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les fausses confidences de marivaux texte A

Publié le 01/11/2013

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marivaux
www.comptoirlitteraire.com André Durand présente ''Les fausses confidences'' (1737) comédie en trois actes de MARIVAUX pour laquelle on trouve un résumé des notes puis successivement l'examen de : les sources (page 11) l'intérêt de l'action (page 12) l'intérêt littéraire (page 16) l'intérêt documentaire (page 17) l'intérêt psychologique (page 18) l'intérêt philosophique (page 24) la destinée de l'?uvre (page 25) la scène I, 14 (page 27) la scène II, 15 (page 29). Bonne lecture ! Résumé Acte I  Au début de la matinée Scène 1 : Arlequin, valet d'Araminte, annonce à Dorante qu'il va l'introduire auprès de Marton, la suivante d'Araminte. Scène 2 : Dorante retrouve un de ses anciens valets, Dubois. On apprend que, jeune bourgeois de belle mine, mais fils d'un avocat ruiné, il est amoureux fou d'Araminte, veuve roturière fort riche, et veut se faire engager par elle comme son intendant sur la recommandation de son oncle procureur, M. Remy. Dubois, se faisant son complice, se charge d'oeuvrer en sa faveur, de plaider habilement sa cause, et d'amener adroitement Araminte à reconnaître son penchant et à se déclarer. Scène 3 : M. Remy souhaite voir Dorante épouser Marton, qui est elle-même fille de procureur. Scène 4 : M. Remy présente Marton à Dorante. Scène 5 : Marton s'étonne de la promptitude de M. Remy à la fiancer à Dorante, qui accepte le quiproquo. Scène 6 : Seule avec Marton, Araminte montre son intérêt pour Dorante qu'elle accepte pour intendant. Scène 7 : Araminte, qui, au premier regard, a été séduite, accueille Dorante, qui est charmé de la servir. Scène 8 : Araminte fait d'Arlequin le valet de Dorante. Scène 9 : Arlequin, qui sera payé par Araminte, se fait payer aussi par Dorante. Scène 10 : Madame Argante, la mère d'Araminte, méfiante à l'égard de Dorante, et soucieuse de n'être plus bourgeoise, fait part à celui-ci de son désir de voir sa fille épouser le riche comte Dorimont, et lui demande de la dissuader de plaider contre lui, avec qui elle a un procès. Scène 11 : Au contraire, Marton veut la victoire du comte, puisqu'il lui a promis une grosse somme d'argent, qui devrait aussi intéresser son fiancé. Scène 12 : Araminte apprend avec plaisir de Dorante qu'il n'obéira pas à Mme Argante. Scène 13 : Survient Dubois qui fait éloigner Dorante. Scène 14 : Dubois, feignant d'être étonné de la présence de Dorante chez Araminte, le lui présente comme «un honnête homme« mais fou d'amour pour elle, lui raconte comment cette passion est née, lui indique qu'elle ne doit pas s'attendre à un aveu, car Dorante la respecte infiniment, lui révèle qu'il plaît à d'autres femmes qui vont jusqu'à le poursuivre. Araminte, d'abord prête à le renvoyer, veut ensuite le garder pour l'aider à se guérir. Scène 15 : Avec Dorante, Araminte, comme pour lui imposer une épreuve, déclare d'abord vouloir le renvoyer ; puis, devant ses protestations, consent à lui laisser examiner ses papiers pour préparer le procès. Scène 16 : Dorante et Dubois, seuls, échangent des informations sur la façon dont la situation évolue. Scène 17 : Dubois, étant avec Marton, jette l'inquiétude en son c?ur en lui révélant l'intérêt que Dorante porte à Araminte. Acte II  Plusieurs heures après le premier, l'après-midi ou le soir. Scène 1 : Dorante incite Araminte à plaider et donc à ne pas se marier avec le comte, comme à se séparer de Dubois auquel cependant elle dit tenir. Scène 2 : M. Remy survient pour annoncer à son neveu qu'une femme très riche est prête à l'épouser. Mais celui-ci refuse de quitter le service d'Araminte qui l'y invite pourtant mais mollement. Scène 3 : M. Remy demande à Marton (qu'il pense être la raison du refus de Dorante) de le convaincre d'accepter, ce qu'elle refuse, se méprenant sur les sentiments du jeune homme. Scène 4 : Le comte s'inquiète de cet intendant, auprès de Marton qui, évidemment, le rassure. Scène 5 : Arlequin introduit un garçon joaillier. Scène 6 : Ce garçon apporte le portrait en