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LA PESTE – Albert CAMUS Extrait n°2 L.A. Partie IV, cht 1, folio p.181-183. De « Enfin, les pages de Tarrou [...] » à la fin du chapitre.

Publié le 27/09/2018

Extrait du document

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Les spectateurs qui se réunissent à l'opéra cherchent à faire communion dans un lieu clos (cercle dans le cercle fermé de la ville), dans « un parterre gonflé à craquer » (l.18). Un passage précédent du livre évoque « l'affluence désordonnée [...] qui remplit toutes les salles de spectacle », « l'appétit de chaleur humaine »(p.179). Dans une situation où les hommes tendent à perdre leur humanité, la recherche des autres est un moyen pour les hommes, êtres sociaux, de consolider la conscience qu'ils ont de leur identité. Rien n'est pire que l'état de séparé ; or, c'est bien la situation dans laquelle se trouve Orphée, séparé de l'être adoré, cherchant désespérément à la récupérer, entrant dans les enfers et cherchant à convaincre Hadès de la lui redonner. Voir représenter sur scène ce que l'on craint de vivre, c'est le principe de la catharsis, l'une des fonctions de la tragédie qui, depuis Aristote (L'Art poétique, IVe s. av. JC) jusqu'aux classiques du 17ème siècle, doit susciter « terreur et pitié » pour « purger » le public des passions qui l'animent – de telle sorte qu'il puisse, mieux équilibré, faire perdurer une vie sociale stable. Le chanteur qui, mourant véritablement, vient « crever » le quatrième mur de l'illusion scénique, provoque « de terrible façon » une prise de conscience inattendue, « pour la première fois » (l.50). La tragédie prend un aspect baroque aux tonalités shakespeariennes. La référence au « theatrum mundi » est notoire ici ; « Le monde entier est un théâtre / Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs » (Shakespeare, Comme il vous plaira, 1599).

Mais cette « conscience singulière » (l.2) qui vient « à Cottard et aux pestiférés », il nous reste à en préciser la nature. La Peste, comme l'a dit Camus lui-même en parlant de son livre, « est plus qu'une chronique de la résistance. » (même si « assurément, elle n'est pas moins. ») Les « rues noires de la ville » (l.27) où les hommes ont perdu leur assurance, et qui contraste avec « la lumière éblouissante de l'avant-rideau » (l.20-21) peuvent faire écho aux rues de Paris pendant l'Occupation. Mais l'appel au mythe donne au passage une portée symbolique toute particulière. L'œuvre de Camus dans son ensemble est constituée de deux « cycles » : celui de l'absurde, et celui de la révolte. D'autres mythes antiques ont déjà été exploités par l'auteur avant la rédaction de La Peste, en particulier celui de Sisyphe qui, condamné à remonter perpétuellement en haut du mont Tartare un rocher qui redescend avant qu'il ne soit parvenu au sommet, est à ses yeux l'image même de l'absurde de l'existence. La troupe obligée de « rejouer son spectacle, une fois par semaine » (l.11-12) et les spectateurs qui viennent « ainsi, depuis des mois, chaque vendredi » (l.12) sont une autre évocation de l'aspect cyclique infernal d'une existence devenue absurde. Sisyphes modernes, ils tentent de s'oublier dans leur occupation répétée. Le divertissement, selon les célèbres Pensées du philosophe du 17ème siècle Blaise Pascal, ce divertissement auquel s'adonne l'être humain n'est qu'un moyen désespéré d'oublier que l'on doit mourir. L'homme cherche à esquiver l'idée de la mort, mais les spectateurs, dans notre texte, se la voient rappeler de manière violente et radicale par le chanteur qui, de manière anachronique, dans son costume à l'antique provoque la résurgence de quelque chose de très ancien, qui traverse le temps et vient se rappeler à la modernité – mais de manière parodique, comme s'il l'on n'y avait plus vraiment cru. Cette prise de conscience est tellement insupportable que les spectateurs fuient les lieux ; ce que Camus remet sans doute le plus en question, c'est la lâcheté de l'homme fuyant. Pour Pascal, la seule solution à l'angoisse existentielle, c'est la foi en Dieu (il faut « parier » qu'il existe). Chez Camus, qui n'était pas croyant (autres temps, autres mœurs : la seconde guerre mondiale est passée par là), l'homme doit garder la conscience de l'absurde, et la seule issue pour rester un homme est la révolte. L'homme révolté est celui qui décide d'agir, et de se battre, au quotidien – à l'image de Tarrou, par exemple, qui, comme Cottard (mais pour d'autres raisons ; lui se satisfait de la situation), n'est pas sorti, s'est seulement levé, resté « en face d'une des images de ce qui était leur vie d'alors » (l.61-62). Face au constat, l'homme doit choisir – non pas comme la troupe qui se voit (l'oxymore est révélateur) « contrainte, après accord » (l.10), ni, comme le chanteur qui, parodiquement, « choisit » (l.45) de s'effondrer de manière grotesque. C'est l'exigence même de la liberté.

 

 

Nous avons cherché à montrer que cet extrait de La Peste constitue une sorte de synthèse du roman, ce qui justifierait l'importance que le narrateur lui accorde. Nous avons vu que le texte forme un vrai récit à part entière, dont l'efficacité narrative est à l'image du grand récit dans lequel il s'inscrit. La tonalité ironique, l'emploi de l'humour noir constituent une forme de critique sociale, mais nous ont conduit aussi à réfléchir à la dimension philosophique du passage.

