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La consécration de vingt années de lutte

Publié le 22/02/2012

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9 décembre 1990 - Un jour d'août 1984, traversant Gdansk au volant de son minibus, salué tout le long du chemin par les piétons et les automobilistes d'un baiser affectueux ou d'un " V " de la victoire, Lech Walesa, attendri et fier, fit tout haut cette remarque : " Vous savez que vous circulez avec le prochain président de la République de Pologne ? " Il était très en verve ce jour-là, adressait des signes ironiques aux agents de la police politique qui le suivaient, plaisantait sur les succès féminins que lui valait sa célébrité, et la remarque sonna comme une boutade. C'était il y a six ans, et la Pologne, bien que sortie de l'état de guerre, vivait encore sous une chape de plomb. Lech Walesa avait quarante et un ans, il était, certes, fraîchement lauréat d'un prix Nobel de la paix, mais Solidarité était clandestine et il rejoignait tous les matins son poste d'électricien aux chantiers navals Lénine. Avec Danuta, qui n'avait encore que sept enfants et trente-cinq ans, il vivait dans un appartement de la gigantesque cité-dortoir de Zaspa ouvert à tous. Il ne se passait pas grand-chose en Pologne, les policiers en bas de l'immeuble ne décollaient ni le jour ni la nuit le bout du tunnel n'était guère en vue. Danuta trouvait l'atmosphère déprimante : " Je préfère encore les moments très durs, mais où l'on sait qu'un changement va se produire, disait-elle. En ce moment, c'est la stagnation ". L'épopée de Solidarnosc Walesa pensait-il vraiment, à cette époque, devenir un jour le premier homme de Pologne ? A sa manière, il l'était déjà, et l'humeur sombre du pays ne le décourageait pas. Le comité Nobel, le pape, l'Amérique et les médias avaient fait de lui, fils de petits paysans devenu ouvrier, un homme unanimement respecté en Occident, où on le considérait comme le leader incontesté de la " vraie " Pologne, celle que les communistes tentaient de bâillonner. Chaque manifestant, avant de prendre le premier coup de matraque des zomos, criait " Solidarnosc " et " Lech Walesa ". Les années suivantes, pas un grand du monde libre ne se rendait en Pologne sans faire un crochet par Gdansk. Lorsque, le 14 août 1980, Lech Walesa sauta le mur d'enceinte des chantiers navals pour y prendre la tête d'une grève, peu de gens, bien sûr, se doutaient que ce petit ouvrier moustachu-mince, à l'époque-finirait par faire basculer l'histoire. Ce n'était pas son premier acte de défi à l'égard du régime : il avait participé aux sanglantes émeutes de la Baltique en décembre 1970, et son activité dans les tentatives ouvrières de création de structures parallèles lui avait valu d'être licencié des chantiers navals en 1976. La suite relève déjà de l'histoire : les accords de Gdansk, le premier syndicat indépendant du monde communiste, l'alliance des ouvriers et des intellectuels polonais qui marque l'épopée de Solidarité, le coup de force du général Jaruzelski qui, le 13 décembre 1981, jette tout ce monde dans les camps d'internement et instaure l'état de guerre. Lech Walesa est interné séparément, isolé de ses troupes et de ses fameux conseillers. Mais il ne cède pas. Libéré le 14 novembre 1982, il rejoint, la tête haute, le reste des Polonais pour vivre avec eux cette sombre période. Il arrive parfois à déjouer la surveillance policière et à prendre contact avec les structures clandestines la plupart de ses anciens conseillers sont encore en prison, et il est contraint, le plus souvent, d'agir seul, sans consulter la commission nationale du syndicat. Pendant l'époque légale de Solidarité, surtout lors du premier congrès, en octobre 1981, l'autoritarisme de Walesa avait fait l'objet de maints débats mais sous le règne du général Jaruzelski, personne ne s'en plaindra : démocratie et clandestinité, c'est bien connu, ne font pas bon ménage. Walesa s'habitue à ce mode de décision, illustré par une de ses phrases : " Alors, j'ai décidé démocratiquement, seul... " Cette autorité, il en fait d'ailleurs essentiellement un usage modérateur. Combien de fois le président de Solidarité a-t-il mis tout son poids dans la balance pour freiner des mouvements qui s'emballaient ? C'était la fameuse stratégie de l'autolimitation, et il fallait de l'autorité pour l'imposer. Tout comme il fallait de l'autorité pour ne pas laisser les gens se lancer dans des actions désespérées pendant l'état de guerre. Walesa était un phénomène unique dans les pays du pacte de Varsovie la Tchécoslovaquie avait Havel, mais Havel n'avait que quelques centaines de personnes derrière lui la Russie avait Sakharov, mais Sakharov était encore plus dramatiquement isolé, comme il le fit remarquer lui-même lorsqu'il rencontra Walesa, à Paris, en décembre 