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La Littérature A-T-Elle Pour Unique Rôle De Défendre Des Idées ?

Publié le 24/09/2010

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Très souvent, des hommes de lettres ont pris part dans les débats de leur époque, soit pour défendre un homme, par exemple Voltaire lors de l’affaire Calas ou Emile Zola lors de l’affaire Dreyfus, ou une cause, par exemple Victor Hugo, contre la peine de mort et pour le rétablissement de la République. Néanmoins, on peut se demander à bon droit s’il s’agit là de l’unique fonction de la littérature. En effet, la littérature se distingue de l’ensemble de la production écrite par un souci esthétique ; or, dire que l’unique fonction de la littérature serait de défendre des idées revient à privilégier la seule littérature engagée au dépens de toute autre forme d’expression et à faire fi de toute réflexion esthétique. C’est un fait pour un écrivain de ne pas considérer la littérature comme un jeu gratuit, ayant pour seul but la beauté, mais comme un moyen de servir un idéal humain. Néanmoins, à négliger l’esthétique au profit de l’éthique, ne vient-on pas à nier l’essence même de la littérature, voire même celle de l’expérience humaine ?

(I/ La littérature engagée) :

En général, tout homme est responsable de ce qui se passe en son temps, à plus forte raison l’écrivain. D’ailleurs, se désintéresser de son temps, c’est une façon de s’engager ; même l’art pour l’art engage l’écrivain. « La littérature  vous jette dans la bataille ; écrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé «, comme le note J.-P. Sartre (Qu’est-ce que la littérature ? II). En outre, les facteurs d’engagement se sont multipliés au XXème et XXIème siècle. La vie collective exerce une emprise plus forte sur la vie individuelle et accroît la responsabilité de l’homme ; aussi ne peut-on plus se constituer un art de vivre personnel, considérer l’art comme un divertissement, une étude désintéressée de l’homme. Par ailleurs, les écrivains contemporains héritent d’une longue tradition, qu’il s’agisse du philosophe des Lumières ou du prophète romantique, selon laquelle l’écrivain a une mission privilégiée et doit éclairer ses contemporains sur les enjeux philosophiques et politiques de son époque.

De plus, la littérature, en tant qu’héritière de la rhétorique antique, a pour but de convaincre et de persuader un auditoire. L’écrivain dispose ainsi des moyens linguistiques nécessaires afin de susciter une adhésion auprès du public. Il peut faire le choix d’exprimer directement son point de vue en recourant à une forme comme l’essai. Par exemple, dans les textes de notre corpus, Pascal recourt à ce mode d’argumentation directe pour démontrer que l’homme ne peut être heureux sans Dieu ; au XXème siècle, Simone de Beauvoir fera de même dans Le Deuxième sexe pour montrer l’aliénation de la femme dans nos sociétés. Toutefois, les écrivains préfèreront recourir à l’argumentation indirecte, qu’il s’agisse de forme littéraire comme la fable ou le conte philosophique, ou de procédé comme l’ironie. La Fontaine recourt ainsi au détour du récit de la fable pour dégager une morale. Comme il l’illustre dans sa fable « Le Pouvoir des fables «, le peuple sera toujours plus attentif à un récit animé qu’à un discours trop rhétorique. Il conclue d’ailleurs, non sans malice, son propos en notant « Si Peau d’âne m’était conté/ J’y prendrai un plaisir extrême «, c’est-à-dire que l’enseignement proposé par la littérature n’est efficace que s’il est mêlé au plaisir. C’est aussi pour cela qu’un auteur comme Voltaire recourt constamment à l’ironie, qui permet de désarmer les critiques et de triompher aisément de ses adversaires. Ainsi dans l’article « Torture « de son Dictionnaire philosophique, il utilise un ton faussement neutre qui fait ressortir d’autant la barbarie de cette pratique. 

