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Camus, la Peste (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Camus, la Peste (extrait). La Peste se présente dans l'oeuvre de Camus comme une dérivation de la morale qu'interrogeait l'Étranger. Là où l'Étranger mettait en forme une révolte solitaire et nihiliste, face au poids de l'existence, la Peste propose en effet, avec l'exemple de l'épidémie, des solutions comportementales, en particulier la solidarité collective et vigilante. On a coutume de voir derrière l'évocation des effets et des conséquences de la maladie, la dénonciation critique du nazisme comme une absurdité, isolant et écrasant ce qu'elle atteint. La Peste d'Albert Camus (chapitre 4) Oui, il fallait recommencer et la peste n'oubliait personne trop longtemps. Pendant le mois de décembre, elle flamba dans les poitrines de nos concitoyens, elle illumina le four, elle peupla les camps d'ombres aux mains vides, elle ne cessa enfin d'avancer de son allure patiente et saccadée. Les autorités avaient compté sur les jours froids pour stopper cette avance, et pourtant elle passait à travers les premières rigueurs de la saison sans désemparer. Il fallait encore attendre. Mais on n'attend plus à force d'attendre, et notre ville entière vivait sans avenir. Quant au docteur, le fugitif instant de paix et d'amitié qui lui avait été donné n'eut pas de lendemain. On avait ouvert encore un hôpital et Rieux n'avait plus de tête-à-tête qu'avec des malades. Il remarqua cependant qu'à ce stade de l'épidémie, alors que la peste prenait, de plus en plus, la forme pulmonaire, les malades semblaient en quelque sorte aider le médecin. Au lieu de s'abandonner à la prostration ou aux folies du début, ils paraissaient se faire une idée plus juste de leurs intérêts et ils réclamaient d'eux-mêmes ce qui pouvait leur être le plus favorable. Ils demandaient sans cesse à boire, et tous voulaient de la chaleur. Quoique la fatigue fût la même pour le docteur, il se sentait cependant moins seul, dans ces occasions. Vers la fin de décembre, Rieux reçut de M. Othon, le juge d'instruction, qui se trouvait encore dans son camp, une lettre disant que son temps de quarantaine était passé, que l'administration ne retrouvait pas la date de son entrée et qu'assurément, on le maintenait encore au camp d'internement par erreur. Sa femme, sortie depuis quelque temps, avait protesté à la préfecture, où elle avait été mal reçue et où on lui avait dit qu'il n'y avait jamais d'erreur. Rieux fit intervenir Rambert et, quelques jours après, vit arriver M. Othon. Il y avait eu en effet une erreur et Rieux s'en indigna un peu. Mais M. Othon, qui avait maigri, leva une main molle et dit, pesant ses mots, que tout le monde pouvait se tromper. Le docteur pensa seulement qu'il y avait quelque chose de changé. « Qu'allez-vous faire, monsieur le juge ? Vos dossiers vous attendent, dit Rieux. -- Eh bien, non, dit le juge. Je voudrais prendre un congé. -- En effet, il faut vous reposer. -- Ce n'est pas cela, je voudrais retourner au camp. « Rieux s'étonna : « Mais vous en sortez ! -- Je me suis mal fait comprendre. On m'a dit qu'il y avait des volontaires de l'administration, dans ce camp. « Le juge roulait un peu ses yeux ronds et essayait d'aplatir une de ses touffes... « Vous comprenez, j'aurais une occupation. Et puis, c'est stupide à dire, je me sentirais moins séparé de mon petit garçon. « Rieux le regardait. Il n'était pas possible que dans ces yeux durs et plats une douceur s'installât soudain. Mais ils étaient devenus plus brumeux, ils avaient perdu leur pureté de métal. « Bien sûr, dit Rieux, je vais m'en occuper, puisque vous le désirez. « Le docteur s'en occupa, en effet, et la vie de la cité empestée reprit son train, jusqu'à la Noël. Tarrou continuait de promener partout sa tranquillité efficace. Rambert confiait au docteur qu'il avait établi, grâce aux deux petits gardes, un système de correspondance clandestine avec sa femme. Il recevait une lettre de loin en loin. Il offrit à Rieux de le faire profiter de son système et celui-ci accepta. Il écrivit, pour la première fois depuis de longs mois, mais avec les plus grandes difficultés. Il y avait un langage qu'il avait perdu. La lettre partit. La réponse tardait à venir. De son côté, Cottard prospérait et