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dissertation Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil

Publié le 11/04/2011

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L’Œuvre de Cyrano de Bergerac est souvent présentée comme un récit de voyage imaginaire où s’exprime la libre pensée de l’auteur.

Or, pour le critique contemporain qui affirme que Cyrano de Bergerac «mène un combat contre l’oppression inscrite dans tous les conformismes et il avait besoin, pour cela, d’exemples d’une liberté subversive, d’attitudes sacrilèges, de comportements intempestifs. Sous leurs diverses formes, les figurations du corps en seront le réservoir infini», l’œuvre serait davantage un combat, une lutte plutôt qu’une libre pensée s’exprimant sans contraintes. Il semblerait que le critique littéraire nous embarque dans une véritable guerre. C’est œuvre est-elle alors qu’une œuvre engagé? Par delà même s’agit-il d’une œuvre qui doit s’en cesse attaquer et dénoncer?

Ainsi Cyrano aurait besoin de lutter contre un abus d’autorité qui semblerait s’imposer avec violence. L’auteur de la citation va même jusqu’à expliciter que cette autorité, cette « oppression » émanerait de tous « les conformismes », donc de la soumission

 

aux usages, aux règles morales communément admises. Cependant, s’il y a « conformismes », qui en pose les règles? C’est en ce sens que Cyrano aurait besoin de tout ce qui est subversif, sacrilège et intempestif. Tout ce qui tend à menacer, à provoquer ou à renverser l'ordre établi

. Selon le critique, tout ceci se trouve dans les diverses figurations du corps que propose Cyrano. Et cela à un point tel que les figurations du corps deviennent le moyen principal de l’anticonformisme. Les figurations du corps ne seraient alors qu’une arme, qu’un moyen d’action pour dénoncer les conformismes? Les figurations du corps ne pourraient-elles pas avoir leurs propres valeurs intrinsèques?

Cette vision d’une œuvre presque guerrière et donc corporelle fait se demander si les objectifs des figurations du corps ne sont pas plus pacifiques et donc spirituelles?

On peut alors se demander si les figurations du corps chez Cyrano ne sont pas le moyen physique de représenter des libres pensées?

Dans un premier temps nous allons observer comment Cyrano présente une œuvre conforme aux réalités terrestres. Ensuite l‘auteur n‘oublie pas de montrer un corps qui s‘émancipe. En dernier lieu, le lecteur peut voir un corps libre d’apprécier les autres mondes.

 

Les autres mondes sont un moyen efficace pour Cyrano de présenter une œuvre conforme aux réalités du XVIIème siècle quelles soient sociale, politique, religieuse,… c’est alors le modèle parfait du corps enfermé que Cyrano propose à son lecteur.

