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La mémoire dans les Essais et au XVI ème siècle.

Publié le 18/10/2010

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 Qu’est-ce que la mémoire ? Une multitude d’éléments imprimés la façonnent à travers le temps comme une oeuvre à jamais inachevée. On peut distinguer deux types de mémoire qui sont parfois difficilement dissociables : la mémoire collective et la mémoire individuelle. La première est l’héritage d’une culture transmise au travers des siècles, celle-ci conditionne le comportement d’un individu dans son époque. Nous avons choisi de parcourir les événements marquants du XVIe siècle qui changent le rapport de Montaigne et de ses contemporains à cette mémoire collective. La seconde est propre à un individu et se développe en fonction de ses aptitudes, de ses intérêts, et du contexte dans lequel il se trouve. Les Essais sont  à la fois un témoignage de la culture de la Renaissance et le fruit d’une pensée individuelle qu’est celle de Montaigne. Il y décrit l’esprit de son époque mais ce qui le différencie de ses contemporains est sa liberté de pensée et de style. Le regard de Montaigne est distant, s’attachant à ne pas projeter d’idées préconçues mais s’arrêtant à tout ce qui lui paraît insolite, surprenant, sans hiérarchie ni jugement de valeur. Il se fait le témoin d’un monde empreint de diversité et en pleine mutation.

 

         Le XVI e siècle est marqué par plusieurs découvertes qui vont remettrent en question l’édifice d’un savoir basé sur des croyances et des autorités antiques. La découverte du nouveau monde ainsi que d’importantes découvertes dans le domaine des sciences vont bouleverser les croyances et connaissances de l’époque :« Voilà de notre siècle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une île ou une contrée particulière, mais une partie égale à peu près en grandeur, à celle que nous connaissions, qui vient d’être découverte «[1]. Ainsi Montaigne décrit-il la découverte de ces terres qui s’accompagne d’une multitude d’observations sur la différence de climat, de flore, de faune, des races humaines de leurs coutumes. Dès lors cette curiosité développée par Montaigne et ses contemporains s’accompagnera d’un scepticisme à l’égard des sciences du passé.

         Dans cette ouverture des horizons, la découverte de Nicolas Copernic va engendrer un autre bouleversement dans la représentation que l’homme se faisait de l’univers. La théorie géocentrique de Ptolémée est remise en question par une théorie héliocentrique de l’univers. La conscience de la place décentrée de la terre dans l’univers entraîne celle de la situation de l’homme en son sein.

         « Savoir mon, si Ptolémée s’y est trompé autrefois sur les fondements de sa raison (…)Et s’il n’est pas plus vraisemblable que ce grand corps que nous appelons le monde, est chose bien autre que nous le jugeons «[2].

         La Réforme et les guerres de religions témoignent d’une remise en question des rapports entre l’homme et Dieu. L’autorité de l’Eglise et celle de la Bible sont discutées. L’idée de la prédestination,de la créature déchue, dépendante mais privilégiée par le salut est contestée. Montaigne quant à lui décrit au travers des Essais, un homme doué de raison et de conscience, autonome dans ses jugements comme dans sa vie.

         Dans cette perspective nouvelle de l’homme autonome et libre, sa soumission à une monarchie ou à un Dieu unique s’effrite. Les prémices de la politique moderne apparaissent proposant au peuple une part active au pouvoir politique.

         La pédagogie va également être influencée par cette nouvelle vision. Une éducation autoritaire  fera place à une pédagogie plus respectueuse de l’élève. Montaigne se souvient de l’éducation libérale qu’il a reçue dans son enfance bien différente de celle qu’il reçut  plus tard dans les collèges. Il condamne cette dernière fondée sur une mémorisation de connaissances imposées et sur un savoir encyclopédique. Selon lui l’exercice de la mémoire au détriment d’une autonomie de jugement  livre l’homme à la tradition sans lui permettre de se trouver, d’être lui-même. Dans son essai sur l’éducation « De l’institution des enfants «,  Montaigne recommande une pédagogie basée sur l’observation  et la compréhension de la nature individuelle de l’élève. L’enseignement devant s’adapter à l’élève et non l’inverse. L’important étant de développer chez l’élève la curiosité et l’aptitude à s’instruire plutôt qu’un savoir théorique et limité, le condamnant à n’être qu’un « perroquet «. Pouvoir trouver des ressources en soi plutôt que de se « laiss(er) si fort aller sur les bras d’autrui que nous anéantissons nos forces «[3]. Montaigne ne manque pas de critiquer « les pédants (…) pillotant la science dans les livres et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et la mettre au vent «[4]. Et pourtant, les emprunts qu’il fait aux penseurs de l’Antiquité et dont il parsème les Essais ne le mettent pas à l’abri des critiques du même type. Mais à l’inverse de ces pédants, il ne les accepte pas comme des vérités ou des enseignements infaillibles. Il en fait l’objet de méditation et de réflexion. Montaigne entretient avec les textes antiques une relation familière,de l’ordre de l’échange, de la discussion. Il préfère une lecture « à sauts et à gambades « au sérieux du pédant. Il les évoque pour proposer à son tour sa propre vision. Il n’hésite pas à discuter ces autorités et de cette façon les désacralise.