miniature d'une dame à un monsieur dont il ne sait le nom, ce qui inquiète le comte qui pense que c'est le portrait d'Araminte. Scène 7 : Pour Marton, le portrait doit être remis à Dorante, et pense que c'est le sien. Scène 8 : Marton remercie Dorante, et va calmer Araminte et le comte. Scène 9 : Le comte est quelque peu jaloux, ce qui agace Araminte. Marton assure que ce portrait est le sien. Mais c'est celui d'Araminte, et elle se rend compte de sa méprise. Il faut donc que le portrait ait été apporté au comte, mais il le nie. Scène 10 : Arlequin et Dubois se disputent à propos d'un tableau représentant Araminte, que l'ancien valet avait fait enlever de la chambre de Dorante, à partir duquel il avait fait le portrait en miniature ; et Dubois s'arrange pour qu'Arlequin révèle devant tous que Dorante le contemplait «de tout son c?ur«. Scène 11 : Madame Argante réitère sa méfiance à l'égard de Dorante. Mais Araminte affirme tenir à lui, tandis que le comte, renonçant au procès, propose un autre intendant. Scène 12 : Araminte reproche à Dubois son zèle : il lui faut ménager Dorante puisqu'elle sait qu'il l'aime. À moins qu'il n'aime Marton. Mais Dubois l'assure du contraire, car, dit-il, Dorante lui fait des confidences. Elle cherche le motif d'un renvoi, et veut lui tendre un piège. Scène 13 : À Dorante, qui se sent mal à l'aise dans la maison, Araminte réaffirme son appui, mais lui annonce aussi son mariage avec le comte. Elle lui fait même écrire le billet qu'elle veut envoyer à son futur époux, et dans lequel elle accepte sa main. Elle constate le trouble de Dorante, mais il ne se dévoile pas. Scène 14 : Survient Marton qui, prête à épouser Dorante, veut qu'il en demande la permission à Araminte. Scène 15 : Dorante avoue qu'il ne songe pas à Marton. Araminte le fait parler de cet amour qu'il ressent, en faisant semblant de ne pas savoir pour qui il le ressent, et le jeune homme fait l'éloge de celle qu'il a élue. Il lui parle du portrait ; or c'est Araminte qui l'a. Il se jette à ses genoux, et est surpris par Marton qui s'enfuit aussitôt. Scène 16 : Araminte prétend à Dubois que Dorante ne s'est pas déclaré. Scène 17 : Dorante, bouleversé, veut que Dubois l'éclaircisse. Acte III Scène 1 : Dubois et Dorante sont d'accord pour faire porter par Arlequin une lettre qui obligera Araminte de déclarer l'amour qu'elle ressent. Scène 2 : Marton, envoyée par Mme Argante et le comte, vient se confier à Dubois qui propose de s'emparer de la lettre. Scène 3 : Arlequin ne sait pas où se situe la rue du Figuier où il doit porter la lettre, et, prétendument pour lui convenir, Marion la prend pour la faire parvenir à son adresse. Scène 4 : Madame Argante et le comte sont décidés à faire renvoyer Dorante. Scène 5 : Ils réprimandent M. Remy qui l'a recommandé, mais il leur tient tête. Scène 6 : Araminte survient, déclare être satisfaite de Dorante, et s'étonne de ce qu'on ait fait venir un autre intendant. À Madame Argante, qui reproche à Dorante d'être bien fait et d'aimer Araminte, celle-ci rétorque qu'elle en est heureuse. Scène 7 : Dorante se présente pour apprendre quel sera son sort. Araminte le rassure : elle le garde. Scène 8 : Marton apporte la lettre, et le comte la lit à haute voix : c'est l'aveu par Dorante de son amour et de son désespoir, de son désir de s'embarquer plutôt que continuer à souffrir. Araminte le fait sortir. M. Remy et Marton sortant aussi, devant Madame Argante et le comte, elle manifeste son mécontentement. Scène 9 : Alors qu'elle est seule, Dubois vient lui décrire le désespoir de Dorante, et se vante d'avoir fait subtiliser la lettre. Il essuie alors la colère d'Araminte, qui le chasse. Mais il est satisfait. Scène 10 : Marton vient demander à Araminte qu'elle lui accorde son congé, et l'obtient. Mais, en fait, elle vient plaider pour Dorante dont elle reconnaît l'amour pour sa maîtresse, avec laquelle elle se réconcilie. Scène 11 : Arlequin vient à son tour s'excuser et plaider en faveur de Dorante. Araminte accepte de le voir. Scène 12 : Dorante vient parler d'argent, et Araminte, troublée, dit d'abord vouloir le congédier. Puis, tandis qu'il