Dans une première approche, il semble évident de signaler que Cyrano est avant tout un écrivain. En ce sens, les premières marques de l’omnipotence du XVIIème siècle se retrouvent dans l‘oppression littéraire. C‘est avec cet objectif que Claudine Nédélec présente les codes littéraires à respecter dans Les langues des autres. En effet, Cyrano fait un véritable travail par rapport aux habitudes romanesques du temps. Selon Pioffet, les auteurs romanesques ont tendance à gommer les réalités linguistiques et à très peu usité de termes étrangers en ayant recours à des héros polyglottes. Nédélec continue en expliquant que les auteurs d’utopie voient la langue sous la forme d’une communication universelle. Cette forme d’universalité est restrictive dans le sens où tout le monde parle la même langue donc tout le monde est le même et donc le pouvoir a une maîtrise bien plus simple de tout le peuple. Ainsi, en revenant à Cyrano, on se rend compte que ce dernier souligne presque toujours les caractéristiques linguistiques. Pour sa part, Sylvie Requemora, dans Voyage astral et récit de voyage dans les Etats et Empires de la Lune et du Soleil souligne que la critique rend compte qu’en 1657 et 1662, les versions des romans de Cyrano inscrivent les textes dans le genre du roman comique. Cependant, les manuscrits de Cyrano inscrivent le texte dans la tradition des récits de voyage. On voit bien avec cet exemple les exigences et oppressions du temps. Pour les « traditionnalistes », ce roman ne peut être lu que comme un livre faisant rire par son irréalisme. Cyrano est en accord avec son temps dans le sens où il respecte la structure du texte d’un récit de voyages. Comme le montre Sylvie Requemora, Cyrano suit « trois étapes principales: l’aller, le séjour et le retour. » Même si le retour vers la Terre n’a pas le temps d’être abordé dans Les Etats et Empires du Soleil. Ainsi, le lecteur vit au jour le jour avec le narrateur: départ de Paris (le monde de base), le voyage et ses péripéties (le Canada, le Paradis terrestre), découvertes du nouveau monde (la ville, la cour, le royaume des oiseaux, des arbres, la province des philosophes), le retour (même attitude que face aux canadiens avec ici les italiens). Enfin le retour en France permet de boucler complètement le voyage en revenant au même point de départ. On peut donc en conclure que la structure de base du récit de voyages est tout à fait respectée. Mais bien plus que la structure du récit, Cyrano reprend « les desseins habituellement énoncés par les voyageurs pour justifier leurs voyages ». On retrouve la passion de voyager comme au vers 56 des Etats et Empires de la Lune: « l‘espérance de faire réussir un si beau voyage. », le besoin de transmettre dans Les Etats et Empires du Soleil au vers 49: « Je lui racontai ensuite fort au long, toutes les particularités de mon voyage. » et l’obligation de la fuite. Cependant, Cyrano respecte une tradition littéraire qui tend déjà à faire réfléchir sur les réalités admises. En ce sens, après les Histoires vraies de Lucien, Cyrano emprunte à ce dernier les oiseaux mais surtout le non respect de la Bible (arrivée au Paradis) comme Lucien parodie la mythologie; mais aussi à l’Utopie de Thomas More, avec la construction d’une société idéale: une île de parfaite égalité sans foi chrétienne; Cyrano se rattache également à La République de Platon avec une société idéale.

Outre, le dogme littéraire strict, il ne faut pas oublier que le contexte scientifique du XVIIème siècle n’est pas celui du XXIème siècle. En effet, à cette époque l’homme est encore au centre de l’univers. C’est-ce que montre Dinah Ribard dans L’Utopie physique de Cyrano de Bergerac puisque l’on peut se rendre compte que Cyrano ne s’éloigne pas des considérations de son temps. En effet, les réalités des espaces imaginaires apparaissent comme étant de l’ordre du savoir savant et livresque notamment (avec des récits antiques et bibliques) avec les problèmes de la cosmologie ou encore du vide. On peut donc plus généralement parler de questions physiques. On peut d’ailleurs remarquer que dans les discussions dites « techniques », Cyrano ne s’écarte pas de la manière dont la physique est alors traitée.

Si l’oppression littéraire et scientifique sont bien présentes, L’oppression sociale, incarnée par la toute puissante Eglise, est bien le premier combat de Cyrano.

