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François MAURIAC : Origines du personnage fictif

Publié le 15/01/2018

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Si le romancier veut atteindre l'objectif de son art, qui est de peindre la vie, il devra s'efforcer de rendre cette symphonie humaine où nous sommes tous engagés, où toutes les destinées se prolongent dans les autres et se compénètrent. Hélas ! il est à craindre que ceux qui cèdent à cette ambition, quel que soit leur talent ou même leur génie, n'aboutissent à un échec. Il y a je ne sais quoi de désespéré dans la tentative d'un Joyce. Je ne crois pas qu'aucun artiste réussisse jamais à surmonter la contradiction qui est inhérente à l'art du roman. D'une part, il a la prétention d'être la science de l'homme - de l'homme, monde fourmillant qui dure et qui s'écoule, - et il ne sait qu'isoler de ce fourmillement et que fixer sous sa lentille une passion, une vertu, un vice qu'il amplifie démesurément : le père Goriot ou l'amour paternel, la cousine Bette ou la jalousie, le père Grandet ou l'ava­rice. D'autre part, le roman a la prétention de nous peindre la vie sociale, et il n'atteint jamais que des individus après avoir coupé la plupart des racines qui les ratt:1chent au groupe. En un mot, dans l'individu, le romancier isole et immobilise une passion, et dans le groupe il isole et immobilise un individu. Et, ce faisant, on peut dire que ce peintre de la vie exprime le contraire de ce qu'est la vie : l'art du romancier est une faillite.

 

Même les plus grands : Balzac, par exemple. On dit qu'il a peint une société: au vrai, il a juxtaposé, avec une admirable puissance, des échantillons nombreux de toutes les classes sociales sous la Restauration et sous la monar­chie de Juillet, mais chacun de ses types est aussi autonome qu'une étoile l'est de l'autre. Ils ne sont reliés l'un à l'autre que par le fil ténu de l'intrigue ou que par le lien d'une passion misérablement simplifiée. C'est sans aucun doute, jusqu'à aujourd'hui, l'art de Marcel Proust qui aura le mieux surmonté cette contradiction inhérente au roman et qui aura le mieux atteint à peindre les êtres sans les immobiliser et sans les diviser. Ainsi, nous devons donner raison à ceux qui prétendent que le roman est le premier des arts. Il l'est, en effet, par son objet, qui est l'homme. Mais nous ne pouvons donner tort à ceux qui en parlent avec dédain, puisque, dans presque tous les cas, il détruit son objet en décomposant l'homme et en falsifiant la vie.

 

L'humilité n'est pas la vertu dominante des romanciers. Ils ne craignent pas de prétendre au titre de créateurs. Des créateurs 1 les émules de Dieu !

A la vérité, ils en sont les singes.

Les personnages qu'ils inventent ne sont nullement créés, si la création consiste à faire quelque chose de rien. Nos prétendues créatures sont formées d'éléments pris au réel ; nous combinons, avec plus ou moins d'adresse, ce que nous fournissent l'observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-mêmes. Les héros de romans naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité.

 

Dans les fruits de cette union, il est périlleux de prétendre délimiter ce qui appartient en propre à l'écrivain, ce qu'il y retrouve de lui-même et ce que l'extérieur lui a fourni. En tout cas, chaque romancier ne peut, sur ce sujet, ne parler que de soi, et les observations auxquelles je vais me risquer, me concernent seul.

« tures métaph ysiques ou sent imenta les.

Un garçon de dix-huit ans ne peu t fa ire un livre qu' avec ce qu'il conna ît de la vie , c' est- à-dire ses propres désirs, ses propres illusions.

Il ne peut que décrire l'œuf dont il vient à peine de brise r la coquil le.

Et, en généra l , il s'intéresse trop à lui- même pour song er à observer les autres .

C' est lorsque nous commençons à nou s déprendre de notre propre cœur que le rom ancier commence aussi de pren dre figure en nous.

Après avoir écarté du débat les roma nciers qui racon tent leur propre hist oire, nous ne tiendrons pas compte non plus de ceux qui copient patiem­ ment les types qu'ils obser vent autour d'eux, et qui font des portraits plus ou moins fidèles et ressem blants.

Non que cette forme du roman soit le moins du monde méprisable : c' est celle qui est née directemen t de La Bruyère et des grands moralistes français.

Mais ces rom anciers mémorialistes et por­ trait istes ne créent pas, à pr oprement parler ; ils imiten t , ils reprodu isent, ils rendent au public, selon le mot de La Bruy ère, ce que le public leur a prêté ; et le public ne s'y trompe pas, car il cherche les clefs de leurs p er­ son nages et a vite fait de mettre des noms sous chacun d'eux.

Le public n'en saurait agir de même avec l'espèce de romans qui nous occ upe ici : ceux où des créatures nouvelles naissent de cette union mysté­ ri eu se entre l'artiste et le réel.

Ces héros et ces héroïnes que le vérit able romanc ier met au monde et qu'i l n'a pas copiés d'après des modèles rencon trés da ns la vie, son t des êtres que leur inventeu r pou rrait se flatter d'avoir tirés tou t en tiers du néant par sa puiss ance créatr ice, s'il n'y avait , tou t de même, autour de lui -non dans le grand public, ni parmi la masse de ses lecteurs inconnus, mais dans sa famil le, chez ses proc hes, dans sa ville ou dans son vill age , - des personnes qui croient se reconna ître dans ces êtres que le romanc ier se flatt ait d'avoir créés de toutes pièces.

Le Romancier et ses personnages, Buchet-Chastel, 1933, pp.

95-99.

L' art du romancie r est une faillite Mais, ici, nous touchons à l'irré mé diable mtsere de l'art du roma ncier.

De cet art si vanté et si honni, nous devons dire que, s' il atteignait son objet, qui est la complexité d'une vie humaine, il serait incomp arablement ce qui existe de plus divin au monde ; la promesse de l'anti que serpent serait tenue et nous autres, rom anciers, serions semblables à des dieux.

Mais, hélas! que nous en sommes éloignés ! C' est le drame des rom anciers de la nouvelle généra tion d'avoir compris que les pein tures de cara ctères selon les modèles du roman classique n'on t rien à voir avec la vie.

Même les plus grands, Tolstoï,. »

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