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Claudel, le Soulier de satin (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Claudel, le Soulier de satin (extrait). « Le pire n'est pas toujours sûr «, dit aussi le titre du Soulier de satin. Pourtant, le thème du sacrifice est omniprésent dans ce drame théologique en quatre journées où Claudel, tressant les intrigues, célèbre, à travers le destin du conquistador Rodrigue, la vie comme une quête spirituelle où se réaccomplit la Création divine. C'est, en effet, le renoncement et ses propriétés rédemptrices qui nourrissent la pièce : conduits par la Grâce qui les tenaille, Rodrigue et son amante Prouhèze se débattent contre le péché que leur union représente aux yeux de Dieu, mais aussi de ceux du juge Pelage et du roi d'Espagne. Le Soulier de satin de Paul Claudel (troisième journée, scène 10) LE VICE-ROI [...] Rappelez-moi donc cette chanson qu'ils chantaient tous ensemble et que j'aimais tant. DOÑA ISABEL, chantant : Sur la plaine de l'Océan Vers les Quatre-vingts Î-les Je m'avance en ramant Ta ra ra ta ta ta ! Ta ra ra ta ta ta ! Frappant sur le bois de la guitare avec le poing. L'orchestre qui s'était mis à accompagner en sourdine continue tout seul quelques moments puis s'arrête tout à coup. LE VICE-ROI Ah ! moi aussi sur la plaine de l'Océan vers les Quatre-vingts Îles Quand est-ce que je me mettrai en route ? DOÑA ISABEL Quoi, Monseigneur, seriez-vous las de votre Amérique ? LE SECRÉTAIRE Voilà plus d'un jour déjà que Son Altesse et moi nous sommes un peu las de notre Amérique, comme vous dites. DOÑA ISABEL Vous ai-je pas entendu répéter souvent, alors que vous bâtissiez ce palais, maintenant si tristement endommagé, Quelle était comme votre propre corps ? LE SECRÉTAIRE On se lasse de son propre corps. DOÑA ISABEL En tout ce que vous entreprenez n'avez-vous pas réussi ? LE SECRÉTAIRE Nous n'avons que trop réussi. Cet Almagro, par exemple, sur qui nous fondions tant d'espoir, un vrai mouton bêlant ! DOÑA ISABEL Cette Amérique que vous avez faite, est-ce qu'elle se passera de vous ? LE SECRÉTAIRE Fort bien. Elle ne s'en passe que trop. DOÑA ISABEL Seigneur, pourquoi vous taisez-vous ainsi sans parler et laissez-vous ce valet répondre à votre place ? LE VICE-ROI Est-ce que ses réponses n'en valent pas une autre ? J'aime écouter Rodilard. Tout le jour pendant que je fais le vice-roi il se tient à son bureau, écrivant, copiant, reportant d'un papier sur l'autre. Ma destinée sans doute. Et de temps en temps il me favorise de quelque réflexion et annotation marginale. DOÑA ISABEL Vous ne m'aimez pas. LE SECRÉTAIRE, avec un cri aigu. Hi ! ma parole, vous allez me faire faire des fautes ! J'allais écrire : Vous ne m'aimez pas, sur l'enveloppe. Monsieur le Corregidor Ruiz Zeballos, à Vounemémépaz. Ce n'est pas un pays pour un corregidor. Je ne sais si Votre Altesse s'est aperçue à quel point cette dame ici présente est éprise de nous. Une complaisance de coeur. Un tendre sentiment. Est-ce Don Rodrigue qu'elle aime ? est-ce le Vice-Roi ? Pas moyen de le savoir. On intéresse facilement ces dames un peu fortes qui commencent à prendre de l'âge. Un peu forte, mais encore jolie. DOÑA ISABEL, chantant à voix très basse : Oubliée... Continué par une flûte aiguë sur une seule note decrescendo ppp. LE VICE-ROI, les yeux baissés, presque indistinct. Non, non, mon cher amour, je ne vous ai pas oubliée ! DOÑA ISABEL Ah ! je savais bien que je saurais trouver le mot qui fait que votre coeur tressaille ! LE SECRÉTAIRE Vous ne trouverez son coeur que par la porte du souvenir. DOÑA ISABEL Pour me faire entendre il suffit que je prenne la voix d'une autre. LE VICE-ROI Achevez. Je veux entendre la suite. DOÑA ISABEL J'ai oublié. (Quelques notes sur la guitare. Elle chante :) J'ai oublié. (Elle parle :) Je ne sais plus. J'ai oublié. Je me suis oubliée moi-même. (Elle chante :) Depuis que tu n'es plus avec moi je me suis oubliée moi-même ! Musique dans le mur pianissimo et tout à fait cacophonique. Elle se tait, un instrument après l'autre. LE VICE-ROI J'aime la manière dont chante notre Isabel, ce ne sont pas des notes sur des lignes, ainsi dans la forêt chante cet oiseau qu'on appelle rialejo ! Et j'aime aussi ce petit tapage dans