Afin de montrer l’oppression et donc le combat que doit mener Cyrano, ce dernier n’oublie pas de rappeler dans Les Etats et Empires de la Lune au vers 2764 de: « Songez à librement vivre ». Car s’il faut songer à librement vivre, c’est que la liberté n’est pas acquise et qu’elle sera difficilement acquise puisque seul le songe (chose irréelle) pourrait permettre la liberté. D’autre part, cette salutation lunaire n’est pas une adresse à dieu comme l’expression commune « A Dieu » mais une invitation à vivre libre. Ainsi cette salutation permet de montrer indirectement les pressions de l’Eglise au XVIIème siècle. Ces dernières sont encore plus marquées lorsque l’on sait que les propos ne sont pas tenus directement par Dyrcona habitant terrien mais bien par le démon de Socrate, habitant lunaire, qui lui ne craint rien de l’Eglise terrienne. Il paraît donc difficile de vivre librement à une époque où le corps et notamment le désir sont soumis à des règles strictes de bienséance. Ainsi, l’exemple cyranien montre que l’on ne peut être libre dans ces conditions. Car si l’homme doit sans cesse avoir une vision parallèle à celle de l’Eglise, il ne peut suivre le comportement de la nature qui, lui, permet un épanouissement des facultés naturelles et donc du corps et de l’esprit comme a pu le montrer Cavaillé dans Une pensée de l’évasion. Liberté et enfermement dans les romans cyraniens. Malheureusement, dans le contexte des guerres de religion du XVIIème siècle, les conditions sociales, politiques et idéologiques ne permettent qu’un assujettissent des corps et des esprits. En effet, cette seule solution existe puisque Cavaillé souligne que « ceux qui ne se résignent pas, qui tentent de s’affranchir des prisons sociales, morales, intellectuelles, sont poursuivis et voués à l’institution carcérale, voire à la mort ». De ce fait, le critique semble avoir raison en soulignant que Cyrano mène un combat contre l’oppression qui se trouve dans tous les conformismes puisque toute tentative de désordre est passible de mort. Il semble même, de ce point de vue, que le terme combat soit réducteur. En effet, le critique n’aurait-il pas pu parler de véritable guerre? Cet état de fait d’une société humaine oppressive se retrouve dans les œuvres même de Cyrano et notamment « à travers le long récit des péripéties toulousaines » dans Les Etats et Empires du Soleil avec les épisodes du héros accusé de sorcellerie, de l’hostilité du curé de Colignac, des songes de Dyrcona, de l’emprisonnement dans le toulousain ou encore de la poursuite dans Toulouse. Ceci permet de tirer une conclusion plus globale. En effet, Cavaillé montre que si l’auteur mène effectivement un combat, c’est bien contre toutes ces « prisons intellectuelles (les préjugés, les superstitions), sociales (tyrannie des pères, relation de servitude), morales (criminalisation de la polymorphie), de la prison proprement dite et de tout lieu, dès lors qu’il apparaît comme un lieu d’enfermement: maison, ville, pays, monde… » Cette définition semble parfaitement correspondre à la définition du critique puisqu’elle justifie le fait de devoir mener un combat.

Si le critique affirme que Cyrano mène un combat, ce n’est qu’en allant au-delà de cet état de fait que l’homme peut viser l’épanouissement du corps et donc de l’âme.

Une fois la conception de combat ou de lutte admise, il ne faut pas rester dans une opposition stricte avec les éléments perturbateurs mais chercher les moyens d’épanouissement. En ce sens, les découvertes permettent d’apporter une vision nouvelle à l’homme, signe de nouveau départ. Le corps est alors en marche d’émancipation.

Les découvertes sont d’abord ce qui affecte directement le voyageur à travers le corps. Michèle Rossellini dans son étude La mort, le sexe et la nourriture. L’usage subversif de la topique ethnographique dans Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, explique que « Le récit de voyage implique la découverte des usages et des coutumes des nations étrangères ». En effet, c’est bien cette découverte qui permet à l’homme de voir des réalités nouvelles et de pouvoir remettre en question ses propres réalités, ses propres vérités. Ainsi les découvertes faites par Dyrcona sont l’occasion d’une ouverture d’esprit propice à la remise en cause des réalités terrestres. Ces découvertes sont tout d’abord un véritable moyen de jouissance. En effet c’est à travers son corps que Dyrcona découvre de nouvelles sensations propices à une jouissance corporelle comme:  « coulaient dans mes sens tant de plaisir ». La découverte s’oppose au laisser aller du conformisme et des idées généralement admises que l’on ne remet pas en cause car elles sont admises par tous et appliquées par tous. La découverte est alors un moyen de transgression mais surtout un moyen d’évolution.

Si le voyageur se redécouvre grâce à son corps, il découvre également l’autre à travers les langues. Ainsi Claudine Nédélec, dans Un Monstre qui n’est que de langues montre que Cyrano aurait pu faire sien les propos de La Fontaine:

« Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:

Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes;

Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. »

Il s’agit ici d’une découverte capitale dans l’autre monde de Cyrano puisque tout parle, que ce soit les arbres, les choux ou encore les livres. Ceci semble s’opposer à la Terre où la parole est détenue par l’autorité et où le peuple ne peut s’exprimer. Il semble que la vision de Cyrano soit ici plus utopiste dans le sens où la parole étant à tous et pour tous elle revêt une valeur universelle. Mais au-delà de cet état de fait entre classes, Cyrano remet en cause la supériorité de l’homme sur la nature et les animaux car il n’est plus le seul à savoir parler. Par la suite l’analyse de Claudine Nédélec va plus loin, elle montre que la découverte cyranienne ne doit pas s’arrêter aux différences intrinsèques avec la Terre. En effet, c’est en découvrant ces différences que l’on se rend compte qu’elles ont le même fonctionnement que sur la Terre. Dyrcona apprend qu’il y a deux langues sur la lune: celle du peuple (gestuelle) au vers 1256: « mille grimaces dont-ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection » et celle des Grands (musicale) comme aux vers 1083-1084: « Celui des Grands n‘est autre chose qu‘une différence de tons non articulés, à peu près semblable à notre musique ». Comme le fait remarquer Claudine Nédélec, « la langue musique de la Lune est, pour les lunaires, ce que sont nos langues articulées: un logos, le signe de la raisonnabilité de celui qui « parle ». En s’attardant sur les Grands, on se rend compte, comme sur terre, que leurs idées préconçues et leur censure font légion.

