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« J'écris pour agir » a dit Voltaire. Pensez-vous que le rôle d'un écrivain soit de défendre des valeurs auxquelles il tient ? Vous répondrez en vous appuyant sur les textes du corpus, les textes et les oeuvres que vous avez lus.

Publié le 22/09/2010

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voltaire

Lettres philosophiques, Candide, Traité sur la tolérance, Dictionnaire philosophique... : le philosophe des Lumières Voltaire a souvent pris sa plume comme on brandit une épée. « J’écris pour agir « a dit cet avocat de la famille Calas. Le rôle d'un écrivain est-il de défendre des valeurs auxquelles il tient ? Un écrivain doit-il s’engager à l’instar d’un homme politique ou bien, à l’autre extrémité des attitudes possibles face au monde et aux hommes, doit-il se retirer dans sa tour d’ivoire ? Dans un premier temps, nous verrons qu’effectivement le rôle d'un écrivain peut être de défendre des valeurs auxquelles il tient. Ensuite, nous prouverons que les motivations de l’écriture peuvent être autres, multiples et variées. Enfin, nous relativiserons l’opposition par trop caricaturale entre « écrire pour agir « et « écrire sans agir «. 

 

 Descendre dans l’arène pour se battre, pour agir, pour défendre des valeurs : tout un pan de la littérature se reconnaîtrait dans la citation de Voltaire « J’écris pour agir «. 

 Tout d’abord, l’écrivain « écrit (ou doit écrire) pour agir « parce ce que la figure prestigieuse de l’écrivain lui impose des devoirs vis-à-vis de ses contemporains et pour la défense des valeurs supérieures, universelles. Zola, à qui le succès de la fresque romanesque naturaliste des Rougon-Macquart conférait une autorité littéraire et intellectuelle, se devait d’agir pour défendre Dreyfus : il a « agi « en écrivant et publiant l’article « J’accuse «. Ronsard, le « prince des poètes «, a l’oreille de la régente Catherine de Médicis : il lui adresse alors le Discours des misères de ce temps (1562) ; prenant position du côté des catholiques dans les guerres qui les opposent aux protestants, il agit, à l’aide d’alexandrins pathétiques et polémiques, en faveur d’un retour à l’ordre. 

 Ensuite, l’écrivain « écrit (ou doit écrire) pour agir « parce que la littérature est une « arme de combat « d’une puissance irremplaçable et celui qui possède l’art d’écrire doit en faire profiter l’humanité. La littérature des lumières offre sans doute le plus puissant exemple d’une diversité de formes littéraires mises à contribution pour mener une multitude combats contre tout ce qui porte atteinte à ce qui deviendra la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. [Nous ne serons en mesure de développer ce paragraphe qu’au terme de la séquence 6 ou bien il aurait fallu un corpus illustrant cette diversité des formes littéraires argumentatives : je vous distribuerai donc le développement de ce paragraphe plus tard.] 

 La littérature engagée traverse d’ailleurs toute l’histoire littéraire et l’action spécifique des textes littéraires a largement contribué aux débats et aux progrès de l’humanité. Le théâtre engagé de Sartre, Camus ou Ionesco convoque sur la scène de grandes questions qui ont agité le XXe siècle. Par exemple, dans Les Justes, Camus défend une valeur à laquelle il tient par-dessus tout : un terroriste politique, même s’il défend une cause juste, ne doit pas verser le sang d’un seul enfant innocent. Le théâtre, depuis l’Antiquité en passant par les revendications romantiques d’un Hugo, est une « tribune « irremplaçable. Rhinocéros d’Ionesco nous protège des dangers du nazisme bien mieux qu’un livre d’histoire, qu’un documentaire journalistique, qu’une loi. Le roman lui aussi se transforme souvent en « action « au sens voltairien du terme : Germinal de Zola agit contre la « tyrannie du capital « ; L’Etranger de Camus est un roman que l’on peut qualifier de 

« philosophique « et qui « agit « notamment contre la peine de mort. Mais le plus bel exemple d’une littérature qui « agit « reste sans doute la poésie de la Résistance : le poème « Au nom du front parfait profond « de Paul Eluard, bien que travaillé en profondeur sur le plan formel, est avant tout un « tract « politique à parachuter sur la France pour « faire se lever le fer «. 