         Il place sur un même niveau ses propres opinions et les pensées de ses illustres prédécesseurs, se permettant de réinterpréter ces citations, en les sortant de leur contexte, pour servir son propos.

         Montaigne comme nous l’avons vu ci-dessus, a toujours valorisé l’expérience et l’observation. Dans ses Essais, il partage avec le lecteur son expérience de vie. Il explore sa mémoire à la recherche d’événements et de sensation vécues. Il fonctionne par association ou par errance. Il passe d’une idée à l’autre, sans souci d’unité ou d’ordre, dans une liberté absolue, ne tenant compte que de son désir d’investigation. Il nous livre ses pensées sans retenue ni complaisance dans l’unique souci de la connaissance de soi et de dépeindre l’homme tel qu’il est, avec ses faiblesses.

         Ainsi Montaigne se voit-il comme un « homme de la commune sorte «, sans se prévaloir de son savoir, décrivant au lecteur ses défauts et se plaignant de sa mémoire défaillante. Il affirme qu’il doit confier « fantaisies « qu’il voudrait écrire dans sa « librairie « à ses proches, de peur de l’oublier en traversant la cour. Les Essais jouent peut-être le rôle de cette mémoire qui lui fait défaut.

         Comme dans celle-ci, le neuf  vient  se superposer au vieux, formant différentes couches indissociables. Ainsi Montaigne se garde-t-il la possibilité, non pas de transformer, mais d’ajouter, d’augmenter cette œuvre provisoire.

         « A faute de mémoire naturelle, j’en forge de papier, et comme quelque nouveau symptôme survient à son mal, je l’écrit «[5]. De plus, en déposant sa mémoire, il libère son imaginaire de ce qui l’encombre et garde cette liberté d’aller et venir qui lui est si chère. Ne compare-t-il pas ses Essais aux « excréments d’un vieil esprit « [6]? Ainsi va-t-il même jusqu’à penser que ce défaut lui a permis de développer son jugement au lieu d’être réduit à dire les choses les plus communes.

 

         Le rapport de Montaigne à la mémoire se construit à partir de matériaux issus du passé, au travers de son héritage du monde ancien. Toutefois, le fond contenu dans ses essais laissent place à une mémoire élaborée pas à pas, fruit de ses propres réflexions, où l’expérience individuelle de son auteur et son rapport à la vie priment sur tout autre forme de croyances et de pensées.

 

         Livre III, chapitre IX « De la vanité «

 

         Dans cet extrait intitulé « de la vanité «, Montaigne explique la façon et les raisons qui le conduisent à voyager. Il a déjà exprimé plusieurs raisons qui le pousse à prendre la route, mais traite ici du plaisir, du goût de la diversité, ainsi que du sentiment d’être citoyen du monde.

         Notre travail va porter sur le thème du voyage, de l’intérêt porté par Montaigne à l’inconstance et à la mobilité de ses déplacements. Nous aborderons ensuite la question du « moi «, défini par opposition à ses contemporains, pour ensuite traiter de sa vision de l’homme idéal.

 

         Le voyage

         Dans cet extrait, Montaigne met en avant son goût pour le mouvement : il voyage pour son plaisir et adapte son chemin en fonction des évènements et de ses désirs. Dans ses Essais, Montaigne emploie souvent la métaphore du voyage comme chemin de vie. Une des questions à laquelle il cherchera à répondre, est de savoir comment vivre le mieux possible : « Où aller ? par quel chemin ? à quel moment, à quelle allure, et en quelle compagnie ?«[7].

         Nous pouvons donc y voir un parallèle avec son travail d’écriture. L’espace textuel y est consacré, comme le voyage, à l’exploration, à « parcourir à l’aventure le domaine des mots et des choses «[8]. Ainsi Montaigne emploie un

         vocabulaire de l’écriture pour décrire son chemin et «ne trace aucune ligne certaine «[9] que ce soit dans ses voyages ou ses Essais.

         Le mouvement de sa pensée et de son écriture, le va-et-vient qu’il ne cesse d’effectuer entre lui et autrui, se concrétise par son désir incessant de se mouvoir dans le monde.