Dans une autre perspective, on se rend compte que les découvertes sont également sociales. De ce point de vue, la physiognomonie joue un rôle primordial. En effet, elle agit comme une sécurité sociale avant l‘heure. Ceci est clairement explicité dans Les Etats et Empires de la Lune des vers 2309 à 2312: « Assurez-vous que, selon qu’il a reconnu votre complexion, il a diversifié l’exhalaison de votre dîner. Remarquez combien les matelas où l’on vous a fait coucher est éloigné de nos lits: sans doute il vous a jugé d’un tempérament bien différent du nôtre ».

La physiognomonie était la science qui se proposait de connaître les hommes par létude de la conformation de leur corps. Ici, Dyrcona montre lutilité du physionome. Ces derniers sont des spécialistes sur la lune entretenue aux frais de létat. Ils sont semblables aux médecins sur terre. Mais eux sont médecins des corps saints et non des corps malades. Il sagit danalyser le corps daprès les traits extérieurs. Le corps révèle le tempérament d

un individu. Donc la société sélénite prend soin des corps de ses habitants. Cyrano imagine une société idéale et présente des enjeux politiques et sociaux. La découverte de la physiognomonie lunaire est donc très importante puisqu’elle permet à Dyrcona de soulever un problème terrien en montrant les bienfaits lunaires. En effet, si sur la lune, les sélénites peuvent compter sur un Etat omniprésent pour leur bien être, sur terre, les terriens peuvent compter sur un Etat omniprésent pour les contrôler.

Enfin, les découvertes, pour être complètes, ne peuvent passer outre le socle anthropologique fondamental que Michèle Rosellini présente dans La mort, le sexe et la nourriture. Comme nous avons pu le voir, le récit de voyage implique la découverte des usages et des coutumes des nations étrangères. Ainsi, outre l’aspect étatique, Cyrano se concentre également sur les mœurs extra terriennes. De ce fait, Michèle Rosellini montre que « les mœurs des autres, qu’elles soient rapportées pour conforter les normes de la cité […] ou inventées pour les contester […] s’organisent généralement autour du socle anthropologique fondamental que constituent les pratiquent alimentaires, funéraires, matrimoniales. » la découverte des mœurs est un moyen pour Cyrano de faire passer sa vision du corps libre. Pour cela, il opère en trois étapes. Tout d’abord, il conforme son récit aux règles du récit de voyage, comme on a pu le voir dans la première partie, en confrontant Dyrcona aux manières de table comme lors de l’épisode ou on découvre le mode olfactif d’alimentation lunaire: « sachez qu’on ne vit ici que de fumée. L’art de la cuisineriez est de renfermer dans de grands vaisseaux, moulés exprès, l’exhalaison qui sort des viandes; et en ayant ramassé de plusieurs sortes et de différents goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée » puis aux manières sexuelles lorsque Dyrcona demande au fils de l’hôte la signification de l’insigne phallique de la noblesse dès vers 2919 à 2921 dans Les Etats et Empires de la Lune: « Hé! Je vous prie, m’adressant au jeune hôte, apprenez-moi que veut dire ce bronze figuré en parties honteuses qui pend à la ceinture de cet homme. » et enfin aux manières sur la mort dès vers 2810 à 2814 des Etats et Empires de la Lune: « Il me répondit que ce méchant […] et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avait été convaincu d’envie et d’ingratitude, était décédé d’hier, et que le Parlement l’avait condamné, il y avait plus de vingt ans, à mourir de mort naturelle et dans son lit, et puis d’être enterré après sa mort. […] Vous m’étonnez, lui répliquai-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre monde […] serve en celui-ci de châtiment exemplaire. » Après cette triple découverte anthropologique, Cyrano surpasse l’état de fait pour découvrir un rituel qui selon Rosellini « condense les trois types de pratiques ». Ce constat se retrouve lors de la mort des philosophes lunaires puisque cette mort présente un suicide (la mort), un repas (la nourriture) et un acte reproducteur (le sexe). Ce phénomène du socle anthropologique fondamental permet de comprendre qu’il ne faut pas s’arrêter à la découverte mais chercher à l’analyser pour en découvrir les vérités. C’est-ce qui se passe si l’on va au bout de la réflexion sur la mort de ces philosophes puisque Franck Restringent montre que ce passage est une parodie de l’eucharistie. En effet, Le terme eucharistie (signifiant en grec action de grâce) désigne, pour les