dépeint la douleur qu'il ressent, elle en arrive à avouer son propre amour. Dorante est transporté de joie, mais lui révèle aussitôt le rôle qu'a joué Dubois, les «fausses confidences« dont elle a été victime, en les justifiant par la vérité de sa passion. Araminte est charmée de cette preuve d'honnêteté. Scène 13 : Dorante sorti, Araminte affronte madame Argante et le comte pour refuser le mariage avec celui-ci, et laisser sous-entendre celui qui l'unira à Dorante, ce qui met la vieille dame en rage, tandis que Dubois jubile. Notes Acte I Scène 1 : - «ne vous détournez point« : Continuez à faire ce que vous étiez en train de faire. - «honnêtes« : Courtois. Scène 2 : - «procureur« : Nom qu'on donnait à l'officier public qui est aujourd'hui l'avoué. - «faire ma fortune« : Servir la passion violente que j'ai pour Araminte. - «votre bonne mine est un Pérou« : Jeu de mots sur l'apparence de Dorante et les mines du Pérou, la première devant lui permettre d'acquérir la richesse fournie par les secondes ! - «se soutenir« : Sauvegarder sa dignité. - «vous m'en direz des nouvelles« : Vous m'en direz de bonnes nouvelles. Vous confirmerez mon opinion. Vous verrez que j'ai raison. Vous m'en ferez certainement compliment. - «que diantre« : Que diable (dont on déformait le nom par crainte superstitieuse). - «je l'ai mis là« : C'est-à-dire dans ma tête (que doit donc indiquer un geste). - «prenne un peu de goût pour vous« : Litote pour «tombe amoureuse de vous«. Scène 3 : - «au moins« : C'est le moins qu'on puisse dire d'elle. - «minois« : Jeunes visages délicats, éveillés, pleins de charme. - «serviteur au collatéral« : «Serviteur« est l'ellipse de l'expression : «Je suis votre serviteur«, formule de refus ou de prise de congé. Ici, peuvent dire adieu à l'héritage les parents hors de la ligne directe. Scène 4 : - «Tout de bon?« : Vraiment? - «il vous revienne« : Il vous plaise. - «idée« : Souvenance. - «emplette« : Achat. M. Remy ne voit le mariage que comme une opération financière. Scène 5 : - «expédie« : Va vite en besogne. Scène 6 : - «homme d'affaires« : Intendant. - «Dès que« : Du moment que (même sens dans la réplique suivante d'Araminte). - «Êtes-vous convaincue du parti que vous lui faites?« : Avez-vous décidé du salaire que vous lui donnerez? Scène 7 : - «il me donne son neveu« : Il le met à mon service. - «mon père était avocat, et je pourrais l'être moi-même« : Cette phrase signifie que Dorante a suivi à l'école de droit les études nécessaires qui, dans certains cas, pouvaient se réduire à six mois pour les candidats âgés de plus de vingt-cinq ans. C'est ainsi que Marivaux avait lui-même procédé. - «gens de rien« : Cette notion s'oppose à l'idée d'«homme de très bonne famille« qu'Araminte évoqua plus haut. Il sera question (II, 11) d'«un homme de quelque chose«. - «Il est vrai que [?] les personnes de son âge« : Toute cette partie de la réplique est adressée à Marton. Araminte se tourne ensuite vers Dorante pour l'interroger sur son âge. Scène 8 : - «à faire plaisir« : De manière à faire plaisir. De mon mieux. - «je friponnerais madame« : Je volerais madame. - «souffrir mon service« : Accepter, subir mon service. Scène 9 : - «faquin« : Individu sans valeur, plat et impertinent. - «action de maître« : Jeu de mots sur «maître« : en le payant, Dorante devient en quelque façon le maître d'Arlequin. - «À votre aise, le reste« : Pour le reste, usez-en à votre guise. Donnez-moi des ordres comme vous l'entendrez. - «par hasard« : Le mot est involontairement plaisant, Dubois et Dorante n'ayant précisément rien laissé au hasard. Scène 10 : - «obligeant« : Aimable. - «arrêté« : Décidé. - «habile« : Savant. - «un homme de beau nom« : Un aristocrate. - «défaite« : Mauvais prétexte (usage encore fréquent au Québec). - «élévation« : Dans l'échelle sociale. - «roturière« : Qui révèle la non-appartenance à l'aristocratie, le mépris pour l'aristocratie. Scène 11 : - «entêtée de ce mariage« : Décidée à le vouloir. - «mille écus« : Malgré le caractère arbitraire de toute équivalence, on peut estimer qu'ils représentent à peu près, en valeur d'achat, cinq mille euros. - «je n'y entends point de finesse« : Je n'y vois pas malice. Scène 12 : - «Eh ! d'où vient?