Doit-On Craindre La Liberté ?
Publié le 06/12/2010
Extrait du document
Introduction
Doit-on craindre la liberté ? Pour répondre à une telle question, il faut d'abord se mettre d'accord sur le sens de ce mot. Pour l'opinion commune, « être libre « est souvent synonyme de « faire ce qui nous plaît «. Si l'on s'en tient à cette définition, on ne voit pas ce qui pourrait nous effrayer dans la liberté, puisque celle-ci serait commandée par le plaisir. Toutefois Kant, dans l'extrait proposé, nous donne une autre définition de ce terme : être libre, c'est être autonome, c'est-à-dire être dirigé par soi-même et être responsable de ses actes. C'est le sens que nous retiendrons ici pour préciser le problème qu'il nous faut penser : est-il plus dangereux d'être sous la conduite d'une direction étrangère, donc soustrait à toute responsabilité ou, au contraire, d'être pleinement responsable de ses actions et de ses décisions ?
Première partie : les dangers de l'autonomie.
Kant nous indique bien pourquoi un si grand nombre d'individus préfèrent confier la direction de leur vie et de leurs pensées à ceux qui se posent précisément en maîtres à penser. Les premiers, on l'a vu, sont appelés par lui des « mineurs «, alors que les seconds sont nommés les « tuteurs «. Or il est si aisé d'être mineur. Il est vrai qu'être conduit par la main, comme un enfant, dans les choix et les actions de son existence, peut paraître séduisant. Comme un enfant, on se décharge de toute responsabilité et, en cas de faute, on ne peut encourir aucun reproche, car c'est le guide qui devient alors le seul responsable. L'adulte seul doit « rendre des comptes «, et c'est là ce qu'on pourrait véritablement appeler le danger de la liberté. Celui d'avoir à porter le poids, seul, de nos décisions, et le fardeau des reproches, quand ces décisions sont mauvaises.
Pourtant, le texte de Kant le montre bien : le danger d'assumer sa propre liberté, par l'exercice de son entendement, n'est en définitive pas si grand. À force de chutes et d'erreurs, on apprend à marcher et à affronter l'existence, enfin débarrassé de la dépendance sécurisante mais stérile de l'enfance. Cette « stérilité « est en effet le vrai danger de l'état de minorité. Sur ce point, la thèse de Kant nous paraît profondément juste. Un individu ne peut s'accomplir que s'il parvient à assumer son rôle d'adulte et le vrai danger est bien plutôt celui de ne jamais connaître une existence autonome.
QU'EST-CE QUE LES LUMIÈRES? (DEUXIEME ALINÉA).
[2] " La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a depuis longtemps affranchis d'une direction étrangère (naturaliter maiorennes) (1), demeurent pourtant leur vie durant volontiers mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si confortable d'être mineur. Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un pasteur qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors bien sûr nul besoin de m'en donner moi-même la peine. Il ne m'est pas nécessaire de penser, du moment que je peux payer; d'autres se chargeront bien pour moi de ce travail fastidieux. Que de loin la plus grande part des hommes (et parmi elle, la totalité du beau sexe) tienne, outre le fait qu'il est pénible à franchir, pour également très dangereux le dernier pas vers la majorité, c'est ce dont s'avisent ces tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer leur haute bienveillance sur ces hommes. Après avoir, d'abord, rendu stupide leur bétail domestique, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire un seul pas hors du parc (2) où ils les ont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace si elles essaient de marcher seules. Or ce danger n'est pas si grand qu'il paraît, car, moyennant quelques chutes, elles finiraient bien par apprendre à marcher ; mais le moindre exemple d'une telle chute les rend cependant timides et les dissuade de faire une nouvelle tentative. "
(1) naturellement majeurs.
(2) chariot où l'on installe les enfants qui ne savent pas encore marcher.
POURQUOI LA MINORITE ?
Au cours de ce second aliéna, la pensée de Kant se fait à la fois plus précise et surtout plus cynique et plus polémique. En effet, si dans le premier mouvement du texte, le philosophe allemand définissait de façon générale les " Lumières " et incriminait la " lâcheté " des hommes abdiquant leur conscience à des directeurs de conscience, dans ce passage, il met au jour l'affairement de ces derniers à abêtir leurs ouailles et dénonce les mécanismes pervers d'un tel processus à travers l'image d'un jeune enfant apprenant la marche.
Pour tenter de comprendre les mécanismes de l'aliénation, de la sclérose intellectuelles du " grand nombre ", du peuple, Kant commence cet extrait par en repérer la double structure, la bipolarité.
D'abord, nous l'avons brièvement souligné déjà, c'est la " paresse " c'est-à-dire la propension au repos sans travail préalable et la " lâcheté " c'est-à-dire la pusillanimité sans honneur qui sont causes efficientes de l'obscurantisme dans lequel se complaît et duquel se repaît la majorité voire la quasi-totalité des hommes. Etat de fait d'autant plus scandaleux et en un sens désespérant que les hommes sont depuis longtemps en capacité d'utiliser leur propre entendement à leur " propre compte ". Effectivement, ces hommes ne sont ni affligés des tares de l'idiotie pas plus qu'ils ne souffrent de débilité congénitale. Ils sont capables en droit de faire usage de leur raison propre. Mais, en fait, se laissent asservir par quelqu'uns qui n'ont sur eux nulle supériorité naturelle sinon un ascendant social et factuel qu'ils consentent bien de quelque manière à leur accorder.