 

 

 

 

chrétiens, la célébration ou le mémorial de la mort et de la résurrection de Jésus Christ, à travers la proclamation de la Bible et à travers une action de grâce qui culmine avec le partage des éléments eucharistiques, le pain et le vin ( respectivement le corps et le sang du Christ), offert en sacrifice sur la croix et ressuscité. Elle se fonde sur la Cène, le dernier repas de Jésus avec ses apôtres

. Dans le cas des Etats et empires de la Lune, il s’agit non pas de la mort de Jésus Christ mais d’un simple habitant de la lune. Il y a donc une connotation sacrilège qui se voit accentuer par le fait que les proches amis mangent à excès le corps du défunt comme lors d’un banquet romain où nourriture et luxure se côtoient chaleureusement. Il est bien évident que ces considérations sont bien loin de celles de l’Eglise de l’époque. Ainsi, sous une découverte apparemment anodine, Cyrano glisse une critique de l’Eglise du XVIIème siècle. Cet exemple permet de montrer qu’après avoir plié aux règles admises, il ne faut pas oublier de chercher le sens juste pour pouvoir prétendre à la liberté intellectuelle.

Cette dissertation fait se dégager la philosophie cyranienne. Il s’agit d’une philosophie de la liberté matérialiste libérée du christianisme et de son emprisonnement dans la condition pécheresse. Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil sonne alors comme une œuvre à la croisée des genres entre roman antichrétien, essai philosophique, traité de physique ou encore roman de science fiction.

 

 

 

C’est donc bien un homme qui est en train de renaître que nous présente Cyrano à travers la découverte de l’autre.

Du fait que l‘homme découvre des nouveautés, il prend du recul par rapport à ses propres connaissances et il peut par la suite librement apprécier les réalités nouvelles. C’est donc bien le corps de l’homme qui devient libre et qui peut s’épanouir à travers les autres mondes cyranien.

