Si un objet se présentait à nous et qu'on nous demande de nous
prononcer sur l'effet qui en résultera sans consulter
l'expérience passée, de quelle manière faut-il, je vous prie,
que l'esprit procède dans cette opération ? Faut-il qu'il
invente ou qu'il imagine un événement qu'il attribuera à l'objet
comme effet ? Manifestement, il faut que cette invention soit
entièrement arbitraire. L'esprit ne peut jamais trouver l'effet
dans la cause supposée par la recherche et l'examen les plus
précis. Car l'effet est totalement différent de la cause et, par
suite, on ne peut jamais l'y découvrir. Le mouvement de la
seconde bille de billard est un événement absolument distinct du
mouvement de la première ; il n'y a rien dans l'un qui suggère
la plus petite indication sur l'autre. Une pierre ou un morceau
de métal élevés en l'air et laissés sans support tombent
immédiatement ; mais, à considérer la question a priori,
découvrons-nous rien dans cette situation qui puisse engendrer
l'idée d'une chute plutôt que d'une élévation ou de tout autre
mouvement, dans la pierre ou le morceau de métal ?
De même que la
première imagination ou invention d'un effet particulier est,
dans toutes les opérations naturelles, arbitraire si nous ne
consultons pas l'expérience, de même il nous faut aussi
considérer comme tel le lien supposé entre la cause et l'effet,
qui les lie l'un à l'autre et rend impossible qu'un autre effet
puisse résulter de l'opération de cette cause. Quand je vois,
par exemple, une bille de billard qui se meut en ligne droite
vers une autre, à supposer même que le mouvement de la seconde
bille me soit accidentellement suggéré comme résultat de leur
contact ou de l'impulsion, ne puis-je pas concevoir que cent
événements différents pourraient aussi bien suivre de cette
cause ? Les billes ne peuvent-elles toutes deux rester en repos
absolu ?
La connaissance désigne l'activité par laquelle l'homme se propose de
comprendre ce qu'il vit et ce qui l'entoure. Or le premier contact que nous
avons avec les choses du monde s'opère par l'intermédiaire de nos sens.
Sentir doit donc ici être entendu dans son sens premier : éprouver des
sensations. Montrez donc d'abord que toute connaissance commence
nécessairement par une sensation, celle-ci désignant précisément le fait
qu'une impression organique devienne consciente. Cependant, par nature, la
sensation semble éphémère, liée à une expérience singulière et donc
subjective. Expliquez donc pourquoi l'exigence de connaissance nous pousse
nécessairement au-delà de ce simple fait de sentir, mais demandez- vous
alors si ces extensions ou abstractions ne sont pas en fait que des
"transformations" de la sensation.
Il s’agit en fait de dépasser l’opposition simpliste de deux positions ; la première qui considère que la connaissance découle de la seule expérience sensible, l’esprit étant une « table rase « (empirisme), et la deuxième affirmant que les éléments premiers de la connaissance sont en notre esprit comme des « semences de vérité «, connaissables par une évidence immédiate (innéisme de Descartes).
On peut en effet affirmer avec Kant que toute connaissance débute avec l’expérience, mais qu’elle n’en découle pas entièrement, dans la mesure où l’expérience sensible n’est que la « matière « de cette dernière. La connaissance est le résultat d’une organisation abstraite de ces matériaux sensible. Il semble donc que si connaître débute avec le sentir, la sensation seule ne suffise pas pour constituer une connaissance.
Le problème est dès lors le suivant. Ces structures, que Kant considère comme a priori et qui permettent à la connaissance de se constituer à partir de données sensibles sont-elles conditionnées par le sensible ou y sont-elles irréductibles ?