« : Étant donné l'hésitation constante à l'époque, et spécialement chez Marivaux, sur «eh« et «et«, on pourrait aussi bien lire : «Et d'où vient?«, qui signifie : «Et pour quelle raison?«. - «j'y mettrai bon ordre« : Je ferai en sorte qu'on ne vous chagrine plus. Scène 14 : - «Le bon homme« (en deux mots) : Le brave homme. - «timbré« : Fou (familier). - «extravague« : Déraisonne. - «objet« : La femme aimée, dans la langue classique. - «Malepeste« : Espèce d'interjection qui trouvait son origine dans la peur qu'inspirait autrefois le fléau de la peste, et qui exprimait la surprise. - «sa démence [?] lui coupe la gorge« : Hyperbole par laquelle il est prétendu que l'amour de Dorante cause sa mort. - «piquante« : Qui stimule agréablement l'intérêt. - «mon c?ur est parti« : Il est à une autre. - «extasié« : Tombé en extase. - «il n'y avait personne au logis« : Il avait perdu la raison (voir la périphrase «la folle du logis« pour désigner l'imagination). - «expédié« : Fait brusquement disparaître (voir «expédier un adversaire« : le tuer). - «un de vos gens« : Un de vos domestiques. - «dès quatre heures« : La Comédie et l'Opéra commençaient à quatre heures. - «fiacre« : Voiture à cheval qu'on louait. - «morfondus« : Ennuyés d'une vaine attente. - «Tuileries« : Jardin public situé entre le Louvre et les Champs-Élysées. - «il s'achève« : Il se tue. - «honnêtement« : Sans manquer aux règles de la courtoisie. - «ramener cet homme« : Le ramener à raison. Scène 15 : - «Je me remets« : Je me rappelle ce dont il s'agissait. Cette distraction est significative ; elle prélude à d'autres (II, 12 ; III, 9 et 12). - «je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder« : Pendant les quelques instants qui ont suivi la confidence de Dubois, Araminte avait pris cette résolution. Mais celle-ci ne va pas au fond des choses ; peut-être même ne veut-elle, inconsciemment, qu'imposer à Dorante une première épreuve, prélude à celle de II, 13. - «de sa main« : Présenté par lui. Scène 16 : - «Elle opine tout doucement à« : Elle est en train de prendre la décision de. Scène 17 : - «mine« : Visage. - «batteries« : (au figuré) : Machinations. Ressorts de notre intrigue. Acte II Scène 1 : - On constate que l'acte II se passe plusieurs heures après le premier qui a dû occuper le début de la matinée ; on est donc l'après-midi ou le soir. - «fidèle« : Honnête. - «peu exact« : Menteur. Scène 2 : - «à ma recommandation« : Sur ma recommandation. - «Je vous rends mille grâces« : Je vous remercie beaucoup. - «Et d'où vient, monsieur?« : Quelle en est la raison? - «un peu vif« : Trop rapide et inattendu. - «Vous prenez assez mal votre temps« : Vous choisissez mal votre moment pour faire cette démarche. - «une dame de trente-cinq ans« : Cette personne est-elle un émissaire de Dubois? À III, 12, Dorante dit que «tous les incidents« qui sont arrivés sont le fait de son «industrie«. Il faut donc compter celui-ci parmi eux. La man?uvre aurait été préparée par une «fausse confidence«, lorsque Dubois parla à Araminte d'une «grande brune très piquante« qui poursuivrait Dorante. - «qu'elle ne me congédie« : À moins que. - «se consulter« : Réfléchir avant de prendre une décision. - «berger fidèle« : Allusion moqueuse au héros d'''Il pastor fido'', tragi-comédie pastorale de Guarini (1590). - «je tiens celle que vous aimez pour une guenon [?] N'est-il pas vrai, madame?« : Comique de cette question adressée à la «guenon« ! Scène 3 : - «Petites-Maisons« : C'était le nom (qui venait des petites maisons basses [ou loges] qui entouraient les cours de l'établissement) donné à un asile d'aliénés de Paris créé en 1557. Elles furent mentionnées par Boileau («Et qu'il n'est point de fou, qui par belles raisons / Ne loge son voisin aux Petites-Maisons«), par Madame de Sévigné («Si cela était ainsi, je mériterais les Petites-Maisons et non pas votre haine«), par La Fontaine («J'aurai beau protester ; mon dire et mes raisons / Iront aux Petites-Maisons.