Un corps désormais libre permet une pensée riche et novatrice. La littérature libérée, au contraire d’une littérature à œillère forcé de rester dans les normes, anticipe sur les progrès de la science par l’imagination. Ainsi lors de l’envol vers le soleil, la pensée créatrice de Cyrano fait construire à Dyrcona une machine permettant de s’envoler. Il s’agit de l‘« icosaèdre ». Sa description en est donnée dès vers 956 à 962: « […] commença d’éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent qui recevait […] les trésors du soleil, en répandait […] dans ma cellule; […] cette vigueur de clarté tempérée convertissait ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d’or ». Cet exemple montre que Cyrano, grâce à une pensée libre, peut créer et même anticiper sur les possibilités de son époque. En effet, l’icosaèdre ressemble de très près à notre fusée actuelle. De plus, cette liberté se retrouve dans l‘écriture elle-même qui laisse pleinement s‘exprimer la poétique de l‘auteur. Un autre exemple est la découverte de l’apesanteur bien avant la science. En effet, Cyrano décrit l’état de son corps dans l’espace dans Les Etats et Empires de la Lune dès vers 359 à 363: « et lorsque je ne songeais plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuer, et ma machine prendre congé de moi, je la vis retomber vers la terre ». Une nouvelle fois, Cyrano est en avance sur son temps et anticipe, grâce à la littérature, les réalités dans l’espace. Ces deux exemples permettent de constater qu’un esprit libre peut créer des choses nouvelles même si elles ne seront effectives que plusieurs siècles en aval. Ainsi, on peut aller sur la lune dans les livres au XVIIème siècle alors que la réalité physique ne le permettra qu’au XXème siècle. Enfin, l’exemple de l’élévation verticale à partir de Paris et la retombé au Canada permet d’aller plus loin en montrant que la Terre a tournée entre temps. En effet, Cyrano explique ceci dans Les Etats et Empires de la Lune dès vers 77 à 79: « Ce qui accrut mon ébahissement, ce fut de ne point connaître le pays où j’étais, vu qu’il me semblait qu’étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d’où j’étais parti ». Cyrano montre ici, par la création littéraire, que la Terre tourne sur elle-même et de ce fait il contredit les idées de l’Eglise du XVIIème siècle. Donc, si la littérature est un moyen de faire évoluer les sciences, elle permet également de bouleverser les dogmes religieux oppressifs. Si la littérature libérée de Cyrano est synonyme de création; dans L’autre qui est le même, Claudine Nédélec montre que lorsque Cyrano accorde une place majeure à la langue française dans son œuvre, il faut y voir la critique contre ceux qui voudrait en faire la langue européenne en surpassant notamment les langues anciennes. Car même sans aller au-delà de la Terre, le premier voyage au Canada est l’occasion de montrer un nouveau monde terrestre qui parle couramment français et qui a adopté cette langue comme quasi maternelle. Sur la lune, c’est bien sur le Démon de Socrate, qui a voyagé sur Terre, comme le montre les vers 942 à 945: « Et nous abandonnâmes votre monde sous le règne d’Auguste, un peu après que je me fus apparu à Drussus, fils de Livia, qui portait la guerre en Allemagne, et que je lui défendis de passer outre. » et qui parle le français. Dyrcona est de plus tout étonné de rencontrer en la personne du « vieil Elie » « un étranger qui parle […] sa langue ». Même les oiseaux semblent connaître le français puisque la pie Margot affirme « avoir appris leur langue si parfaitement que j’en ai presque oublié la mienne ». De ce fait la primauté accordée à la langue française devient une critique du français omniprésent et omni contrôlant étant incapable de laisser son prochain libre de choisir sa voix. En effet, en domestiquant les oiseaux, l’homme veut contrôler la nature, ce qui paraît impossible.

Si comme tout bon écrivain Cyrano montre le pouvoir de la littérature et le rôle caché des langues, il n’oublie pas de se servir des moyens littéraires à sa disposition comme la pointe par exemple pour libérer un corps assujettit. Pour Goldin, « contrairement à l’auteur classique qui souvent ne laisse rien faire à son lecteur, Cyrano, par ses feintes sur les équivoques, ses sursauts syntaxiques, ses métaphores corrigées, ses sophismes, exige du sien un esprit constamment en alerte ». Ainsi, d’après ce critique, les considérations vues dans la première partie sur un modèle à respecter semblent bien effacer pour laisser place à la réflexion et à l’analyse. Le lecteur doit donc réfléchir car tout comme Cyrano, il devient libre. C’est en ce sens que l’affirmation du critique littéraire perd de son sens puisque l’œuvre de Cyrano n’est pas qu’un combat mais plus une réflexion au service d’une libération de la pensée. C’est bien vers cet objectif que tend l’utilisation de la pointe chez Cyrano. Elle est en effet un moyen de convaincre ou de persuader. Elle est donc plus qu’un simple combat puisqu’elle permet de fouiller le réel par un geste pointu lorsque le combat ne peut que constater le réel sans en voir les dessous. Un des exemples les plus révélateurs de l’utilisation de la pointe chez Cyrano se retrouve lorsque Dyrcona est en prison et que ses yeux deviennent de véritables personnages afin de montrer de façon hyperbolique la perte de la vue comme dès vers 760 à 763 dans Les Etats et Empires du Soleil: « je n’avais plus mes yeux: ils étaient demeurés en haut de l’escalier sous la figure d’une chandelle que tenait à quatre-vingt marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur. » Avec l’omniprésence de la vue, cette métaphore devient une « véritable métamorphose qui anime la description et assure l’empathie du lecteur » dans Art de la Pointe et « Imaginations Pointues ». De ce fait, la pointe est un outil langagier au service du mieux voir et du mieux comprendre. En allant plus loin on se rend compte que la pointe fonctionne comme un moyen de création une fois l’esprit libre de s ‘exprimer. Les créations pointus sont un moyen de mettre en alerte le lecteur comme lorsque Cyrano décrit les membres du gouvernement dans Les Etats et Empires du Soleil: « vénérable butor » ou « ambassadeur à long poil ». Ainsi, la pointe utilisée ici avec l’oxymore permet de présenter quelque chose que l’expérience humaine ne connait pas. C’est également en ce sens que Cyrano ne mène pas un combat contre l’oppression inscrite dans tous les conformismes mais plutôt une démonstration pour la recherche et la reconnaissance de la liberté humaine. L’art de la pointe n’est donc pas sacrilège ou intempestif ou encore subversif puisqu’il permet à l’homme de s’épanouir. Il est donc dans la droite ligne de la nature.