Comme dans l'ensemble du roman, la distance humoristique avec lequel le récit est mené permet d'éviter tout excès de pathétique ; la sobriété de l'écriture assure cependant une plus grande intensité. La question reste malgré tout celle de la prise au sérieux. Les mises en abîme successives à l'intérieur du récit doivent, comme au théâtre, interpeller le spectateur-lecteur consommateur de spectaculaire. « L'atmosphère difficile de cette époque » peut être celle de l'Occupation – mais prend la dimension du mythe. La représentation a toujours lieu, le cycle est sans cesse reproduit et nous en sommes les acteurs perpétuels.

Avec la conscience, Eurydice disparaît dans la nuit. Selon le philosophe Vladimir Jankélévitch, dans son essai sur La Mort (1966), une véritable prise au sérieux de notre finitude repose sur trois critères : l'effectivité (je vais vraiment mourir), l'imminence (je mourrai bientôt), le concernement personnel (c'est moi, et pas quelqu'un d'autre, qui dois mourir). Cette prise au sérieux, c'est probablement ce à quoi nous invite ce chanteur grotesque qui se jette sur nous le corps ouvert. Et plutôt que nous faire fuir lamentablement, elle doit, nous dit Camus, réveiller en nous une révolte profonde.

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« formaliser sa réflexion autour des notions d'absurde et de révolte dans l'existence, outre des romans et des essais philosophiques (Le Mythe de Sisyphe, par exemple, où Camus évoque le cycle infernal de la condition humaine), il a également écrit des pièces de théâtre, genre littéraire qui permet la représentation incarnée des agitations des hommes.Un passage du roman La Peste (1947) place l'action du récit dans une salle de spectacle, un opéra où l'on joue l'Orphée et Eurydice du compositeur allemand Gluck (1762).

À la fin du premier chapitre de la quatrième partie, deux personnages du récit, Tarrou et Cottard, assistent à la représentation dans l'opéra municipal d'Oran.

La peste est apparue dans la ville au printemps, la cité est refermée sur elle-même depuis le mois de mai et, en ce mois de septembre ou octobre, l'épidémie bat son plein : les morts sont innombrables et le désespoir grandit chez les habitants.

Les personnages qui luttent sont épuisés et ne perçoivent plus vraiment de terme à la situation.

Pourtant, les habitants cherchent encore à se divertir, pour oublier la situation, et l'opéra de Gluck, joué chaque semaine par une troupe itinérante qui s'est retrouvée coincée dans la ville, fait salle comble à chaque représentation.

Le narrateur du roman reprend un épisode raconté dans les carnets d'Orou : Cottard et Orou se rendent à l'opéra mais, pendant la représentation, le chanteur qui incarne le rôle-titre d'Orphée meurt sur scène, frappé par la peste, et la salle, dans la confusion, évacue les lieux rapidement.

« Ce récit restitue à peu près l'atmosphère difficile de cette époque et c'est pourquoi le narrateur y attache de l'importance.

» (l.3-5).

Cette importance accordée à l'épisode peut nous interpeller ; cette volonté de mettre en avant ce qui pourrait n'être qu'« anecdotique » (bien qu'il s'agisse de la mort d'un homme – mais il y en a tellement d'autres...) doit nous faire réfléchir aux intentions profondes de l'auteur.

Sans doute cet extrait constitue-t-il une synthèse du roman dans son ensemble.

C'est ce que nous essayerons de démontrer. Ce passage, pris isolément, est d'une unité formelle particulièrement forte : l'étude de la dramatisation du récit nous permettra de le mettre en évidence.

Mais les intentions qui portent ce texte resteront à éclaircir.

Nous montrerons dans quelle mesure le texte propose une vision critique de l'attitude des habitants de la ville, puis nous tenterons d'éclairer la portée symbolique d'une écriture qui, à l'image de l'ensemble du roman, donne à ce récit une dimension toute particulière. Nous avons affirmé d'emblée que ce court récit, à l'intérieur du roman, est d'une unité narrative forte. Plusieurs éléments nous permettent en effet de le penser. L'énonciation mise en œuvre ici, comme dans le roman dans son ensemble, est assez complexe.

Le premier niveau d'énonciation relève du récit cadre ; le narrateur – dont on ne saura qu'à la fin qu'il s'agit de Rieux lui-même – se désigne à la 3ème personne (« le narrateur », l.5) – bien que des marques de la première personne apparaissent malgré tout et le rangent parmi les habitants de la ville : « notre théâtre » (l.12), « nos concitoyens » (l.18).

Le présent d'énonciation (ou d'actualité) employé dans le premier paragraphe correspond au moment de l'écriture ; « les pages de Tarrou se terminent sur un récit [...] » (l.1) : le narrateur les a sous les yeux comme un document qu'il consulte.

Ce récit est employé pour sa valeur de témoignage.

La distanciation qu'adopte le narrateur est censée assurer une démarche « objective » et l'exposition des choix et de la visée vont dans ce sens : restituer « à peu près l'atmosphère difficile de l'époque.

» Une autre raison peut être supposée malgré tout dans le choix de reporter ce récit, et d'y attacher de l'importance.

Le narrateur, Rieux, rédige ce récit après coup, après la fin des événements.

Or, sa femme est morte et, même si dans l'ensemble du roman il n'évoque sa douleur qu'avec une grande distance et une pudeur des sentiments, il en est affecté.

La figure d'Orphée pleurant Eurydice ne peut pas ne pas faire écho en lui – même si rien dans le texte ne l'indique.

Dans tous les cas, les carnets de Tarrou sont. »

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