de lagestuelle, sous l’influence du cinéma muet et du cirque ; prédominance durêve, de l’onirisme, de la poésie au théâtre.Le cinéma a modifié assez profondément le champ mental du spectateurpour que celui-ci soit désormais à même de saisir globalement les situations,à travers de simples juxtapositions d’images. Les chaînons logiques del’action, du temps et du lieu, peuvent désormais se distendre. L’intrusion dela projection de documents, le recours à un arrière-plan filmique, favorisentau théâtre la superposition des émotions, grâce aux techniquesd’entrelacement des espaces et des temporalités (Duras).La vocation véritable du théâtre se renouvelle ainsi après la secondeguerre mondiale dans la recherche d’un langage autonome capable de signifier le réel. Les œuvres de l’après guerre ne cessent de poser les questionsrelatives à la condition humaine : a-t-elle un sens ? où est la réalité, où estApprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 75l’apparence ? qu’est-ce que la liberté et où commence-t-elle ? Mais il estdevenu à peu près impensable de revenir aux conventions périmées qui donnaient de l’homme une image certaine, reflet d’une  sécurité abolie. Le personnage du théâtre d’aujourd’hui a perdu non seulement sa grandeur, maisjusqu’à son identité. Dépouillé de tout rôle social, il n’est plus qu’un chiffre,une lettre, comme K, le héros du Procès de Kafka. A et B sont les noms despersonnages de  Débrayage de Raymond de Vos (1996), H1 et H2 ceux dePour un oui ou pour un non (Nathalie Sarraute, 1982), Lui et Elle ceuxd’Agatha (Marguerite Duras, 1981). Quant à  Comédie, dernière œuvre dramatique de Beckett, elle présente trois personnages anonymes, un homme,une femme 1 et une femme 2, mari, épouse, maîtresse, dont la tête émerge detrois jarres. Dans Comment parler musique, c’est Monsieur A, Monsieur B etMonsieur C qui se racontent les impressions ressenties au cours de l’auditionen concert d’un morceau de musique.À côté de la « parlerie » quotidienne qui n’énonce  que de lamentablespauvretés, ces voix font entendre une parole brisée, coupée, épuisée, absurde,dans des pièces qui semblent d’abord privées d’intrigue, mais où se décèlentpeu à peu de minuscules bribes d’actions non centrées. De la confusion sedégage tantôt une sorte de chant, comme dans la pièce d’Hubert Colas, Terre(1992), où s’élève l’appel de Sidéré à Madela, « coupe-moi la tête », tantôtun discours plus cohérent de révolte et de dénonciation, comme dans la piècede Koltès, Combat de nègre et de chiens (1989) dans laquelle peu à peu sedevinent et se règlent les comptes qui opposent Alboury, le porte-parole duvillage noir, aux blancs du chantier et à l’ingénieur Cal.Toucher à une des instances de la dramaturgie revient à toucher à toutes :par la transformation du dialogue, le théâtre fait  du spectateur son nouveaupartenaire. L’œuvre devient le spectacle abstrait de la parole en mouvement,où l’action manque, où les personnages parlent au lieu d’agir, où l’infinimentpetit remplace les desseins des hommes illustres.La dernière décennie du XXe siècle a vu l’arrivée en force du monologue,inauguré par Beckett, notamment avec  La Dernière Bande (1960), où levieux Krapp, impotent, presque sourd, se repasse les bandes enregistrées parlui trente ans auparavant. Certaines pièces sont de purs monologues, commeL’Hypothèse de Robert Pinget (1961),  Oh les beaux jours de S. Beckett(1963), Stratégie pour deux jambons de Raymond Cousse (1978), Le Rôdeurd’Enzo Cormann (1982).  Le Discours aux animaux de Valère Novarina,publié en 1987, est un récit à la première personne découpé en séquences,sans aucun dialogue.D’autres œuvres renouent avec le mode choral, superposant les voix dansle dialogue, faisant alterner conversation et sous-conversation, dialogues et76 Mireille Habertapartés, dialogues et voix off. Michel Vinaver définit « le théâtre du quotidien » comme un théâtre qui part de la matière même de la vie quotidienne,bruits de pas, paroles, objets, mouvements, d’abord insignifiants, sans liensparticuliers entre eux, puis dans lequel des relations s’établissent, des significations se dégagent pour les personnages aux prises les uns avec les autres.Le spectateur est invité à dégager ses propres significations. À la Renverse(1977), pièce contemporaine du moment où Michel Vinaver cherche à quitterGillette dont il est le PDG, tente ainsi un renouvellement de l’écriture dramatique en plaçant des personnages simultanément sur  la scène, alors qu’ilsrelèvent d’espaces dramatiques différents, ce qui a pour effet de produire unsystème ironique de contrepoint à la jointure entre les deux discours. Lemonde de l’entreprise et celui de l’individu s’entrechoquent avec Bénédicte,atteinte d’un cancer de la peau, invitée par une chaîne de télévision à venirtenir en direct sur l’antenne