Telle est donc la première cause de l'état de minorité : paresse pusillanime.
Or, une seconde cause explicative vient affermir et compléter ce processus d'aliénation de tous par quelqu'uns. On l'aura compris, la minorité appelle et facilite l'emprise des maîtres sur leurs esclaves, des tuteurs sur leurs élèves, des rois sur leurs sujets comme le troupeau bêlant et apeuré appelle la protection du berger.
Soulignons que dans cette première phrase, Kant impute la responsabilité principale de cet état de fait à la première cause et la seconde vient comme finaliser, compléter le processus.
En effet, si les hommes avaient le courage de penser par eux-mêmes, nul ne viendrait le faire à leur place !
Mais, " il est si confortable d'être mineur " ajoute plaisamment Kant. Effectivement quoi de plus sécurisant que l'infantilisme prolongé. Nous ne résistons pas à joindre ici deux textes de Freud montrant lui aussi à sa manière comment l'illusion religieuse est la réactivation du désir d'être aimé et protégé propre à l'enfant :
" Représentons-nous la vie psychique du petit enfant. [] La libido suit la voie des besoins narcissiques et s'attache aux objets qui assurent leur satisfaction. Ainsi la mère, qui satisfait la faim, devient le premier objet d'amour et certes de plus la première protection contre tous les dangers indéterminés qui menacent l'enfant dans le monde extérieur ; elle devient, peut-on dire, la première protection contre l'angoisse.
La mère est bientôt remplacée dans ce rôle par le père plus fort, et ce rôle reste dévolu au père durant tout le cours de l'enfance. Cependant la relation au père est affectée d'une ambivalence particulière. Le père constituait lui-même un danger, peut-être en vertu de la relation primitive à la mère. Aussi inspire-t-il autant de crainte que de nostalgie et d'admiration. Les signes de cette ambivalence marquent profondément toutes les religions []. Et quand l'enfant, en grandissant, voit qu'il est destiné à rester à jamais un enfant, qu'il ne pourra jamais se passer de protection contre des puissances souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu'il cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant la tâche de le protéger. Ainsi la nostalgie qu'a de son père l'enfant coïncide avec le besoin de protection qu'il éprouve en vertu de la faiblesse humaine ; la réaction défensive de l'enfant contre son sentiment de détresse prête à la réaction au sentiment de détresse que l'adulte éprouve à son tour, et qui engendre la religion, ses traits caractéristiques. "
" Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que l'homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l'illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité cruelle. Oui, cela est vrai de l'homme à qui vous avez instillé dès l'enfance le doux -ou le doux et amer- poison. Mais de l'autre, qui a été élevé dans la sobriété? Peut-être celui qui ne souffre d'aucune névrose n'a-t-il pas besoin d'ivresse pour étourdir celle-ci. Sans aucun doute l'homme alors se trouvera dans une situation difficile; il sera contraint de s'avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l'ensemble de l'univers; il ne sera plus le centre de la création, l'objet des tendres soins d'une providence bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu'un enfant qui a quitté la maison paternelle, où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de l'infantilisme n'est-il pas destiné à être dépassé? L'homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant, il lui faut enfin s'aventurer dans l'univers hostile. On peut appeler cela " l'éducation en vue de la réalité "; ai-je besoin de vous dire que mon unique dessein, en écrivant cette étude, est d'attirer l'attention sur la nécessité qui s'impose de réaliser ce progrès? "
De même, que le suggère Freud dans ces deux extrait de "L'avenir d'une illusion", la religion apaise l'angoisse propre à tout acte d'exister et nous maintient dans la douce paisibilité de l'ignorance, Kant montre combien il est doux et commode de se laisser bercer et berner des lumières et de la prétendue sagesse d'autrui: mes livres pensent pour moi et me donnent réponses, mon pasteur calme ma conscience et me donne bénédictions et absolutions et mon médecins ne soigne et me saigne en me donnant médications et prescriptions.
Ainsi va le monde, avec ses lâchetés et compromissions quotidiennes. Ainsi s'achête à bon prix la bonne conscience, chose du monde assurément la mieux partagée. Au royaume des indulgences, l'argent et la mauvaise foi sont rois. L'homme diligente aux autres ce qui est de sa plus haute responsabilité et l'intendance suivra!
Si jusqu'à présent Kant a mis le doigt sur la pusillanimité des mineurs et leur "active" contribution à leur minorité infantile, la suite du texte va dénoncer les stratagèmes et mécanismes des "tuteurs". Nous passerons pudiquement sur le "beau sexe" et demanderons non sans malice si l'homme n'est pas le tuteur de la femme ?
Quoi qu'il en soit, il est une vérité partagée de tous, des hommes comme des femmes: le pas vers la majorité est pénible et dangereux. Du pas au faux-pas il n'y a qu'un pas. Penser par soi-même n'est-ce pas aussi penser avec soi-même et parfois contre soi-même et contre les autres? Socrate n'en est-il pas le paradigme? La maxime des "Lumières" ne porte-t-elle pas en elle le "connais-toi toi-même" socratique et vice versa ?
