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L'Allemagne troisième grand

Publié le 22/02/2012

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allemagne
3 octobre 1990 - Le 3 octobre 1990, la France a perdu un concurrent. L' Allemagne a changé de catégorie. Il n'y aura plus, dans l'économie mondiale, les Etats-Unis, puis le Japon, puis le peloton relativement compact des quatre grands pays européens ( RFA, France, Grande-Bretagne et Italie). Il y aura l'Amérique, le Japon et l'Allemagne, et puis, loin derrière, les autres. Qu'on en juge : l'Allemagne d'hier pesait par son produit intérieur brut un peu moins de la moitié du Japon demain, elle atteindra 70 % et ce, avant toute montée en puissance des provinces de l'Est. Hier ( en 1989), l'Allemagne produisait une richesse de quelque 7 500 milliards de francs et la France-pays qui s'en rapprochait le plus par les performances-de 6 000 milliards. Cette année, l'Allemagne dépassera les 9 000 milliards de francs de richesse produite, quand la France en sera à 6 200 milliards. Pays riche, peuple nombreux : la RFA avait 61,9 millions d'habitants, elle en gagne 16,6 millions. Pour la deuxième fois depuis la guerre, l'Allemagne se retrouve avec une masse de population prête à tous les efforts pour s'en sortir, individuellement et collectivement. Avec l'afflux continu des Aussiedler, les Allemands de souche venus des pays de l'Est-au rythme de plus de 300 000 par an-et des immigrants étrangers, l'hypothèse d'un solde migratoire de 2,5 millions de personnes entre 1989 et 1995 n'a rien d'absurde. Au début des années 80, les nombreuses analyses sur le déclin allemand étaient fondées sur le vieillissement rapide d'une population qui n'assurait pas le renouvellement des générations. La thèse du déclin est renvoyée à plus tard : avec, à brève échéance, plus de 80 millions d'habitants et une population active atteignant d'ores et déjà les 40 millions, l'Allemagne unifiée laisse là encore loin derrière elle les autres pays européens ( la population active française tourne autour de 25 millions). Une usine, une maison de commerce et un coffre-fort L'Allemagne est un objet économique assez particulier : à la fois usine, maison de commerce et coffre-fort ( on pourrait ajouter que, avec une terre relativement exiguë et très urbanisée, elle est aussi un producteur agricole non négligeable). L'usine du monde ? Aujourd'hui comme il y a un siècle, oui. " Avant de produire quelque chose dans le monde, avant donc de vendre quelque chose, il faut commencer par acheter allemand ", écrit Georges Valance dans France-Allemagne, le retour de Bismarck (1). " Le boom coréen, taïwanais, commence toujours par un boom allemand. " La mécanique allemande domine le marché mondial en gros et dans le détail. " Un découpage de la mécanique en 43 sous-branches conduit à classer 23 fois la RFA à la première place et 10 fois au second rang ", soulignent Sabine Urban et Ernst-Moritz Lipp dans leur ouvrage l'Allemagne, une économie gagnante ? (2). L'industrie allemande, c'est aussi la chimie, avec trois des quatre plus grands groupes mondiaux : BASF, Hoechst et Bayer, trois morceaux de l'IG Farben, démantelée par les Alliés en 1945, devenus chacun plus gros que le Konzern où travaillèrent les prisonniers du IIIe Reich. La sidérurgie, vieille industrie qui s'est réduite comme peau de chagrin dans tous les pays occidentaux, représentée par six grandes firmes en Allemagne de l'Ouest ( une seule en France). L'automobile, qui dégage le principal excédent commercial de la RFA. Ces Allemands, formidables producteurs, sont aussi des voyageurs de commerce efficaces. Comment expliquer autrement les excédents commerciaux qui s'accumulent année après année ( avec un record de 135 milliards de deutschemarks, soit 450 milliards de francs en 1989) ? On peut certes soutenir que l'Allemagne, comme le Japon, a inhibé sa consommation intérieure pour diriger tous ses efforts vers les marchés exportateurs. Mais ce ne serait pas juste : l'Allemagne n'est pas un pays fermé, elle a même un taux d'importation par rapport au produit intérieur brut très élevé ( 20,6 % contre 17,4 % en France, 9,6 % aux Etats-Unis et 6,3 % au Japon). En revanche, premier exportateur mondial de 1986 à 1988 ( la place a été reprise l'an dernier par les Etats-Unis), elle a un taux d'exportation par rapport au PIB de 26,2 % qui la rapproche davantage des petites nations commerçantes d'Europe-Pays-Bas, Belgique ou Suisse-que des Etats-Unis ( 5,7 %) ou même du Japon ( 9,7 %) (3). D'excédents en excédents, grâce à une politique constante de stabilité monétaire, l'Allemagne est devenue un véritable coffre-fort. Ses réserves officielles de devises sont l'équivalent de celles de la France plus celles de l'Angleterre, et avoisinent celles des Etats-Unis. Le deutschemark est une monnaie de réserve mondiale en pleine