Plus généralement, on peut convenir que tout genre littéraire peut permettre à un auteur d’exprimer un point de vue sur le monde. L’écrivain peut, d’une part, choisir de mettre en scène des personnages qui incarneront des idées. On retrouve cela très souvent dans la comédie classique, dont la devise, héritée de Térence, est ridendo castigat mores. Par exemple, dans Tartuffe de Molière, le héros éponyme représente bien l’hypocrisie religieuse que veut dénoncer le dramaturge, tandis que Cléanthe symbolise plutôt l’idéal de l’honnête homme. Mais la littérature peut aussi servir d’exutoire et permettre à un auteur d’exprimer une révolte. C’est notamment ici le cas de la poésie engagée, qu’il s’agisse de Paul Eluard écrivant son poème « Liberté « en 1943 contre l’occupation allemande ou des écrivains de la négritude comme Césaire ou Senghor. Dans ce cas précis, écrire revient à donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas. Aussi, la littérature, parce qu’elle est parole, agit-elle sur le monde.

(Transition) L’écrivain, parce qu’il maîtrise la parole, les mots, a le devoir de s’en servir pour dénoncer, critiquer, proposer un monde meilleur ; bref, pour être le porte-parole de ceux que l’on n’entend pas. Néanmoins, l’écrivain est-il bien le plus apte pour parler au nom des autres ? Ne risque-t-il pas, en outre, de trahir son art ?

(II Les limites de la littérature engagée).

L’écrivain n’est pas un homme politique – à quelques exceptions près comme Chateaubriand ou Malraux - ; ses possibilités pour agir sur le monde sont donc limitées. De fait, écrire est un métier qui ne donne pas forcément des compétences spéciales dans d’autres domaines. Aussi, l’engagement personnel de l’écrivain ne vaut pas plus que celui de n’importe qui ; mais surtout cet engagement lui fait perdre un temps précieux pour son art. En effet, pour un artiste, le travail artistique n’est pas « par-dessus le marché «, comme le prétend Sartre. Un romancier comme Gustave Flaubert illustre bien le cas d’un écrivain chez qui le style constitue déjà en soi un manifeste. Sa volonté d’écrire un livre sur rien, qui ne repose que sur la force de son style, souligne bien qu’une œuvre littéraire, sans pour autant s’enfermer dans la tour d’ivoire de l’art pour l’art des Parnassiens, se définit d’abord par son esthétique. Madame Bovary, c’est d’abord la déroute stylistique du lyrisme romantique au profit de la précision clinique du réalisme avant que d’être une critique de la petite bourgeoisie normande.

Même si l’on admet que l’art doit être utile, on peut concevoir cette utilité autrement que par l’engagement. L’engagement, en effet, est orienté vers les problèmes que posent à l’individu ses rapports avec la société. Or, l’art apprend surtout à l’individu à se connaître, à pratiquer un art de vivre personnel. C’est ce que nous apprend Proust qui, sans être un écrivain engagé, décrit dans sa Recherche du temps perdu l’Affaire Dreyfus et dénonça le nationalisme pendant la guerre de 14-18. Par ailleurs, l’engagement est dans l’immédiat, ce qui fait courir le risque pour l’écrivain de se perdre dans l’éphémère, dans l’accidentel. L’œuvre de Victor Hugo l’illustre à merveille : ses Châtiments, qui sont une satire de Louis-Napoléon III, sont une œuvre difficilement lisible de nos jours, car elle est trop liée à l’actualité. En revanche, dans ses Misérables, ses personnages, Cosette, Gavroche, Jean Valjean, atteignent à une telle universalité qu’ils constituent toujours pour nous les symboles de l’enfance opprimée ou de la rédemption. 

Au final, il existe certes de très grandes œuvres engagées, mais elles nous intéressent beaucoup moins par leur efficacité en leur temps que par la valeur actuelle des problèmes humains qu’elles posent. Tartuffe de Molière ne représente plus pour nous seulement une réflexion sur l’hypocrisie religieuse au XVIIème siècle, mais aussi une réflexion sur la place du religieux dans les sphères privées ou publiques ou encore, dans des mises en scène récentes, sur l’interdit sexuel. Cette valeur ne se maintient que par un style, alors que d’autres œuvres, aussi engagées, ont disparu dans l’oubli. Qu’est-ce qui attire encore de nos jours dans l’œuvre de Pascal ? Ce n’est plus tant son propos religieux, que son style, véhément, fragmentaire qui sait ressaisir en quelques mots l’énigme humaine. Bref, une œuvre littéraire ne peut pas être uniquement engagée : on lui demande d’autres qualités.

(Transition) La littérature doit être utile ; mais l’utilité ne se confond pas nécessairement avec l’engagement. Elle revêt un rôle plus fondamental : décrire l’énigme de l’humaine condition.