Certes ce pas vers la libération est périlleux, Kant y consent lui-même. Et il est d'autant plus périlleux que l'on ne cesse de nous le faire imaginer tel. Pascal ne disait-il pas que le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut ne manque pas lui-même d'être saisi d'effroi?
Péril il y a mais de même qu'il ne faut prendre des vessies pour des lanternes, il ne faut pas confondre la chute des corps et la descente aux enfers.
Certes l'autonomie de la volonté est une tâche difficile mais sa difficulté n'est pas insurmontable, indépassable, en langage kantien elle est limite et non borne. Mais alors d'où provient cette opinion toute faite et surfaite que la majorité serait l'apanage de quelques "happy fews". Eh bien d'un pouvoir, d'une emprise quasi-idéologique émanée des tuteurs. N'y ont-ils pas intérêt? La Boétie, dans son ouvrage "De la servitude volontaire" montre comment la fonctionnement du pouvoir est un fait de structure et non la simple improvisation d'un individu charismatique au pouvoir incompréhensible de fascination sur des foules stupides. Il révèle, derrière la magie apparente du pouvoir, toute la machinerie des rapports de dépendance, des intérêts et des positions qui s'enclenchent les unes dans les autres. A partir du "tyran" s'instaure une sorte de "réseau de sous-traitance" du pouvoir qui assoit ce pouvoir sur une multitude de "tyranneaux", tous défendant les uns des autres. Structure pyramidale permettant le contrôle de la société et son noyautage intellectuel.
En effet, comment éviter que son chat n'aille courir les rues sinon en le castrant ou encore alléger la dureté de la vie sinon en usant de sédatifs. De même comment maintenir un peuple tout entier dans l'obscurantisme et dans les fers sinon en lui montrant les périls (hérétiques) de la libre pensée et les écueils de l'indépendance. Ici, à nouveau, la critique rousseausiste du pouvoir de droit divin (Bossuet) et du patriarcat politique peut servir d'illustration au propos de Kant: "La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître.
La famille est donc si l'on veut le premier modèle des sociétés politiques; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que dans la famille l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend, et que dans l'Etat le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés: Il cite l'esclavage en exemple. Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait. On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain, et il paraît dans tout son livre pencher pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur Caligula; concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes."
Et à Kant par la métaphore de l'apprentissage de la marche de montrer que l'enfant jeté sur ses frêles les jambes sans autre soutien que ses faibles forces, sans coup férir s'écrasera, au sol comme un corps grave lâché d'une tour.
Chute normale et dont on peut rendre raison, mais dont on peut aussi prendre et tourner les raisons à son avantage en dénonçant les velléité hasardeuses et condamnables d'indépendance.
Il s'agit, pour Kant, de minorer les conséquences de cette chute de l'enfant: quelques ecchymoses aux genoux et quelques égratignures aux coudes n'ont jamais tué personne. Et l'enfant chût n'est pas un être déchu
C'est en forgeant qu'on devient forgeron, c'est en marchant que l'on devient bipède à station verticale. De même l'indépendance de la pensée après quelques ratés et infortunes parviendra à maturité: "Or ce danger n'est pas si grand qu'il paraît, car, moyennant quelques chutes, elles [ces paisibles créatures] finiraient bien par apprendre à marcher". On soulignera ici l'implicite confiance de Kant en les facultés d'apprentissage rationnel de l'homme et pour conclure sur ce point, adjoignons ces deux textes et pour l'un son commentaire, montrant l'importance primordiale accordée par Kant à l'éducation.
Deuxième partie : les dangers de l'état de minorité.
Le vrai danger ne réside pas dans l'exercice de cette liberté que nous avons appelé « autonomie «, mais bien plutôt dans le fait de rester toute sa vie mineur. Rester mineur, c'est être dépossédé de soi-même, c'est ne jamais pouvoir conduire et créer sa vie en toute connaissance de cause. Surtout, c'est risquer d'être sous l'emprise de personnes qui tentent de profiter du pouvoir qu'ils ont acquis sur le mineur. On ne peut s'empêcher, il est vrai, de penser ici à ceux de nos modernes tuteurs que l'on appelle aujourd'hui les « gourous « et qui ressemblent tant à ceux que Kant appelle les « tuteurs «. Ces derniers prétendent en effet tout diriger, penser pour autrui et conduire sa vie. Le pouvoir qu'ils exercent sur les consciences est grand et sans partage dans ces lieux, les sectes, où les hommes s'abandonnent à cette dépendance qui fait leur minorité. Le danger est grand alors d'être exploité, abusé, trompé, sous l'effet de la confiance aveugle placée en un faux prophète qui peut tout demander à ses disciples, y compris parfois, l'histoire nous l'a montré, le sacrifice de leur propre vie.
QU'EST-CE QUE LES LUMIÈRES? (DEUXIEME ALINÉA).