expansion : de 9 % des réserves de change en 1975, il est passé à quelque 20 %, à égalité avec le yen. Grâce à la solidité du système monétaire européen dont il est le pilier, le deutschemark a fait preuve de plus de stabilité que le dollar et le yen. La transformation de l'Europe de l'Est lui ouvre un champ supplémentaire d'influence. La Yougoslavie n'a-t-elle pas déjà lié le dinar au deutschemark pour faciliter la vie de ses citoyens, qui comptaient de toute façon en monnaie allemande ? Et n'a-t-on pas vu, à quelques jours de distance, cet été, les deux Super Grands venir quémander à Bonn quelques milliards de deutschemarks ( les Américains pour financer l'opération militaire du Proche-Orient, et les Soviétiques sous couvert d'aide au rapatriement des troupes stationnées en RDA) ? Si l'on devait attribuer le titre de " monnaie de l'année 1990 ", le deutschemark l'emporterait haut la main. Pour la seconde fois, la monnaie aura servi en Allemagne de mythe fondateur. La première fois, ce fut le dimanche 20 juin 1948, un an avant la création de la République fédérale : les Américains avaient imprimé en secret les nouveaux billets, les deutschemarks, destinés à remplacer du jour au lendemain les reichsmarks disqualifiés. Le chancelier Kohl a offert aux Allemands de l'Est un remake de ce rite purificateur, le 1e juillet 1990. Ils l'ont accepté avec ivresse, comme une promesse de prospérité future, sans voir que le taux de change de 1 deutschemark pour 1'ost-mark signait l'arrêt de mort de tout leur appareil productif. " Imaginez, disait récemment à Paris l'économiste allemand Gustav Horn, qu'on ait converti d'un coup les francs en deutschemarks à un pour un. Quelle entreprise française y aurait résisté ? " Le choix des dirigeants ouest-allemands signifiait-ils ne l'ont pas crié sur les toits-une tabula rasa économique à l'Est. De fait, en juillet, la production industrielle de la RDA s'effondrait : moins 42 % par rapport à l'année précédente, et ce n'était qu'un début. Le chômage touche d'ores et déjà 15 % de la population active. Cette puissance économique, qu'est-ce qui la fonde ? Cédons-pour un court instant-à la tentation du cliché. La scène se passe sur un vol Düsseldorf-Munich : à peine installés dans l'avion, deux messieurs ouvrent leurs attachés-cases, l'un sort ce qui est visiblement une pièce de machine en acier, l'autre des plans, et ils se mettent à travailler. Ils n'ont pas quarante minutes à perdre. Deux ingénieurs, sans doute, eux-mêmes rouages de la machine industrielle allemande... L'Allemagne serait donc ce qu'elle est grâce à une série de qualités ( les défauts d'il y a cinquante ans) qui seraient consubstantielles à son peuple : discipline, sérieux, ardeur au travail, goût collectif pour la conquête. Taratata. Depuis un certain 9 novembre 1989, la théorie de l'invariant Allemand a eu largement le temps d'être remisée au magasin des accessoires. Troisième voie Dans quel état, en effet, a-t-on découvert " la Prusse et la Saxe ", comme le général de Gaulle persistait à nommer la RDA ? Des villes tombant en ruine, des usines remontant à l'avant-guerre, des produits d'une qualité lamentable, des travailleurs tire-au-flanc. La simple contemplation d'une Trabant, cette morne et bruyante voiturette à moteur deux-temps, permettait de réaliser que le communisme était-provisoirement ?-venu à bout des supposées vertus allemandes. A contrario, c'est sans doute à une organisation politique et socio-économique particulièrement efficace que la RFA, peuplée des mêmes Allemands, doit son extraordinaire réussite. L' " économie sociale de marché " est comparée par Georges Valance à une troisième voie entre l'étatisme à la française et l'organisation japonaise, tout entière tendue vers la conquête des marchés. C'est, dit-il, " un modèle quasi féodal où toute une série de pouvoirs étatiques, régionaux, industriels, bancaires, syndicaux, écologistes, aujourd'hui s'opposent sans se paralyser et se complètent sans s'annihiler ". Un système où les grandes banques contrôlent les grands groupes grâce au droit de vote de leurs clients, dont elles sont dépositaires où les grands industriels financent la recherche et aident les innombrables entreprises moyennes du Mittelstand à investir à bon escient et à exporter où tout l'appareil économique participe à la formation des jeunes par le biais de l'apprentissage où les syndicats cogèrent les entreprises tout en défendant sans mollir leurs-nombreux-adhérents. Il n'y a pas là de recettes aisément transposables. Car tout cela " tourne " -malgré les innombrables tensions d'un pays décentralisé-grâce à une aptitude d'ailleurs intraduisible en français, la Leistung : l'art de la mise en oeuvre, de la réalisation. En Allemagne, troisième grand, on sait faire. SOPHIE GHERARDI Le Monde du 6 octobre 1990

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