 Enfin, l’écrivain « écrit [doit écrire] pour agir « parce que l’écrivain et la littérature sont les meilleurs alliés du devoir de mémoire. La littérature (mémoire de l’humanité) est seule capable d’accomplir pleinement le devoir de mémoire. Semprun a dû choisir une forme romanesque dans L’écriture ou la vie, et non un simple récit autobiographique, pour tenter de dire l’honneur des camps et défendre les valeurs humanistes. Le poème « Strophe pour se souvenir « d’Aragon est devenu une chanson composée par Léo Ferré : la mémoire des membres du groupe Manouchian se grave dans les esprits comme une musique entêtante. 

 

 Mais le rôle d’un écrivain n’est pas obligatoirement de défendre des valeurs auxquelles il tient. 

 « J’écris pour exprimer mes sentiments «, pourrait dire un Musset ou un Lamartine, poètes romantiques français. Quand le poète livre son cœur, il vise à faire partager ses sentiments – et non ses idées – aux autres. Grâce à la littérature lyrique, nous retrouvons, même après plusieurs siècles, des émotions semblables aux nôtres. Qui n’a pas été traversé d’un frisson indescriptible à la lecture de « Le Lac « de Lamartine, « Demain dès l'aube « de Victor Hugo ou « Tu te lèves l’eau se déplie « d’Eluard ? 

 « J’écris pour agir… sur moi-même «, pourrait rétorquer à Voltaire certains écrivains. Baudelaire écrit Les Fleurs du mal (1857) pour lutter contre le Spleen et rejoindre l’Idéal. Ecrire sur la mort de sa fille Léopoldine soulage Victor Hugo dans Les Contemplations et la poésie joue ici une fonction thérapeutique pour l’écrivain. 

 « J’écris pour créer de la beauté, en fuyant tout souci d’utilité, donc j’écris pour ne pas agir, surtout pas agir ! «, pourraient s’offusquer des adeptes de l’Art pour l’Art. Si l’on en croit sa préface à Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier pourrait comparer un texte de Voltaire à l’endroit le plus utile de la maison… c’est-à-dire les toilettes ! Benjamin Péret, dans son pamphlet Le Déshonneur des poètes, a violemment critiqué la poésie-action de la Résistance et de la Libération qui, selon lui, s'était laissé prendre aux pièges du nationalisme et du discours patriotique pour devenir une poésie ne dépassant pas « le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique «. 

 « J’écris pour analyser et observer la réalité humaine et sociale d’un point de vue scientifique «, pourrait stipuler un romancier naturaliste. Le scientifique n’a pas à « défendre des valeurs « ; dans La Bête humaine, Zola s’interdit de « défendre des valeurs «, il décrit le plus objectivement possible des mécanismes psychiques (la jalousie, la « fêlure héréditaire «) et le retour atavique de l’homme des cavernes dans l’homme civilisé de l’ère industrielle. 

 « J’écris pour amuser ou m’amuser «, pourrait assurer des écrivains voués corps et âme à la fonction ludique de la littérature. Un poète oulipien n’aurait pas écrit Poème sur le désastre de Lisbonne ! L’auteur du roman La disparition, Georges Perec, en se privant de la lettre « e « (lettre qui a totalement « disparu « du roman cité ci-avant), aurait éprouvé de stériles difficultés à défendre les valeurs démocratiques contre toutes les formes de totalitarisme ! 

 « J’écris pour châtier les mœurs par le rire «, pourrait intervenir un Molière. La littérature « moraliste «, notamment celle du XVIIe siècle, entend bien « agir « sur le public afin de corriger les vices de l’homme mais il ne s’agit pas d’une action sociale et politique ; bien au contraire : Molière recherche la protection de Louis XIV par exemple lors de la cabale des dévots contre Tartuffe puis contre Dom Juan. 

 « J’écris pour inspirer terreur et pitié et ainsi susciter la catharsis c’est-à-dire la purgation des passions «, pourrait ajouter un Racine. Cette fonction quasi thérapeutique de la représentation théâtrale correspond bien à une « action « sur le spectateur mais au XVIIe siècle, le tragédien, l’auteur de comédie, le moraliste défendent des valeurs politiquement préétablies (conformes aux attentes du Roi), une morale inspirée de l’Antiquité (comme la morale aristotélicienne du juste milieu chez Molière) et de la religion chrétienne, et non des valeurs 

« auxquelles ils tiennent «. Cette liberté de l’artiste – liberté d’inspiration, liberté d’engagement – est une notion moderne qui naît justement avec les Lumières contestataires, prolongée par les romantiques – revendication d’une liberté esthétique. 

 « J’écris pour explorer mon inconscient et pour créer une réalité inédite dans le seul univers des mots « et non pour « agir « avec ma raison et pour la raison – cette valeur suprême des philosophes des Lumières. L’écriture automatique des surréalistes semble pousser à son paroxysme la volonté d’inutilité sociale et politique. « Ecrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. «, conseille Breton dans son Premier Manifeste du surréalisme. 