[2] " La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a depuis longtemps affranchis d'une direction étrangère (naturaliter maiorennes) (1), demeurent pourtant leur vie durant volontiers mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si confortable d'être mineur. Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un pasteur qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors bien sûr nul besoin de m'en donner moi-même la peine. Il ne m'est pas nécessaire de penser, du moment que je peux payer; d'autres se chargeront bien pour moi de ce travail fastidieux. Que de loin la plus grande part des hommes (et parmi elle, la totalité du beau sexe) tienne, outre le fait qu'il est pénible à franchir, pour également très dangereux le dernier pas vers la majorité, c'est ce dont s'avisent ces tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer leur haute bienveillance sur ces hommes. Après avoir, d'abord, rendu stupide leur bétail domestique, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire un seul pas hors du parc (2) où ils les ont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace si elles essaient de marcher seules. Or ce danger n'est pas si grand qu'il paraît, car, moyennant quelques chutes, elles finiraient bien par apprendre à marcher ; mais le moindre exemple d'une telle chute les rend cependant timides et les dissuade de faire une nouvelle tentative. "
(1) naturellement majeurs.
(2) chariot où l'on installe les enfants qui ne savent pas encore marcher.
POURQUOI LA MINORITE ?
Au cours de ce second aliéna, la pensée de Kant se fait à la fois plus précise et surtout plus cynique et plus polémique. En effet, si dans le premier mouvement du texte, le philosophe allemand définissait de façon générale les " Lumières " et incriminait la " lâcheté " des hommes abdiquant leur conscience à des directeurs de conscience, dans ce passage, il met au jour l'affairement de ces derniers à abêtir leurs ouailles et dénonce les mécanismes pervers d'un tel processus à travers l'image d'un jeune enfant apprenant la marche.
Pour tenter de comprendre les mécanismes de l'aliénation, de la sclérose intellectuelles du " grand nombre ", du peuple, Kant commence cet extrait par en repérer la double structure, la bipolarité.
D'abord, nous l'avons brièvement souligné déjà, c'est la " paresse " c'est-à-dire la propension au repos sans travail préalable et la " lâcheté " c'est-à-dire la pusillanimité sans honneur qui sont causes efficientes de l'obscurantisme dans lequel se complaît et duquel se repaît la majorité voire la quasi-totalité des hommes. Etat de fait d'autant plus scandaleux et en un sens désespérant que les hommes sont depuis longtemps en capacité d'utiliser leur propre entendement à leur " propre compte ". Effectivement, ces hommes ne sont ni affligés des tares de l'idiotie pas plus qu'ils ne souffrent de débilité congénitale. Ils sont capables en droit de faire usage de leur raison propre. Mais, en fait, se laissent asservir par quelqu'uns qui n'ont sur eux nulle supériorité naturelle sinon un ascendant social et factuel qu'ils consentent bien de quelque manière à leur accorder.
Telle est donc la première cause de l'état de minorité : paresse pusillanime.
Or, une seconde cause explicative vient affermir et compléter ce processus d'aliénation de tous par quelqu'uns. On l'aura compris, la minorité appelle et facilite l'emprise des maîtres sur leurs esclaves, des tuteurs sur leurs élèves, des rois sur leurs sujets comme le troupeau bêlant et apeuré appelle la protection du berger.
Soulignons que dans cette première phrase, Kant impute la responsabilité principale de cet état de fait à la première cause et la seconde vient comme finaliser, compléter le processus.
En effet, si les hommes avaient le courage de penser par eux-mêmes, nul ne viendrait le faire à leur place !
Mais, " il est si confortable d'être mineur " ajoute plaisamment Kant. Effectivement quoi de plus sécurisant que l'infantilisme prolongé. Nous ne résistons pas à joindre ici deux textes de Freud montrant lui aussi à sa manière comment l'illusion religieuse est la réactivation du désir d'être aimé et protégé propre à l'enfant :
" Représentons-nous la vie psychique du petit enfant. [] La libido suit la voie des besoins narcissiques et s'attache aux objets qui assurent leur satisfaction. Ainsi la mère, qui satisfait la faim, devient le premier objet d'amour et certes de plus la première protection contre tous les dangers indéterminés qui menacent l'enfant dans le monde extérieur ; elle devient, peut-on dire, la première protection contre l'angoisse.