ses petites spéculations l'enrichissaient. Quant à Grand, la période des fêtes ne devait pas lui réussir. Le Noël de cette année-là fut plutôt la fête de l'Enfer que celle de l'Évangile. Les boutiques vides et privées de lumière, les chocolats factices ou les boîtes vides dans les vitrines, les tramways chargés de figures sombres, rien ne rappelait les Noëls passés. Dans cette fête où tout le monde, riche ou pauvre, se rejoignait jadis, il n'y avait plus de place que pour les quelques réjouissances solitaires et honteuses que des privilégiés se procuraient à prix d'or, au fond d'une arrière-boutique crasseuse. Les églises étaient emplies de plaintes plutôt que d'actions de grâces. Dans la ville morne et gelée, quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçait. Mais personne n'osait leur annoncer le dieu d'autrefois, chargé d'offrandes, vieux comme la peine humaine, mais nouveau comme le jeune espoir. Il n'y avait plus de place dans le coeur de tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là même qui empêche les hommes de se laisser aller à la mort et qui n'est qu'une simple obstination à vivre. La veille, Grand avait manqué son rendez-vous. Rieux, inquiet, était passé chez lui de grand matin sans le trouver. Tout le monde avait été alerté. Vers onze heures, Rambert vint à l'hôpital avertir le docteur qu'il avait aperçu Grand de loin, errant dans les rues, la figure décomposée. Puis il l'avait perdu de vue. Le docteur et Tarrou partirent en voiture à sa recherche. À midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrement sculptés dans le bois. Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption. Et ces larmes bouleversèrent Rieux parce qu'il les comprenait et qu'il les sentait aussi au creux de sa gorge. Il se souvenait lui aussi des fiançailles du malheureux, devant une boutique de Noël, et de Jeanne renversée vers lui pour dire qu'elle était contente. Du fond d'années lointaines, au coeur même de cette folie, la voix fraîche de Jeanne revenait vers Grand, cela était sûr. Rieux savait ce que pensait à cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort et qu'il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d'un être et le coeur émerveillé de la tendresse. Mais l'autre l'aperçut dans la glace. Sans cesser de pleurer, il se retourna et s'adossa à la vitrine pour le regarder venir. « Ah ! docteur, ah ! docteur «, faisait-il. Rieux hochait la tête pour l'approuver, incapable de parler. Cette détresse était la sienne et ce qui lui tordait le coeur à ce moment était l'immense colère qui vient à l'homme devant la douleur que tous les hommes partagent. « Oui, Grand, dit-il. -- Je voudrais avoir le temps de lui écrire une lettre. Pour qu'elle sache... et pour qu'elle puisse être heureuse sans remords... « Avec une sorte de violence, Rieux fit avancer Grand. L'autre continuait, se laissant presque traîner, balbutiant des bouts de phrase. « Il y a trop longtemps que ça dure. On a envie de se laisser aller, c'est forcé. Ah ! docteur ! J'ai l'air tranquille comme ça. Mais il m'a toujours fallu un énorme effort pour être seulement normal. Alors maintenant, c'est encore trop. « Il s'arrêta, tremblant de tous ses membres et les yeux fous. Rieux lui prit la main. Elle brûlait. « Il faut rentrer. « Mais Grand lui échappa et courut quelques pas, puis il s'arrêta, écarta les bras et se mit à osciller d'avant en arrière. Il tourna sur lui-même et tomba sur le trottoir glacé, le visage sali par des larmes qui continuaient de couler. Les passants regardaient de loin, arrêtés brusquement, n'osant plus avancer. Il fallut que Rieux prît le vieil homme dans ses bras. Dans son lit maintenant, Grand étouffait : les poumons étaient pris. Rieux réfléchissait. L'employé n'avait pas de famille. À quoi bon le transporter ? Il serait seul, avec Tarrou, à le soigner... Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l'oeil éteint. Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminée avec les débris d'une caisse. « Ça va mal «, disait-il. Source : Camus (Albert), la Peste, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1972. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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« Le Noël de cette année-là fut plutôt la fête de l’Enfer que celle de l’Évangile.