Une fois le littéraire libérateur présentée, Cyrano prend le soin de guider son lecteur vers son véritable objectif, celui de mettre à jour sa théorie matérialiste. Cyrano exprime cette dernière en réfutant l’autorité des anciens touts comme le faisait Descartes. Selon ce dernier, les anciens n’ont pas forcément toujours raison comme le montre Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil des vers 1952 à 1957: « J‘en demandai la cause à mon démon, qui me répondit que c‘était à cause de son âge, parce qu‘en ce monde-là les vieux rendaient toute sorte d‘honneur et de déférence aux jeunes; bien plus, que les pères obéissaient à leurs enfants aussitôt que, par l‘avis du Sénat des philosophes, ils avaient atteint l‘usage de raison. » Ainsi, tout comme les oppressions du XVIIème siècle, les théories anciennes sont mise de côté afin de laisser à la philosophie matérialiste de Cyrano le loisir de rayonner sur les lecteurs. Claudine Nédélec explique clairement la théorie matérialiste de Cyrano en montrant la primauté du corps pour comprendre l’autre dans Le corps comme forme supérieure de communication. La critique littéraire montre parfaitement que le corps et ses « grimaces », même s’il paraît au premier abord, être le composant le moins « intelligent » de notre organisme, se révèle, si on y prête attention, comme le vecteur d’une communication « supérieure à la communication articulée ». Car si le langage peut cacher nos vérités, le corps traduit indubitablement nos aspirations profondes. Ceci va dans le sens de la théorie matérialiste de Cyrano. En effet, on peut en conclure que « toute pensée est corporelle et matérielle. » Tout bon lecteur cyranien pense alors automatiquement à l’épisode dans le soleil où Campanella lit à l’intérieur de Dyrcona en imitant les signes de son corps comme des vers 3247 à 3253: « Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l’apprendre. Sachez donc qu’afin de connaître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi, par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière. » Le corps apparaît, dans cet exemple, comme le premier moyen de communication entre les hommes, bien avant la parole qui demande la réflexion de l’esprit. Cependant, pour aller au bout de la théorie matérialiste cyranienne, il faut aller au plus profond du corps et observer la théorie corpusculaire de Cyrano. Cette dernière est pleinement et librement à l’œuvre dans Les Etats et Empires du Soleil comme le montre l’exemple du ballet du petit peuple. En effet, alors que Dyrcona discute avec le roi d’un petit peuple, ce dernier se met à danser pour former un jeune homme comme des vers 1706 à 1713: « A mesure que la danse se serra, les danseurs se brouillèrent d’un trépignement beaucoup plus prompt et plus imperceptible: il semblait que le dessein du ballet fût de représenter un énorme géant, car à force de s’approcher et de redoubler la vitesse de leurs mouvements, ils se mêlèrent de si près, que je ne discernai plus qu’un grand colosse à jour, et quasi transparent; mes yeux toutefois les virent entrer l’un dans l’autre. » On peut ainsi rapprocher cette expérience du polymorphisme de la matière. En effet, la matière n’est pas figée une fois pour toute. De plus, ce ressentit d’une matière en perpétuelle évolution fait penser à la vision socratique de pensée qui veut que la seule chose que l’on sache est qu’on ne sache rien. En effet, il paraît inconvenant pour Cyrano de déclarer que telle chose est ce qu’elle est une fois pour toute car la matière est par définition sujette au changement. Cet exemple du ballet du petit peuple permet ainsi d’affiner la théorie matérialiste de Cyrano tout en démontrant que l’œuvre de Cyrano est aussi une création artistique comme l’est l’art de la pointe dans le sens où le lecteur est transporté dans l’univers cyranien. Donc, une nouvelle fois, Cyrano va au-delà d’un simple combat et ne se sert pas des figurations du corps comme d’armes mais comme de révélateurs de la beauté matérialiste et esthétique de son œuvre.

