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Article de presse: Littérature, le temps des replis

Publié le 22/02/2012

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temps
15 avril 1980 -   Au déclin des idéologies a correspondu, pour le roman, la fin d'un certain terrorisme, mais aussi la fin des grands éclats.    Les théoriciens du nouveau roman avaient posé en principe, dans les années 60, que la fiction ne pouvait plus, ne devait plus, raconter naïvement une histoire. Les écrivains d'instinct et de fantaisie s'étaient condamnés au silence, ou à de vaines contorsions. Les années 70 ont levé cette intimidation. Ce qui n'a pas empêché un repli général, un manque de souffle. L'étranger ne s'y est pas trompé. Les titres français sont en baisse constante.    Est-ce l'angoisse de l'orphelinat ? Durant 1973-1985, les derniers " grands écrivains " ont disparu : Montherlant et Jules Romains (1973), Pagnol (1974), La Tour du Pin et Saint-John Perse (1975), Berl, Jouve, Malraux, Morand, Queneau (1976). Aragon, Sartre et Barthes allaient se taire à leur tour. Est-ce un hasard? Les auteurs de classe internationale qui survivent viennent du nouveau roman-Claude Simon, prix Nobel 1985, Beckett, ancien Nobel, quatre-vingts ans en 1986,-ou ce sont des femmes : Yourcenar, Duras, Sarraute.    La génération qui suit n'a pas su se créer des mythes et des débats qui fassent date. On dirait que l'actualité ne lui paraît plus digne d'intérêt, que notre continent a cessé de mener le monde. Par on ne sait quelle bouderie, faute de poser de nouvelles valeurs ou de créer de nouvelles sensations de portée universelle, les moins de soixante ans se sont réfugiés dans deux domaines : le moi ou l'histoire. Jamais les Mémoires et les romans historiques n'ont connu une telle faveur.    Les gros succès de la décennie sont allés à la Madame de Maintenon de Françoise Chandernagor, à la saga acadienne de Denuzières, à Coulonges, à Lapouge (la Bataille de Wagram). Le triomphe de la Bicyclette bleue tient à ce que Régine Deforges y reprend le thème fécond d'Autant en emporte le vent, mais aussi à ce que la défaite de 1940 et l'occupation allemande y sont habilement évoquées. Autobiographie apocryphe    Les progrès du marketing littéraire ne sont sans doute pas étrangers à cette évolution. Il est connu que le public français apprécie particulièrement les récits historiques. Outre le plaisir du conte, il a l'impression de ne pas perdre son temps, d'apprendre quelque chose.    Une variante du roman historique est apparue, qui conjugue les vertus de l'authentique et le goût français pour l'introspection : l'autobiographie apocryphe. L'auteur se coule dans le moi d'un personnage à la biographie bien connue. Il suppute ses intentions, ses arrière-pensées.    Le roman traditionnel recherche, lui aussi, un fond d'histoire. Jean d'Ormesson a entrepris de traverser un siècle et demi en trois tomes, à partir de généalogies entrecroisées. Michel Déon, Michel Mohrt, Jacques Laurent, ont pris prétexte de fictions pour se replonger dans la période qui leur est chère parce que riche en événements et parce qu'ils y retrouvent leur jeunesse : l'avant-guerre, la fin des années folles, le début des années sombres.    On ne rencontre pas, dans toute l'histoire littéraire, de moments aussi nettement introvertis : retour sur soi, sur le passé collectif ou individuel, visites guidées des grands hommes et des grandes heures révolues. Comme si tout avait été dit déjà, comme si nos auteurs avaient perdu confiance dans leur art de dire le monde, de cerner leur temps, d'inventer des formes. Serions-nous marginalisés, écartés du mouvement ? Il semble que nous battions les records de références, d'abstractions, d'éloignement de la vie telle qu'elle va.    Contrairement au continent latino-américain, de loin le plus inventif depuis trente ans. Contrairement à l'Allemagne, à la Scandinavie. La France, pays culturellement arrêté ? La question se pose, sévère.    Il est symptomatique que les écrivains apparus dans la décennie soient souvent des auteurs du secret intime, de l'intériorité tremblée. C'est le cas de Patrick Modiano, qui s'est plu à suggérer les temps troubles de l'occupation, les identités perdues, les amitiés trahies. Deux des plus brillants auteurs en train de confirmer leurs dons sont de formidables joueurs : Grainville jongle avec les images, les mots Sollers avec les concepts, les paradoxes. Roman colonial    Les écrivains de la période qui se sont le plus ouverts au monde extérieur l'ont fait d'une façon qui n'exclut pas la rhétorique. C'est le cas de Tournier, qui a " actualisé " d'anciens mythes plus qu'il n'en a inventés, ou de Le Clézio, sensible aux grands espaces, mais avec une prédilection pour les espaces inhabités : déserts, océans.    Le phénomène de librairie qui a conclu ces années, l'Amant, de Marguerite Duras, confirme cette impression générale. Nous sommes renvoyés en arrière, dans les colonies d'Indochine avant la guerre.    Une enfant découvre la vie auprès d'un Jaune puissant et inquiétant, caractères couramment attribués à l' " autre ". La fenêtre ouverte sur le monde est une fausse fenêtre, voilée de moustiquaires. Et ce que nous prenons pour une nouveauté, c'est une résurgence du roman colonial.    Notre avenir : du Pierre Loti ! BERTRAND POIROT-DELPECH Juillet 1986

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