Les boutiques vides et privées de lumière, les chocolats factices ou les boîtes vides dans les vitrines, les tramways chargés de figures sombres, rien ne rappelait les Noëls passés.

Dans cette fête où tout le monde, riche ou pauvre, se rejoignait jadis, il n’y avait plus de place que pour les quelques réjouissances solitaires et honteuses que des privilégiés se procuraient à prix d’or, au fond d’une arrière-boutique crasseuse.

Les églises étaient emplies de plaintes plutôt que d’actions de grâces.

Dans la ville morne et gelée, quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçait.

Mais personne n’osait leur annoncer le dieu d’autrefois, chargé d’offrandes, vieux comme la peine humaine, mais nouveau comme le jeune espoir.

Il n’y avait plus de place dans le cœur de tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là même qui empêche les hommes de se laisser aller à la mort et qui n’est qu’une simple obstination à vivre. La veille, Grand avait manqué son rendez-vous.

Rieux, inquiet, était passé chez lui de grand matin sans le trouver.

Tout le monde avait été alerté.

Vers onze heures, Rambert vint à l’hôpital avertir le docteur qu’il avait aperçu Grand de loin, errant dans les rues, la figure décomposée.

Puis il l’avait perdu de vue.

Le docteur et Tarrou partirent en voiture à sa recherche. À midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrement sculptés dans le bois.

Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption.

Et ces larmes bouleversèrent Rieux parce qu’il les comprenait et qu’il les sentait aussi au creux de sa gorge.

Il se souvenait lui aussi des fiançailles du malheureux, devant une boutique de Noël, et de Jeanne renversée vers lui pour dire qu’elle était contente.

Du fond d’années lointaines, au cœur même de cette folie, la voix fraîche de Jeanne revenait vers Grand, cela était sûr.

Rieux savait ce que pensait à cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d’un être et le cœur émerveillé de la tendresse. Mais l’autre l’aperçut dans la glace.

Sans cesser de pleurer, il se retourna et s’adossa à la vitrine pour le regarder venir. « Ah ! docteur, ah ! docteur », faisait-il. Rieux hochait la tête pour l’approuver, incapable de parler.

Cette détresse était la sienne et ce qui lui tordait le cœur à ce moment était l’immense colère qui vient à l’homme devant la douleur que tous les hommes partagent. « Oui, Grand, dit-il. — Je voudrais avoir le temps de lui écrire une lettre.

Pour qu’elle sache… et pour qu’elle puisse être heureuse sans remords… » Avec une sorte de violence, Rieux fit avancer Grand.

L’autre continuait, se laissant presque traîner, balbutiant des bouts de phrase. « Il y a trop longtemps que ça dure.

On a envie de se laisser aller, c’est forcé.

Ah ! docteur ! J’ai l’air tranquille comme ça.

Mais il m’a toujours fallu un énorme effort pour être seulement normal.

Alors maintenant, c’est encore trop.

» Il s’arrêta, tremblant de tous ses membres et les yeux fous.

Rieux lui prit la main.

Elle brûlait. « Il faut rentrer.

» Mais Grand lui échappa et courut quelques pas, puis il s’arrêta, écarta les bras et se mit à osciller d’avant en arrière.

Il tourna sur lui-même et tomba sur le trottoir glacé, le visage sali par des larmes qui continuaient de couler.

Les passants regardaient de loin, arrêtés brusquement, n’osant plus avancer.

Il fallut que Rieux prît le vieil homme dans ses bras. Dans son lit maintenant, Grand étouffait : les poumons étaient pris.

Rieux réfléchissait.

L’employé n’avait pas de famille.

À quoi bon le transporter ? Il serait seul, avec Tarrou, à le soigner… Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l’œil éteint.

Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminée avec les débris d’une caisse.

« Ça va mal », disait-il. Source : Camus (Albert), la Peste , Paris, Gallimard, coll.

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