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Evelyn Fox Keller (1936-) Le siècle du gène

Publié le 19/10/2016

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Evelyn Fox Keller (1936-)

Le siècle du gène

Tout au long de l'histoire de la génétique classique et des débuts de la génétique moléculaire, on a affirmé généralement que le gène était non seulement un lieu invariable et unitaire de structure et de fonction, mais aussi un lieu d'action causale. T. H. Morgan, par exemple, considérait l'idée selon laquelle les gènes sont les agents causaux du développement comme étant tellement fondamentale et allant de soi que l'on n'avait même pas besoin de la démontrer pour comprendre l'hérédité. Il déclarait : « La théorie du gène est justifiée sans que l'on tente d'expliquer la nature des processus causaux qui relient le gène et les caractères. » De fait, j'ai soutenu que, précisément, cette attribution au gène d'une action causale était implicite dans la notion même d'« action du gène ». Cette expression fut la première que les généticiens appliquèrent, entre le milieu des années 1920 et les années 1960, aux « processus causaux qui relient le gène et les caractères », et c'était une façon de dire que le pouvoir d'agir était, au moins tacitement, accordé aux gènes, même en l'absence de toute information sur la manière dont ils pouvaient agir. Cette même façon de parler dotait le gène d'un ensemble de  propriétés on ne peut plus curieuses. Tout à la fois, on lui attribuait la matérialité, l'action, la vie et la pensée.

L'affirmation selon laquelle la matérialité (et notamment la matérialité particulaire) conférait au gène son invariabilité, c'est-à-dire la permanence dont il a besoin pour être une unité stable de transmission, a déjà été examinée dans le chapitre I. Mais le fait de doter le gène du pouvoir d'agir ajoutait à la propriété de matérialité des conséquences supplémentaires liées à son activité. La faculté de se reproduire soi-même (traditionnellement considérée comme la caractéristique de la vie) conférait au gène la vitalité. Et, enfin, le fait d'attribuer au gène la capacité de diriger ou de contrôler le développement lui reconnaissait effectivement une sorte de pensée, c'est-à-dire la faculté de projeter et de déléguer. Le résultat final était un gène qui avait en quelque sorte, comme Janus, un double visage. Atome des physiciens, d'une part, et idée platonicienne, d'autre part, il était supposé capable à la fois d'animer l'organisme et de diriger (ainsi que de réaliser) sa construction. Comme Erwin Schrödinger allait le formuler plus tard, il était « le code de loi et le pouvoir exécutif - ou, pour employer une autre analogie, [il était] à la fois le plan de l'architecte et l'ouvrage de l'entrepreneur ». Même de nos jours, le gène est parfois désigné comme le « cerveau de la cellule ».

Cependant, les attributions implicites de vitalité et de pensée précédèrent en réalité de beaucoup l'idée de l'action des gènes et même, probablement, le terme gène lui-même. Peut-être serait-il par conséquent plus correct de dire que le discours sur l'action des gènes a prolongé une attente déjà présente dans les premières conceptions sur les unités héréditaires. De fait, c'est précisément une telle conséquence qui avait conduit Hugo de Vries à soutenir que ces unités « n'étaient pas des molécules chimiques, [qu']elles [étaient] beaucoup plus grandes que ces dernières et qu'elles [devaient] plus exactement être comparées aux plus petits organismes connus », et qui, plus tard, « même après qu'on eut acquis davantage de lumières à ce sujet », avait amené Thomas Mann à conclure que « la vie élémentaire, c'est-à-dire quelque chose qui était déjà la vie, mais qui était encore élémentaire, n'existait pas ».

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