La mère est bientôt remplacée dans ce rôle par le père plus fort, et ce rôle reste dévolu au père durant tout le cours de l'enfance. Cependant la relation au père est affectée d'une ambivalence particulière. Le père constituait lui-même un danger, peut-être en vertu de la relation primitive à la mère. Aussi inspire-t-il autant de crainte que de nostalgie et d'admiration. Les signes de cette ambivalence marquent profondément toutes les religions []. Et quand l'enfant, en grandissant, voit qu'il est destiné à rester à jamais un enfant, qu'il ne pourra jamais se passer de protection contre des puissances souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu'il cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant la tâche de le protéger. Ainsi la nostalgie qu'a de son père l'enfant coïncide avec le besoin de protection qu'il éprouve en vertu de la faiblesse humaine ; la réaction défensive de l'enfant contre son sentiment de détresse prête à la réaction au sentiment de détresse que l'adulte éprouve à son tour, et qui engendre la religion, ses traits caractéristiques. "
" Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que l'homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l'illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité cruelle. Oui, cela est vrai de l'homme à qui vous avez instillé dès l'enfance le doux -ou le doux et amer- poison. Mais de l'autre, qui a été élevé dans la sobriété? Peut-être celui qui ne souffre d'aucune névrose n'a-t-il pas besoin d'ivresse pour étourdir celle-ci. Sans aucun doute l'homme alors se trouvera dans une situation difficile; il sera contraint de s'avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l'ensemble de l'univers; il ne sera plus le centre de la création, l'objet des tendres soins d'une providence bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu'un enfant qui a quitté la maison paternelle, où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de l'infantilisme n'est-il pas destiné à être dépassé? L'homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant, il lui faut enfin s'aventurer dans l'univers hostile. On peut appeler cela " l'éducation en vue de la réalité "; ai-je besoin de vous dire que mon unique dessein, en écrivant cette étude, est d'attirer l'attention sur la nécessité qui s'impose de réaliser ce progrès? "
De même, que le suggère Freud dans ces deux extrait de "L'avenir d'une illusion", la religion apaise l'angoisse propre à tout acte d'exister et nous maintient dans la douce paisibilité de l'ignorance, Kant montre combien il est doux et commode de se laisser bercer et berner des lumières et de la prétendue sagesse d'autrui: mes livres pensent pour moi et me donnent réponses, mon pasteur calme ma conscience et me donne bénédictions et absolutions et mon médecins ne soigne et me saigne en me donnant médications et prescriptions.
Ainsi va le monde, avec ses lâchetés et compromissions quotidiennes. Ainsi s'achête à bon prix la bonne conscience, chose du monde assurément la mieux partagée. Au royaume des indulgences, l'argent et la mauvaise foi sont rois. L'homme diligente aux autres ce qui est de sa plus haute responsabilité et l'intendance suivra!
Si jusqu'à présent Kant a mis le doigt sur la pusillanimité des mineurs et leur "active" contribution à leur minorité infantile, la suite du texte va dénoncer les stratagèmes et mécanismes des "tuteurs". Nous passerons pudiquement sur le "beau sexe" et demanderons non sans malice si l'homme n'est pas le tuteur de la femme ?
Quoi qu'il en soit, il est une vérité partagée de tous, des hommes comme des femmes: le pas vers la majorité est pénible et dangereux. Du pas au faux-pas il n'y a qu'un pas. Penser par soi-même n'est-ce pas aussi penser avec soi-même et parfois contre soi-même et contre les autres? Socrate n'en est-il pas le paradigme? La maxime des "Lumières" ne porte-t-elle pas en elle le "connais-toi toi-même" socratique et vice versa ?
Certes ce pas vers la libération est périlleux, Kant y consent lui-même. Et il est d'autant plus périlleux que l'on ne cesse de nous le faire imaginer tel. Pascal ne disait-il pas que le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut ne manque pas lui-même d'être saisi d'effroi?
Péril il y a mais de même qu'il ne faut prendre des vessies pour des lanternes, il ne faut pas confondre la chute des corps et la descente aux enfers.
Certes l'autonomie de la volonté est une tâche difficile mais sa difficulté n'est pas insurmontable, indépassable, en langage kantien elle est limite et non borne. Mais alors d'où provient cette opinion toute faite et surfaite que la majorité serait l'apanage de quelques "happy fews". Eh bien d'un pouvoir, d'une emprise quasi-idéologique émanée des tuteurs. N'y ont-ils pas intérêt? La Boétie, dans son ouvrage "De la servitude volontaire" montre comment la fonctionnement du pouvoir est un fait de structure et non la simple improvisation d'un individu charismatique au pouvoir incompréhensible de fascination sur des foules stupides. Il révèle, derrière la magie apparente du pouvoir, toute la machinerie des rapports de dépendance, des intérêts et des positions qui s'enclenchent les unes dans les autres. A partir du "tyran" s'instaure une sorte de "réseau de sous-traitance" du pouvoir qui assoit ce pouvoir sur une multitude de "tyranneaux", tous défendant les uns des autres. Structure pyramidale permettant le contrôle de la société et son noyautage intellectuel.
La servitude volontaire ÉTIENNE DE LA BOËTIE (1549)
La soumission de la multitude à l'autorité d'un seul est une véritable énigme que La Boëtie tente d'éclairer. Comment les hommes, alors que la liberté est inhérente à leur nature, supportent-ils la servitude ? C'est en effet la servitude volontaire qui distingue avant tout l'homme de l'animal :
« Les bêtes, si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : vive la liberté ! «
Le phénomène est d'autant plus étrange que cette soumission est nécessairement volontaire. Il serait effectivement aisé de l'abandonner, le nombre est toujours du côté des opprimés : que peuvent les autocrates contre la volonté de la foule ? Force est donc de constater un état contre nature :
« La seule liberté les hommes ne la désirent point ; non point pour autre raison (ce me semble) sinon pour ce que s'ils la désiraient, ils l'auraient... «
Par nature l'homme est évidemment influençable mais il est aussi raisonnable et libre. Comment, dans ces conditions comprendre l'incompréhensible ?