1988. Alors, héros ou dictateur ? L'honnêteté impose de reconnaître que bien peu, parmi les détracteurs actuels de Lech Walesa, exprimaient tout haut leurs objections-s'ils en avaient-avant que la transition démocratique ne fît éclater au grand jour les rivalités politiques. C'est, rétorquent-ils, qu'un bon leader syndicaliste ne fait pas forcément un bon candidat à la présidence de la République. Pourtant, lorsque Lech Walesa se lance assez clairement, en avril 1990, lors du second congrès de Solidarité, dans la course à la présidence, cela fait belle lurette qu'il ne se limite pas à son rôle de syndicaliste. " Monsieur Walesa " En septembre 1988, quand le pouvoir se décide à dialoguer avec l'opposition, c'est tout naturellement avec Lech Walesa. En quelle qualité, puisque Solidarité est illégale ? " En qualité de " Monsieur Walesa " . Chaque homme, indépendamment du poste qu'il occupe, représente par lui-même une valeur, un poids, une autorité, une histoire ", nous répond Jozef Czyrek, alors numéro deux du POUP. En mars 1989, lorsque les pourparlers de la table ronde s'enlisent, Lech Walesa arpente la Pologne pour expliquer, de meeting en meeting, le bien-fondé de la négociation à une population de plus en plus méfiante. Puis c'est le grand saut : les élections " semi-démocratiques " de juin 1989, les premières du bloc de l'Est, auxquelles Lech Walesa fait élire deux cent soixante et un députés et sénateurs de Solidarité sur une simple photo répétée 261 fois, celle de chaque candidat à ses côtés. La nuit pour réfléchir Fortement ébranlé, le régime ne parvient pas à se remettre sur pied. Adam Michnik propose que Solidarité forme le gouvernement, mais comment s'y prendre ? Une fois de plus, c'est Lech Walesa qui négocie la manoeuvre, l'impose aux députés de Solidarité- " puisque vous êtes incapables de décider vous-mêmes " -en leur faisant plus ou moins croire qu'il prendra lui-même la tête du gouvernement, détruit la coalition du Parti communiste ( le POUP) et des partis satellites, et, un soir d'août, demande à Tadeusz Mazowiecki de devenir premier ministre en lui donnant la nuit pour réfléchir. " L'intuition politique de Walesa lui avait fait sentir que tout cela était possible, avec la décomposition en URSS, dit l'un de ses conseillers, Andrzej Micewski. L'élite politique n'avait pas compris mais lui, l'électricien, il avait compris. " Commence alors une nouvelle vie pour Lech Walesa. Ses anciens conseillers occupent le devant de la scène à Varsovie, au Parlement, au gouvernement. Lui n'est plus, finalement, que le président d'un syndicat qui a du mal à définir son nouveau rôle. Ceux qui le connaissaient bien pouvaient-ils imaginer qu'après avoir tant payé de sa personne, il se retirerait discrètement ? Lech Walesa a, encore une fois, suivi sa fameuse intuition politique : lorsque le POUP s'est sabordé, en janvier 1990, il fallait, estime-t-il, profiter de l'occasion et en finir une fois pour toutes avec les vestiges de l'ancien régime. Mais Tadeusz Mazowiecki et son entourage craignent la déstabilisation. C'est le début de la déchirure et d'échanges profondément blessants entre les anciens amis. Lech Walesa a pour lui d'être très au contact de la population, une vieille recette qui n'a jamais failli, et il ressent davantage que l'élite de Varsovie la frustration de la Pologne profonde. Mais c'est un instrument à double tranchant, car, en voulant à tout prix faire appel à cette Pologne épuisée et désorientée, il encourage l'expression du ressentiment, de l'amertume et de la colère, et la tentation de la démagogie. Il attaque les intellectuels, tient des propos contradictoires sur la réforme économique et ambigus sur l'antisémitisme il parle trop, et maladroitement. Hormis une bonne partie de l'intelligentsia, les Polonais ne lui en tiennent pas trop rigueur ils le connaissent bien et lui vouent une profonde affection. " Il dit des bêtises mais n'en fait pas ", affirme un de ses nouveaux conseillers. Cependant, ces aspects négatifs de la campagne ternissent son image en Occident, où la classe politique et les intellectuels se sentent plus proches d'hommes comme Tadeusz Mazowiecki. Le soir du premier tour, le 25 novembre, le désastre Tyminski couronne cette difficile année. Le légendaire flair politique de Lech Walesa lui a joué un mauvais tour : lui non plus n'a pas vu venir le phénomène Tyminski. Il émerge du premier tour comme un boxeur groggy mais parvient, en deux semaines, à tirer les leçons de cette humiliation. Le 9 décembre au soir, Walesa a gagné. Après vingt ans de luttes, de résistance à tous les pièges et à toutes les manipulations, le suffrage universel le sacre premier homme de Pologne. Mais le plus dur est peut-être devant lui. SYLVIE KAUFFMANN Le Monde du 11 décembre 1990

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