(III/ La littérature comme une expérience humaine).

Comme le disait joliment le poète Claude Roy, « La littérature est parfaitement inutile : sa seule utilité est qu’elle aide à vivre « : la littérature est l’expérience humaine par excellence.

La littérature est d’abord plaisir ; plaisir d’écrire, plaisir de lire. Par exemple, dans les textes de notre corpus, écrire permet à Rousseau de se souvenir de ses deux mois passés au lac de Bienne, de revivre ces moments de bonheur. Ici, il n’y a aucune volonté argumentative ou démonstrative : la littérature est juste ici – mais c’est déjà beaucoup – le vecteur d’une émotion. Le plaisir est aussi de nature esthétique : tel vers de Baudelaire ou de Rimbaud, par sa beauté, son étrangeté, enrichit notre vécu quotidien. Et que dire de la fameuse phrase proustienne qui, dans ses détours, nous ensorcèle, tout en nous révélant une réalité qui nous échappait, qui nous décrit les méandres de la mémoire ?

La littérature offre, de plus, un miroir critique, qui lui permet de descendre dans les profondeurs du moi, de prendre conscience de ses potentialités. Le rôle de l’écrivain est aussi de « tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux «, selon le mot de Malraux. En effet, un auteur peut tout d’abord témoigner de son expérience personnelle, par exemple dans le genre de l’autobiographie. Montaigne, dans ses Essais, s’essaie littéralement, s’expérimente devant les yeux de ses lecteurs : non seulement, il se décrit dans sa totale nudité, mais bien plus n’hésite pas à avouer ses faiblesses, ses contradictions, ses défauts, tant il est vrai que pour lui tout homme porte en soi l’essence même de l’humaine condition. Un accident de cheval est pour lui une occasion de réfléchir à la mort, aussi bien que la venue en France d’un Indien d’Amérique, l’occasion de critiquer la société occidentale. Bien plus. Une œuvre de fiction offre au lecteur une autre vie possible, qui enrichit son existence. Lire permet de partager les émotions des personnages d’autres temps et d’autres lieux, lire est une expérience qui nous permet de nous remettre en cause, lire est une expérience qui nous construit comme personne. Tout un chacun, nous avons tous une œuvre, un roman, un poème qui nous a bouleversés et qui nous permet d’être ce que nous sommes.

La littérature est de fait interrogation posée sur le monde. Elle permet la « co-naissance «, selon le jeu de mots de Paul Claudel, du lecteur et de l’auteur, car la part d’ambiguïté qu’elle laisse subsister fait réfléchir peut déranger, choquer. La littérature n’a pas besoin d’exprimer des idées, explicitement ou implicitement, car elle est, en soi, déchiffrement, elle oblige le lecteur à s’expérimenter en se confrontant à l’altérité de l’auteur. L’acte de lecture est ce moment magique où notre identité individuelle se dissout pour ne faire qu’un avec l’œuvre lue ; lorsqu’on est « absorbé « par la lecture, comme le dit si bien le langage populaire, nous devenons autre et cette expérience nous enrichit. Alors, pour pasticher Rimbaud, Je est un autre. Le lecteur n’est plus lui-même, il est s’est enrichi des divers personnages qu’il a rencontrés au cours de ses lectures, à la fois Julien Sorel et Emma Bovary, à la fois Bardamu et Frédéric Moreau, à la fois Hamlet et Don Quichotte.

(Conclusion)

Certes, la littérature se doit d’être utile ; certes, l’écrivain, parce qu’il maîtrise l’art des mots, est à même de défendre des idées ; certes, la littérature se doit d’améliorer nos conditions de vie. Mais l’utilité de la littérature ne se réduit pas au seul engagement d’un écrivain ; le rôle de la littérature est bien plus fondamental. La littérature est l’expérience humaine par excellence, qui nous montre que l’humain ne se réduit pas à ses besoins, mais que l’humain est d’abord et avant tout désir, émotion, beauté. La littérature est cette expérience par laquelle chaque lecteur peut enrichir sa vision du monde et son être en se confrontant à d’autres vies, d’autres expériences. Comme le dit si bien Proust dans Le Temps retrouvé, « La vraie vie, vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent vraiment vécue, c’est la littérature, c’est la vie qui en un sens habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste «.

 

 

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