La Boëtie voit dans cet état de fait la conséquence d'une double dénaturation. Les gouvernés, d'abord, par habitude, paresse et facilité abdiquent rapidement. Ils jugent plus confortable de laisser à un tiers le soin de prendre à leur place des décisions. Les gouvernants, quant à eux, se laissent aller à la spirale de la tyrannie. Le pouvoir semble appeler le pouvoir et se découvre être sans limite :
« Le tyran ôte tout à tous. «
La Boétie montre aussi - et ce point est probablement le plus intéressant que le tyran pour maintenir sa domination sait lui associer ceux-là même qu'il domine. La ruse du gouvernant consiste à rendre complices ses propres sujets de leur servitude : « Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres. « L'idée est neuve et importante, elle suggère que le principe de la servitude volontaire est peut-être à chercher du côté de cette pyramide de servitudes que construit le tyran : remettre en question la tyrannie du Prince, c'est aussi vouloir remettre en cause celle dont chacun semble jouir à un titre ou à un autre dans la société. Chaque gouverné tient en effet à son tour le rôle du gouvernant. Tel qui obéit à son Maître se fait aussi obéir de ceux que le Maître a su lui subordonner. Ainsi la servitude est volontaire dans la mesure où elle paraît être la condition nécessaire aux desseins de la volonté de maîtrise. Quel « petit chef « n'est pas prêt à payer du prix de la servilité son pouvoir, aussi dérisoire soit-il ?
En effet, comment éviter que son chat n'aille courir les rues sinon en le castrant ou encore alléger la dureté de la vie sinon en usant de sédatifs. De même comment maintenir un peuple tout entier dans l'obscurantisme et dans les fers sinon en lui montrant les périls (hérétiques) de la libre pensée et les écueils de l'indépendance. Ici, à nouveau, la critique rousseausiste du pouvoir de droit divin (Bossuet) et du patriarcat politique peut servir d'illustration au propos de Kant: "La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître.
La famille est donc si l'on veut le premier modèle des sociétés politiques; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que dans la famille l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend, et que dans l'Etat le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés: Il cite l'esclavage en exemple. Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait. On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain, et il paraît dans tout son livre pencher pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur Caligula; concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes."
Et à Kant par la métaphore de l'apprentissage de la marche de montrer que l'enfant jeté sur ses frêles les jambes sans autre soutien que ses faibles forces, sans coup férir s'écrasera, au sol comme un corps grave lâché d'une tour.
Chute normale et dont on peut rendre raison, mais dont on peut aussi prendre et tourner les raisons à son avantage en dénonçant les velléité hasardeuses et condamnables d'indépendance.
Il s'agit, pour Kant, de minorer les conséquences de cette chute de l'enfant: quelques ecchymoses aux genoux et quelques égratignures aux coudes n'ont jamais tué personne. Et l'enfant chût n'est pas un être déchu
C'est en forgeant qu'on devient forgeron, c'est en marchant que l'on devient bipède à station verticale. De même l'indépendance de la pensée après quelques ratés et infortunes parviendra à maturité: "Or ce danger n'est pas si grand qu'il paraît, car, moyennant quelques chutes, elles [ces paisibles créatures] finiraient bien par apprendre à marcher". On soulignera ici l'implicite confiance de Kant en les facultés d'apprentissage rationnel de l'homme et pour conclure sur ce point, adjoignons ces deux textes et pour l'un son commentaire, montrant l'importance primordiale accordée par Kant à l'éducation.
" L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il n'est que ce qu'elle le fait. Il est à remarquer qu'il ne peut recevoir cette éducation que d'autres hommes, qui l'aient également reçue. Aussi le manque de discipline et d'instruction chez quelques hommes en fait-il de très mauvais maîtres pour leurs élèves. Si un être d'une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu'on peut faire de l'homme. Mais, comme l'éducation, d'une part, apprend quelque chose aux hommes, et, d'autre part, ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu'où vont nos dispositions naturelles. Si du moins on faisait une expérience avec l'assistance des grands et en réunissant les forces de plusieurs, cela nous éclairerait déjà sur la question de savoir jusqu'où l'homme peut aller dans cette voie. Mais c'est une chose aussi digne de remarque pour un esprit spéculatif que triste pour un ami de l'humanité, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu'à eux et ne prendre aucune part aux importantes expériences que l'on peut pratiquer sur l'éducation, afin de faire faire à la nature un pas de plus vers la perfection. "
"Que le monde est mauvais, c'est là une plainte aussi ancienne que l'histoire et même que la poésie plus vieille encore, bien plus, aussi ancienne que le plus vieux de tous les poèmes, la religion des prêtres. Pour eux tous néanmoins le monde commence par le Bien; par l'âge d'or, la vie au Paradis, ou par une vie plus heureuse encore, en commun avec des êtres célestes. Toutefois ils font bientôt disparaître ce bonheur comme un songe; et alors c'est la chute dans le mal (le mal moral avec lequel le physique alla toujours de pair) qu'ils font se précipiter en l'accélérant pour notre chagrin; en sorte que maintenant (mais ce maintenant est aussi vieux que l'histoire) nous vivons aux derniers temps, que le dernier jour et la fin du monde sont proches [...]. L'opinion héroïque opposée, qui s'est établie sans doute seulement parmi les philosophes et à notre époque notamment chez les pédagogues, est plus nouvelle, mais bien moins répandue, à savoir que: le monde progresse précisément en sens contraire, du mal vers le mieux, sans arrêt (il est vrai d'une manière à peine sensible) et que tout au moins on trouve une disposition à cet égard dans la nature humaine."