le journal de sa maladie, et l’entreprise Bronzex,qui fabrique des produits pour le bronzage de la peau, dont les cadres sontsurpris en pleine préparation de leur prochaine campagne publicitaire.L’entrelacement des deux zones de dialogue crée des surprises, en mêmetemps que les tons s’entremêlent, féroce et joyeux. Pas de ponctuation, peude didascalies, l’écriture est matière sonore. Il en va de même dans  La Demande d’emploi  (1971), « pièce en trente morceaux », dans laquelle la dramaturgie de Vinaver poursuit sa recherche des liens entre des situations diffé-rentes, ordinairement séparées, mais présentées sur la scène en simultané,dans le prisme d’un dialogue en éclats : les effets liés au montage des propostenus par Wallace, le recruteur, Farge, le personnage principal en quêted’emploi, sa femme Louise et sa fille Nathalie rendent le dialogue et les situations à la fois tragiques et cocasses.Le refus de la psychologie, de l’intrigue, du dialogue, conduit parfois lespersonnages à des dialogues ludiques, qui semblent sans queue ni tête, régispar le hasard. Une partie de l’héritage des surréalistes et de Ionesco se retrouve dans des productions proches du cabaret, voire du music-hall, où serenouvellent les jeux oulipiens. Ainsi chez Jean Tardieu : « Chère, très chèrepeluche, depuis combien de trous, depuis combien de galets, n’avais-je pas eule temps de vous sucrer ! – Hélas, chère, j’étais moi-même très, très vitreuse ! » Chez Valère Novarina (Vous qui habitez le temps, 1989), la dynamique de déconstruction de la langue, le morcellement de la parole dans lesoliloque, par exemple le discours, devant Autrui, du Gardien de caillou, nerenvoient plus au monde mais seulement à l’énigme du langage.On l’aura compris, les écritures théâtrales contemporaines ne sont plussoumises aux anciennes catégories aristotéliciennes. L’orientation politiqueest souvent l’occasion d’un métalangage, commentaire de l’action par leApprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 77texte, tandis que le recours fréquent au procédé de la mise en abyme permetau théâtre de se contempler lui-même, de rire même  parfois à ses dépens,dans le long et douloureux questionnement sur le langage et sur l’histoire quioccupe la deuxième moitié du XXe siècle : Ainsi Arrabal dénonce dansGuernica la bonne conscience de l’écrivain, venu en pleine  guerre civileprononcer l’éloge du peuple espagnol héroïque, sans accorder un seul regardde pitié aux victimes de la guerre qui s’effondrent devant lui.Cerné par les images et le multimédia, le théâtre cherche le langage quirendra le mieux compte de son époque. Mais « il y a théâtre chaque foisqu’un texte parlé s’adresse à quelqu’un – réel ou fictif – dans une durée dé-terminée et dans un lieu où il est possible d’en partager l’écoute en public ».On peut continuer d’apprécier la façon dont le théâtre permet à une parolede passer dans le corps des acteurs, créant des effets de rythme, de rupture.Aujourd’hui encore, la dramaturgie reste l’occasion d’attentes, d’effets desurprise, que l’intrigue et le personnage soient conservés ou non, que leureffet se situe au niveau « macroscopique » comme dans les « piècesmachines », dont Hamlet demeure le modèle aux yeux de Michel Vinaver, ouà un niveau infime, microscopique, comme c’est le cas dans « les piècespaysages », dont l’action éclatée, fragmentaire, immobilise ironiquementl’attente autour d’actions insignifiantes.On peut, aujourd’hui encore, représenter des œuvres écrites il y a deuxmille ans, jouer Euripide (Médée) ou les auteurs du XVIIe siècle (Racine,Corneille, Molière) selon une conception traditionnelle à laquelle semblentinviter les salles traditionnelles, fauteuils de velours cramoisi et rideaux àfranges dorées. Le théâtre de boulevard (trio bourgeois, la femme, le mari,l’amant, ce dernier caché dans le placard) continue de faire rire.Mais là n’est pas la modernité.Ce qui a changé se trouve aussi bien dans les modalités de la représentation que dans l’écriture des œuvres. Dans la positivité accordée à la nouveauté, à l’innovation, il faut savoir apprécier le refus des conventions classiques, l’abandon de la conception traditionnelle de  la  mimesis, et porter unregard attentif au rôle imparti à chacune des instances de la représentationthéâtrale : intrigue, personnages, parole, jeu des comédiens, décors, accessoires, sonorisation, éclairage, moyens techniques. Admettre que ce sont là autant de variables qui font la richesse du théâtre contemporain, c’est reconnaî-tre dans chaque spectacle, derrière la diversité des apparences, la formule deShakespeare : « Nous sommes faits de la même matière que nos rêves. » Lethéâtre est une fête, une cérémonie, certes très codifiée, mais qui continue denaître des relations qu’entretiennent le réel et l’imaginaire.

Liens utiles