         Montaigne nous a déjà démontré que le droit chemin de la raison et des idées communes peuvent être tout aussi dangereux que d’accomplir un parcours incertain, accidenté mais propre à chaque individu. Les arrêts ou les retours qu’il opère sont inévitables et condition de toute recherche, « s’il fait laid à droite, je prends à gauche : si je me trouve malpropre à monter à cheval, je m’arrête «[10].

         Les égarements et les déviances, les détours et les errances qui traversent les voyages de Montaigne sont autant de digressions, de sauts d’un sujet à l’autre dans son propos. Cette mobilité incontrôlée est pourtant signe de santé.

         Le mouvement, même extravagant  et désordonné, témoigne d’une liberté et d’une vivacité. On observe au long de l’extrait deux réseaux sémantiques illustrant ce propos. L’un désigne et le mouvement désordonné mais libre ; Guide/ droite / gauche / monter / derrière / retourne / vais.

         A l’inverse, le second réseau sémantique marque l’empêchement et le repli, exprimant le refuge d’une sécurité réconfortante mais sclérosante.

          Empêchement / effaroucher / rallier / recoudre / couverts / resserrés / prudence / incommunicable / défendant / contagion / inconnu / malhabiles.

         Ainsi Montaigne s’oppose complètement dans sa façon de voyager, d’appréhender les choses, à ses concitoyens français.

 

         Écriture de l’opposition

         En opposant son être singulier aux autres hommes, Montaigne exprime une différence. Dire son dégoût ou son admiration, lui permet de s’individualiser.

         Le « Moi «du début de l’extrait nous indique bien qu’il réfléchit sur lui, que nous l’accompagnons dans les méandres de sa pensée. On peut également voir l’affirmation de sa personnalité dans la phrase suivante :« comme il advient souvent que les jugements d’autrui ne s’accordent pas aux miens «[11] . Ce refus d’appliquer des idées préconçues, sans les vérifier lui-même, est constant tout au long des Essais. On le retrouve également à la fin du chapitre dans cette citation que fait Montaigne : « Regardez dans vous, reconnaissez-vous, tenez-vous à vous «[12].

         Contrairement à ses concitoyens français qui sont « enivrés de cette sotte humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs « et qui « festoient « lorsqu’ils se retrouvent entre eux, Montaigne aime goûter de tout ce qu’il ne connaît pas, sans  choix ni modération. Il considère avec une égale curiosité tout ce qui lui paraît nouveau ou insolite, comme les coutumes ou spécialités culinaires. On perçoit dans cette curiosité boulimique un nouveau parallèle avec son écriture, avide de recherche, d’expérience, sans limites ni retenue.

          Le plaisir qu’il exprime dans la variété nous renvoit au plaisir d’écrire et à la vanité : « je  m’emploie à faire valoir la vanité même, et l’ânerie, si elle m’apporte du plaisir «[13]. Au temps « des choses dommageables «, les choses vaines et inutiles sont un moindre mal.

         Se décrivant comme un homme « au goût commun, autant qu’un homme du monde «[14], il s’oppose à la figure du courtisan. Ce dernier est surtout attentif à l’aspect extérieur, la civilité, la beauté. Il cherche à briller dans une conversation et à paraître à son avantage. Montaigne voit mal comment concilier le service du prince, qui le nourri et auquel il est attaché, les compromissions que la cour exige et le service de la vérité. Nous retrouvons également ici le thème du lien. Montaigne refuse toute forme de lien, que ce soit le lien domestique, marital ou patriotique, il ne veut rien devoir à personne pour conserver sa liberté. Il élabore un idéal opposé au courtisan : celui de l’« honnête homme «, qui serait à l’aise en société, à la cour, sur un champ de bataille, comme dans sa bibliothèque. Il serait attentif à la santé de son âme et de son corps, s’adaptant avec souplesse.

 

         La fonction du voyage aura permis à l’auteur des Essais d’élaborer une figure nouvelle de l’écrivain voyageur, attaché à l’observation du monde et de ces habitants

 

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[1] Montaigne, Essais, éd. Livre de poche, Livre II, chap.XII, p.376

[2] Ibid. p.376.

[3]  Montaigne, Livre I, chap.25

[4]  Ibid., chap.25

[5] Livre III, chap. XIII.

[6] Livre III, chap.IX.

[7]  J.Starobinsky, Montaigne en mouvement, Gallimard, Paris 1993, pp. 308-318.

[8]  André Tournon, Montaigne en toutes lettres, Bordas, 1989, p. 66.

[9]  Montaigne, Essais, Livre III, chap. IX, p.327

[10] Ibid. Livre III, chap. IX, p.327

[11] Ibid. p.327.

[12] Ibid. p.351.

[13] Ibid., p. 344.

[14] Ibid., p. 327.

 

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