C'est dans "La religion dans les limites de la simple raison" (1794) qu'il entreprend la tâche de répondre à la question: que m'est-il permis d'espérer? On comprend dès lors que, pour réfléchir sur l'espérance, soit élucidée la question de la méchanceté radicale (ou non) de l'homme. Si l'homme n'est pas totalement méchant, alors une philosophie de l'espérance n'est pas vaine. D'où l'importance de la question du mal, au niveau de l'humanité posée dans ce texte.
Dans quel sens le monde progresse-t-il?
1) Kant expose tout d'abord la thèse de ceux qui estiment qu'aujourd'hui le monde est mauvais, alors, que jadis il a commencé par le Bien.
2) Puis, sans trancher vraiment, Kant expose l'opinion de ceux qui soutiennent au contraire que le monde progresse du mal vers le mieux.
1) Dire que "le monde est mauvais", ce n'est pas une thèse, mais une plainte. Aussi, il n'a pas à exposer les raisons de cette thèse, il se contente d'en souligner l'ancienneté. Et de repérer, avec humour, trois niveau, de plus en plus anciens, de cette ancienneté.
Ces niveaux mettent à chaque fois e scène ceux qui propagent cette plainte: d'abord les historiens, qui appartiennent à notre temps, puis les poètes qui dépeignent des âges mythiques, enfin les prêtres présents dès le début de l'humanité. Ce qui définit pour l'humanité des "moments" successifs. D'abord la religion, puis la poésie, enfin l'histoire. Moments qui pourtant se succédant ne s'abolissent pas. Autrement dit, il y a aujourd'hui encore, des prêtres et des poètes, et donc trois sources possibles de cette plainte sempiternelle: "le monde est mauvais".
On peut imaginer cependant, malgré le silence de Kant sur cette question, que le caractère répétitif de cette plainte lui enlève de sa "crédibilité", sans qu'on ait à s'interroger sur l'intérêt que les historiens, les poètes ou les prêtres aient, eux-mêmes, à propager un tel point de vue. Mais ne serait-ce pas que ce thème est surtout celui des prêtres: les poètes et les historiens ne faisant alors que le reprendre. La promesse du bonheur au-delà faite par la religion, n'est-elle pas plus convaincante si le monde d'ici-bas est mauvais? Mais la plainte selon laquelle le monde est mauvais a sa place à l'intérieur d'un raisonnement qui fait appel à une double fiction.
D'une part, une fiction sur l'avant de ce monde mauvais. Car toute notion est "couplée" à sa notion opposée. Celle du mal n'a de sens que par celle du bien. La méchanceté du monde est relative, elle s'inscrit dans le temps, elle s'oppose à un bien absolu, antérieur et extérieur au monde qui mérite la majuscule: le Bien. Un temps initial qui prend nom d'âge d'or, et l'on songe ici à la formulation des poètes; de Paradis, et l'on songe ici à la formulation des prêtres. Et si l'on peut pour ces songeries aller plus encore à l'excès, ce temps, hors du temps, est celui d'une vie extraterrestre partagée ("en commun") avec des êtres célestes. Kant rapporte cela, sans que le sourire de l'ironie vienne éclairer son visage; mais on le devienne pourtant moqueur et en "distance". Ce n'est pas de sa croyance qu'il s'agit. Il se contente de rapporter une croyance: "Pour eux tous...".
D'autre part, une fiction sur l'après de ce monde mauvais. D'où l'idée de fin du monde, sans qu'o soit pourtant, le moins du monde, éclairé sur le déroulement, le conteu de cet après-monde.
Mais on devine la symétrie de l'avant et de l'après. Un Bien absolu, avant de commencer; un Mal absolu, après le temps de l'histoire. Quelque chose de figé, avat et après. Et puis, au contraire, un temps de l'histoire qui prend son temps pour s'enclencher, puis qui, peu à peu, prend sa vitesse, s'accélère, et dans les derniers temps s'affole, comme si tout se détraquait.
La plainte selon laquelle le monde est mauvais est vieille comme le monde, notait Kant au début du texte. Il en est de même du maintenant qui ponctue une telle plainte: "maintenant [...] nous vivons aux derniers temps". Si ce "maintenant", aussi, "est aussi vieux que l'histoire", il ne vaut rie, il ne renvoie qu'à une actualité mythique qui n'est inscrite dans aucune histoire réelle, en train de se faire.
Ce "maintenant" est une simple parole, qui ne témoigne de rien, d'aucune expérience, d'aucune réflexion. Parole vide, qui vide de toute valeur la plainte perpétuelle, qui disqualifie tous ceux qui se plaignent. Eux tous, magiciens terrifiants, faisaient disparaître le bonheur initial "comme un songe". En réalité, ce sont leurs extravagances, aussi bien sur le Bien du départ, que sur la fin ultime de l'arrivée, et même sur ce "mauvais" qui va s'accélérant, qui ne sont que songeries. Qui n'est pas loin de rimer avec fourberies.