 

 Les oppositions précédentes (« écrire pour agir « ou pas) sont à relativiser : la notion d’« agir « est très extensible et pour la littérature engagée, il faut tenir compte des circonstances et des liens avec le pouvoir politique. 

 Tout d’abord, s’il s‘agit de valeurs esthétiques et existentielles, écrire est forcément « agir «. Tout écrivain, quel que soit son type de texte, d’une certaine façon, défend des valeurs auxquelles il croit. « Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure […] Les plus désespérés sont les chants les plus beaux «, écrit Musset dans Nuit de mai : le poète romantique considère que les passions sont la « valeur « première de l’homme et de la vie. « Après toi mon beau langage «, écrit Breton dans son Manifeste du surréalisme : c’est une façon de défendre des valeurs esthétiques (l’écriture automatique, la libre association des idées…) mais aussi des valeurs morales et philosophiques (se libérer des contraintes de la raison et de la morale dominatrice). En ciselant un poème parnassien, Heredia « agit « pour défendre les valeurs du Parnasse. Baudelaire dans les Fleurs du mal a remis en cause les repères esthétiques de son époque, par exemple en consacrant tout un poème à la description érotique d’une… charogne. 

 Ensuite, le devoir d’engagement n’est pas le même selon les périodes historiques. Le devoir d’engagement de l’écrivain est accru lorsque des valeurs essentielles sont menacées. Lors de l’affaire Calas – illustration monstrueuse d’une « justice « influencée par le fanatisme religieux –, seul Voltaire était en mesure – grâce à son réseau en France et à travers l’Europe, grâce à son talent littéraire – de créer une 

« opinion publique « susceptible de provoquer une révision du procès. Les poètes, sous l’Occupation, pouvait difficilement se contenter d’écrire « Le petit bidon « (un poème de Christophe Tarkos, poète de la deuxième moitié du XXe siècle, qui consiste à décrire un « petit bidon « pendant plusieurs minutes) ; des poèmes-tracts comme « Au nom de… « ou « Liberté « défiaient la censure et pénétraient dans les consciences pour revigorer l’espoir. 

 Enfin, notons que la « bonne « littérature engagée est essentiellement une « action contre «. Si un écrivain défend des valeurs et des idées qui vont dans le sens du pouvoir en place, l’écrivain devient un propagandiste. S’il défend des valeurs inacceptables, criminelles (par exemple, un écrivain esclavagiste, un poète nazi), il dégrade l’art littéraire en le transformant en outil d’oppression. L’écrivain engagé devient ou reste un grand écrivain lorsqu’il doit se battre, avec la plume, contre des forces nuisibles, contre le « mal « en quelque sorte ; dit autrement, il doit écrire pour « agir contre «. Candide est un conte philosophique qui a sa place dans la littérature parce que Voltaire l’écrit contre les fanatismes religieux et politiques, contre les atteintes à la dignité humaine, contre le fatalisme coupable auquel peuvent conduire les excès de la philosophie dite « optimiste «. L’ironie et la satire, ces acides littéraires délicieux comme du miel, sont forcément orientés contreune institution, une catégorie de personnes, une philosophie, etc. . 

 « Ecrire pour agir «, d’accord, mais la politique doit prendre le relais de la littérature._ _A qui doit-on la première abolition de l’esclavage en 1794, aux écrits des philosophes des Lumières ou à l’action « concrète « de l’homme politique Robespierre ? Sans doute aux deux : Robespierre était nourri de la littérature des Lumières. L’abolition de la peine de mort : un roman comme L’Etranger, un essai comme Réflexion sur la guillotine de Camus sont nécessaires pour faire évoluer les consciences mais ensuite il faut un Badinter en 1981 et une loi pour abolir la peine de mort en France. 

 

 Nous avons constaté que les motivations de l’écriture sont presque aussi nombreuses que les écrivains. Au terme de notre réflexion, nous pouvons dire que « écrire, c’est forcément agir « ; « écrire, ce n’est pas qu’écrire « pourrait constituer une définition – quelque peu provocatrice – universelle de toutes les formes de littérature – engagée et non engagée. « Pourquoi écrire ? « : cette question continue d’intéresser autant les écrivains que les lecteurs si l’on en croit la publication régulière d’anthologies consacrées à cette question ou d’ouvrages qui regroupent des contributions d’écrivains d’aujourd’hui à qui un éditeur a posé cette question des motivations et des buts de l’écrivain.

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