C’est une fois la pleine liberté exprimée et retrouvée que Cyrano peut présenter un véritable roman antichrétien. Ce projet de Cyrano prend naissance dans son engagement pour le mouvement libertin. En effet, le libertin est un homme qui s’affranchit, qui se libère des croyances religieuses. Ceci se retrouve à travers l’affranchissement du corps et de l’esprit. Le libertinage se caractérise par la négation de l’immortalité de l’âme et la négation de la création divine. Comme on a pu le voir dans les exemples précédents, l’univers apparaît comme le résultat de combinaisons d’atomes et la conclusion ne peut en être que Dieu n’existe pas. En effet, si ce sont les atomes qui, à leur gré, se forment et s’entrechoquent entre eux, il n’y a plus de place pour le divin puisque tout repose sur la matière. Ces pensées se développent autour du libertinage qui a notamment connu la démoralisation à cause des guerres de religion soucieuses d’assurer l’avenir politique des favoris.

De plus, comme tout est matérialiste, c’est-à-dire que tout dépend du corps; si le corps meurt alors l’âme meurt. Ainsi, il ne faut plus avoir peur de la mort et de son salue. Il n’y a donc plus de craintes. Cependant, il faut avoir une gestion habile des plaisirs. C’est en ce sens que Cyrano peut avoir un comportement antichrétien comme lors de l’épisode de la formation du chêne dans Les Etats et Empires de la Lune dès vers 2545 à 2548: « Un peu moins de certaines figures, c’eût été un orme, un peuplier, un saule, un sureau, de la bruyère, de la mousse; un peu plus de certaines autres figures, c’eût été la plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme. » cet exemple est doublement intéressant. Tout d’abord, on a la représentation concrète de la théorie matérialiste de Cyrano dans le sens où c’est bien l’agencement des atomes qui construit l’espace donc il n’y a pas d’autorité divine. De ce fait émane la deuxième constatation, si Dieu n’existe pas, on peut se permettre de remettre en cause les vérités chrétiennes. En effet, dans sa hiérarchie de la création, Cyrano classe l’homme en toute dernière position derrière les végétaux et les animaux. Car si c’est l’arrangement de la matière qui fait l’espace, toute chose (humaine, matérielle,…) dépend de la matière donc toute ces choses sont au même niveau. Cette conception est radicalement impossible pour l’Eglise du XVIIème siècle pour qui l’homme et surtout l’homme européen sont au centre du monde mais encore plus au centre de l’univers. On se rend compte que la volonté de Cyrano est de faire ouvrir les yeux sur un état de fait qui ne doit plus être accepté au XVIIème siècle. Ce n’est donc pas avec la violence d’un combat et les armes des figurations du corps qu’il faut raisonner mais avec l’ouverture d’esprit d’accepter chacun sans le dénigrer. Ainsi, Cyrano donne une leçon de valeurs chrétiennes à l’Eglise dite chrétienne.

 

 

Nous avons pu observer que même si Cyrano doit se conformer à des règles bien établies, l’auteur des Etats et Empires de la Lune et du Soleil sait prendre ses distances afin de laisser la réalité et la vérité s’exprimer. L’auteur montre que ce n’est pas en se conformant aux divers dogmes admis que l’homme peut se développer selon ses propres aspirations. En effet, ce n’est qu’au cours d’une réflexion libre et intelligente que l’homme peut acquérir la véritable maitrise de sa pensée afin de faire évoluer ses propres perceptions du monde.

Si le critique littéraire présente une œuvre devant lutter au cours d’un combat avec de véritables armes, il ne faut pas oublier un terme essentiel, celui de «réservoir infini ». Alors certes les figurations du corps sont un réservoir infini mais non pas de violence et de combat mais de créativité et d’éveil d’esprit pour une plus grande émancipation du corps mais aussi de l’âme.

 

 

 

 

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