Aussi, ne nous effrayons pas de ce ton d'apocalypse que prend leur discours: la chute va s'accélérant, le dernier jour qui s'annonce. Un peu de bon sens, et nous comprenons que, depuis le temps où tout cela est annoncé ("ce maintenant est aussi vieux que l'histoire"), il y a longtemps que tout cela aurait dû avoir lieu. Et que cela n'aura jamais lieu, dans la mesure où cela aurait dû toujours avoir lieu. Manière indirecte de discréditer et la plainte et son contenu.
2) A l'opposé, Kant expose l'opinion selon laquelle "le monde progresse du mal vers le mieux".
Ce ne saurait être une plainte, mais ce n'est pas, à l'inverse, un cri de joie, davantage une opinion qui, constituée par quelques-uns qui ont pour vocation la réflexion, prend la forme d'une thèse.
La symétrie avec le premier paragraphe n'est qu'apparente. Car le premier discrédité, impliquerait que le second le soit aussi... En lisant le texte au plus près, d'un côté la plainte est "aussi ancienne que...", de l'autre l'opinion "est plus nouvelle". La plainte fait sans doute partie d'un trait, d'un penchant de l'esprit humain disposé à gémir sans réfléchir. L'opinion s'est constituée, à l'opposé du penchant, à la suite d'une réflexion et peut être même d'une pratique Comment les pédagogues pourraient-ils exercer leur métier, s'ils ne croyaient pas -et ne constataient pas- une perfectibilité de l'esprit humain?
D'un côté, la plainte est répandue, de l'autre, l'opinion est moins répandue. C'est que la plainte relève de la superstition dominante, l'opinion des "Lumières" de quelqu'uns; l'une des prêtres, l'autre des philosophes. Le temps de la Raison n'est pas encore accompli.
D'un côté, la régression s'accélère, de l'autre, la progression se fait d'une manière à peine sensible. Notons bien qu'elle ne s'accélère pas dans l'autre sens, ce qui répéterait la déraison de la plainte. Au contraire, point n'est besoin de recourir à la fiction d'un Mal absolu initial, point n'est besoin de cette fable d'une accélération du temps de l'histoire, point n'est besoin non plus d'annoncer sans cesse une fin de l'histoire où régnerait enfin le Bien absolu. Il y a plutôt l'idée d'un temps qui indéfiniment se déroule, avec une lente progression vers le mieux, qui n'est pas le Bien, simple vision asymptotique d'une fin de l'Histoire qui n'en finit pas d'advenir.
Mais voit-on ce progrès? Peut-on le mesurer ou à tout le moins le constater? La "manière à peine sensible" dit cruellement que c'est justement à peine sensible, que ça ne peut se voir, ni se mesurer, ni même se constater. Alors! Il faut écarter de cette question, dit Kant, la démarche empirique, qui ne s'y retrouverait guère dans les hauts et les bas, les avancées et les reculs. Il y faut les périodes longues du temps de l'histoire, pour lesquelles, aujourd'hui, l'homme n'a pas assez de recul.
Car c'est d'une question de principe qu'il s'agit. Et c'est là ce qui fait tout le prix de cette thèse selon laquelle le monde progresse du mal vers le bien. Il y a, dit Kant, qui semble bien épouser cette position, dans la "nature humaine", une disposition à ce progrès. Il ne vient pas du dehors, il est interne à l'homme. Reste ouverte la question de savoir par quelle médiation la nature accomplit en l'homme, avec l'homme, un tel progrès. Appartient-il à la nature (par la médiation de l'histoire), appartient-il à l'homme (qui doit s'affranchir des déterminismes de la nature)? La question est simplement posée. D'autres textes, témoignant de la réflexion propre à Kant, y apporteront réponse. Ici, Kant se contente de poser l'opposition de la plainte et de l'opinion sur la question controversée d'un sens à donner au monde.
INTÉRÊT DU TEXTE.
L'intérêt du texte tient en partie à l'ironie avec laquelle Kant expose la thèse de ceux qui estiment que tout va de mal en pis.
Certes, à proprement parler, l'interprétation du texte, limitée au teste, ne permet pas de savoir quelle est la position de Kant. A tout le moins on peut supposer, au ton employé, que Kant n'est pas favorable à ceux qui président une apocalypse proche. En réalité, on sait que Kant, tout en reconnaissant la place du mal, estime qu'il y a en l'homme quelque chose qui dépasse l'homme: c'est la raison pratique. La disposition à exister comme un être moral, respectueux de la loi et sensible au remords, désigne une situation où "ne peut être greffé absolument rien de mauvais".
On ne peut pas prouver, par expérience, que l'histoire est progression vers le mieux, mais il est souhaitable de se placer sous cette idée qui seule peut permettre aux hommes d'accomplir les pas nécessaires en vue d'une amélioration des choses. C'est même un devoir pour l'homme de penser que la fin des guerres, des violences, est possible.
Conclusion
Ainsi donc ce n'est pas la liberté qu'il faut craindre mais bien plutôt cette dépendance que Kant appelle l'état de minorité. Du reste, Kant compare les mineurs à du « bétail «. Il signale ainsi à sa manière que les hommes, demeurés mineurs, ne sont pas parvenus à leur véritable humanité, laquelle ne peut s'épanouir pleinement que dans et par l'usage autonome de sa propre raison.
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