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Carole PATEMAN Féminisme et démocratie

Publié le 19/10/2016

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Carole PATEMAN

Féminisme et démocratie

Sans changements radicaux au niveau de la vie personnelle et domestique, on ne pourra atteindre ni une situation libérale d'égalité des opportunités, ni une situation de citoyenneté active, participative et démocratique pour tous. Les luttes du mouvement féministe des cent cinquante dernières années ont apporté beaucoup. Une femme exceptionnelle peut aujourd'hui devenir Premier ministre - mais cela n'enlève rien à la structure de la vie sociale des femmes ordinaires en général, des femmes comme catégorie sociale. En effet, celles-ci continuent à occuper une position incertaine en tant qu'individus, travailleuses et citoyennes, alors que l'opinion publique fait encore écho à la déclaration de Rousseau selon laquelle la nature elle-même a décrété que la femme (...) devrait être à la merci du jugement de l'homme. Parmi tous les changements nécessaires à la construction d'une société véritablement démocratique, l'instauration d'une vie personnelle et sexuelle libre et égalitaire est le plus difficile à atteindre. Car ce n'est pas quelque chose qui est en dehors de la vie quotidienne et que l'on peut défendre à coup de slogans abstraits, alors que l'assujettissement des femmes continue comme auparavant. Les idéaux et les politiques démocratiques doivent être mis en pratique dans la cuisine, la chambre des enfants et la chambre à coucher ; comme l'écrit J. S. Mill, ils ont « [leur] racine dans le coeur de tout individu mâle chef de famille, et de tous ceux qui se voient dans l'avenir investis de cette dignité, la personne et le foyer de chaque chef de famille masculin, et de toute personne qui se réjouit de l'être un jour ». C'est un fait biologique naturel que ce soient les femmes qui portent des enfants, mais cela ne justifie en rien qu'il faille séparer la vie sociale en deux sphères sexuellement déterminées, la vie privée (la femme) et l'activité publique (l'homme). Cette division est fondée sur une extrapolation erronée de l'argument concernant la nécessité naturelle de reproduction. Il n'y a rien dans la nature qui empêche le père de partager équitablement l'éducation de ses enfants, même si l'organisation de la vie sociale et économique rend cela difficile. Les femmes ne peuvent gagner une position égale dans une vie démocratique productive et dans la citoyenneté si elles continuent à être considérées comme vouées à une seule et unique fonction naturelle. De même, les pères ne peuvent pas participer de façon égale aux activités d'éducation des enfants si nous ne changeons notre conception du « travail » et de la structure de la vie économique.

Le débat, commencé il y a plus de trois cents ans - lorsque les premiers théoriciens du contrat social opposèrent leurs arguments basés sur les conventions sociales à ceux des penseurs patriarcaux qui se référaient à la nature - est loin d'être enterré. Il manque encore une conceptualisation démocratique appropriée de la relation entre la nature et les conventions sociales. 

Pour que le débat s'achève sur d'heureuses conclusions, il est impératif de procéder à quelques reconceptualisations radicales permettant l'élaboration d'une théorie compréhensive de la véritable pratique démocratique. La recherche théorique féministe récente offre de nouvelles perspectives et apports à la théorie et à la pratique démocratique, y compris sur les questions de l'individualisme et de la démocratie participative ; elle propose aussi une conception appropriée de la vie « politique ». Durant la plus grande partie du siècle passé, il a été difficile d'imaginer à quoi pourrait ressembler une vie sociale démocratique. Les partis politiques dominés par les hommes, ainsi que leurs théoriciens, ont essayé d'enterrer les vieux mouvements politiques utopistes, qui font partie de l'histoire de la lutte pour la démocratie et pour l'émancipation des femmes, et qui se sont engagés en faveur de certaines organisations et activités politiques précurseurs. La leçon que nous devons retenir du passé est qu'une théorie et une pratique « démocratiques », qui ne soient pas à la fois féministes, servent simplement à maintenir une forme fondamentale de domination et se moquent, par conséquent, des idéaux et des valeurs que la démocratie est supposée incarner.

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