le mur qui continue une fois qu'elle a fini. Ainsi quand on lance une pierre dans un fourré on entend les autres pierres qui se mettent en branle et toutes sortes de choses ailées qui s'envolent. Parfois même quelque animal bien loin qui se sauve en bondissant. DOÑA ISABEL Quand je suis avec d'autres, je ne chante pas de la même manière. Pourquoi me forcer, Monseigneur, à trébucher sur ces chemins obscurs ? Quand je suis seule, j'aime plutôt à me répéter un de ces chants de notre vieille Espagne. Un de ces airs qu'on entend le soir autour de la fontaine sous les grands châtaigniers : « Muy mas clara que la luna... « « Desde aquel doloroso momento... « Cette Espagne que ni vous ni moi nous ne reverrons plus. LE VICE-ROI Ca m'est égal. Qui me parlait de souvenir tout à l'heure ? J'ai horreur du passé ! J'ai horreur du souvenir ! Cette voix que je croyais entendre tout à l'heure au fond de moi derrière moi, Elle n'est pas en arrière, c'est en avant qu'elle m'appelle ; si elle était en arrière elle n'aurait pas une telle amertume et une telle douceur ! Perce mon coeur avec cette voix inconnue, avec ce chant qui n'a jamais existé ! J'aime ce rythme blessé et cette note qui s'altère ! Avec ce chant qui dit le contraire des paroles, la même chose et le contraire ! Avec cette voix qui essaye de me faire entendre l'inconnu et qui ne réussi pas à dire en ordre ce qu'elle veut, mais ce qu'elle ne veut pas me plaît aussi ! LE SECRÉTAIRE Je ne saurais exprimer le scandale et la réprobation que me font éprouver les paroles de Votre Altesse. La musique dans le mur à petit bruit cherchant un air qui se forme peu à peu. DOÑA ISABEL, écoutant la musique : Oubliée, Je me suis oubliée moi-même, Mais qui prendra soin de ton âme... La chanteuse et la musique s'interrompent en même temps. LE SECRÉTAIRE Il faudrait quelque chose comme : Maintenant que tu m'as laissée sortir. Mais c'est de la fichue prosodie. DOÑA ISABEL, chantant seule, la musique se tait : Mais qui prendra soin de ton âme Maintenant que je n'y suis plus, Maintenant que je ne suis plus avec toi ! Mais qui prendra soin de ton âme Maintenant que je ne suis plus avec toi ! (Parlé :) Pour toujours ? (Elle chante :) Pour toujours ! pour toujours ! maintenant que je ne suis plus avec toi pour toujours ! LE VICE-ROI, les yeux baissés : Il n'y avait qu'un mot à dire pour que je reste pour toujours avec toi. DOÑA ISABEL, chantant : Pour toujours avec toi ! pour toujours avec toi ! (Elle parle :) Mais ce mot, qui sait si elle ne l'a pas dit ? LE SECRÉTAIRE Son Altesse probablement n'a jamais entendu parler de la lettre à Rodrigue ? LE VICE-ROI Il n'y a pas de lettre à Rodrigue. DOÑA ISABEL Il y a une lettre à Rodrigue. Et là-bas derrière nous de l'autre côté de la mer, Il y a une femme qui attend depuis dix ans la réponse. (Elle chante. Contrariée par l'orchestre dans le mur :) De la nuit où je repose solitaire Jusqu'au lever du jour, Combien le temps est long, Combien les heures sont longues ! Le sais-tu ? le sais-tu, dis-moi ? LE SECRÉTAIRE Son Altesse me permettra peut-être de répondre à sa place qu'Elle le sait. (La nuit survient. On a apporté sur la table un candélabre allumé.) LE VICE-ROI Isabel, où est cette lettre ? DOÑA ISABEL Là sur cette table, je l'ai remise à votre Secrétaire. LE SECRÉTAIRE Votre Altesse m'excusera. Je pensais la lui remettre dans un moment, une fois la signature terminée. LE VICE-ROI Donne-moi la lettre. (Il regarde la suscription.) C'est bien mon nom. C'est bien son écriture. Prouhèze il y a dix ans. (Il ouvre la lettre et essaye de lire. Ses mains tremblent.) Je ne peux pas lire. Source : Claudel (Paul), le Soulier de satin, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1957. 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« Ma destinée sans doute. Et de temps en temps il me favorise de quelque réflexion et annotation marginale. DOÑA ISABEL Vous ne m’aimez pas. LE SECRÉTAIRE , avec un cri aigu. Hi ! ma parole, vous allez me faire faire des fautes ! J’allais écrire : Vous ne m’aimez pas, sur l’enveloppe. Monsieur le Corregidor Ruiz Zeballos, à Vounemémépaz. Ce n’est pas un pays pour un corregidor. Je ne sais si Votre Altesse s’est aperçue à quel point cette dame ici présente est éprise de nous.

Une complaisance de cœur.

Un tendre sentiment. Est-ce Don Rodrigue qu’elle aime ? est-ce le Vice-Roi ? Pas moyen de le savoir. On intéresse facilement ces dames un peu fortes qui commencent à prendre de l’âge. Un peu forte, mais encore jolie. DOÑA ISABEL , chantant à voix très basse : Oubliée… Continué par une flûte aiguë sur une seule note decrescendo ppp. LE VICE -ROI , les yeux baissés, presque indistinct. Non, non, mon cher amour, je ne vous ai pas oubliée ! DOÑA ISABEL Ah ! je savais bien que je saurais trouver le mot qui fait que votre cœur tressaille ! LE SECRÉTAIRE Vous ne trouverez son cœur que par la porte du souvenir. DOÑA ISABEL Pour me faire entendre il suffit que je prenne la voix d’une autre. LE VICE -ROI Achevez.

Je veux entendre la suite. DOÑA ISABEL J’ai oublié. (Quelques notes sur la guitare.

Elle chante :) J’ai oublié. (Elle parle :) Je ne sais plus.

J’ai oublié.

Je me suis oubliée moi-même. (Elle chante :) Depuis que tu n’es plus avec moi je me suis oubliée moi-même ! Musique dans le mur pianissimo et tout à fait cacophonique.

Elle se tait, un instrument après l’autre. LE VICE -ROI J’aime la manière dont chante notre Isabel, ce ne sont pas des notes sur des lignes, ainsi dans la forêt chante cet oiseau qu’on appelle rialejo ! Et j’aime aussi ce petit tapage dans le mur qui continue une fois qu’elle a fini. Ainsi quand on lance une pierre dans un fourré on entend les autres pierres qui se mettent en branle et toutes sortes de choses ailées qui s’envolent.. »

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