« [''Les oreilles du lièvre''). - «quinze mille livres de rente bien venants« : Payés régulièrement. - «rêve« : N'a plus sa raison. - «établissement« : Situation sociale (voir Molière : «C'est un hymen qui fait votre établissement« [''Les femmes savantes'', III, 6]. - «coiffée« : Éprise au point de déraisonner (familier). - «Serviteur, idiot« : Au revoir, imbécile. Scène 4 : - «d'une manière si outrée« : Si exagérée. - «elle l'a querellé de ce qu'il était bien fait« : Elle lui a reproché d'être bien fait. - «Pardonnez-moi, monsieur« : Excusez-moi, monsieur, de n'être pas de votre avis. - «il est honnête homme« : Il a bien l'air de ce qu'il est, car c'est un homme de condition distinguée. Scène 6 : - «rendre« : Remettre. - «tout à l'heure« : Tout de suite. Scène 7 : - «tantôt« : Dans le courant de la journée. - «Sans difficulté« : Je payerai sans difficulté. Scène 8 : - «ouvrier« : Artisan. - «elle prend le change« : Prendre le change signifie, au sens propre, suivre une autre bête qui a coupé la piste, et donc perdre le cerf de meute (celui qu'on poursuit). Ici, Marton se laisse prendre au piège, elle se trompe ; il est important qu'elle le fasse, pour qu'elle n'hésite pas à montrer le portrait dont elle a la charge. Scène 9 : - «démêlé« : Compris. - «On a des idées« : «On« désigne Mme Argante et le comte. - «ne messied pas« : Convient. - «ce caractère d'esprit-là« : Ce trait de caractère (la jalousie). - «huppées« (littéralement : qui porte une plume à son chapeau) : Riches. De haut rang mot (familier). - «des sentiments« : De l'amour. - «fat« : Sot ; impertinent. - «J'y renonce« : Je renonce à mes déductions puisqu'elles se révèlent fausses. - «Je n'en rabats rien« : Je maintiens tout ce que j'ai dit. Scène 10 : - «magot« : Singe. Au figuré : homme laid. - «ostrogoth« : Personne qui ignore les bienséances (familier). - «meuble« : Tout ce qui, dans une maison, peut se déplacer. Le mot a perdu de son extension (voir Molière, ''Les femmes savantes'', II, 7, où il désigne des livres). Scène 11 : - «le sujet de me défaire« : La raison. Le motif. - «m'est donné de bonne main« : Par quelqu'un en qui on peut avoir confiance. - «homme de quelque chose« : Le contraire d'«homme de rien«. - «Que trop bien« : «Que« est explétif. - «je retiendrai« : Je garderai à votre disposition. Scène 12 : - «avoir prise« : Querelle de paroles. - «sans conséquence« : Sans importance. - «Eh ! laisse là ton zèle?« : Toute la réplique est remarquable, car Araminte, croyant n'y exprimer qu'une idée banale, et du domaine de sa conscience claire, dévoile sans y penser ses sentiments subconscients. Il est vrai qu'il lui serait plus commode de pouvoir aimer Dorante sans s'en apercevoir elle-même. Elle n'a «que faire«, c'est-à-dire qu'elle n'a, pour sa part, aucun besoin d'y regarder de plus près. Le jeu de Dubois consiste précisément à la forcer à ouvrir les yeux. - «mal à toi« : Méchant de ta part. - «une suite« : Une conséquence. - «tais-toi donc« : Encore un mot qui va plus loin que ne l'imagine Araminte. Mais il ne lui échappe que parce qu'il ne se refère pas directement à l'amour de Dorante. Dans ce dernier cas, elle se contrôle assez pour énoncer le contraire de ce qu'elle pense réellement (voir les derniers mots de la réplique). - «raccommoder« : Réparer. - «au moins« : Sans nul doute. - «cela« : L'habileté, c'est-à-dire la science. - «aller tout doucement avec cette passion si excessive« : Nouvelle formule hautement significative, comme les précédentes. L'alliance de mots qu'elle contient, et dont Araminte n'est pas consciente, est le signe d'une tension secrète. - «Bagatelle« : Plaisanterie pure. Bavardage sans fondement. - «il fallait qu'il sortît« : Dubois formule pour Araminte l'hypothèse opposée à celle du renvoi. - «esprit« : Caractère. - «je ne suis pas assez fondée« : Je n'ai pas assez de motifs. - «à ce qu'il est né« : À sa naissance. - «Araminte, d'un ton comme triste« : Il faudrait ajouter : «et à part«. - «c'est le comte qui l'a fait faire« : Il faut noter qu'Araminte rend fausse confidence pour fausse confidence. - «Va-t'en« : Selon la comédienne qui interprète le rôle, ces mots peuvent être dits avec impatience et irritation ou, au contraire, avec tant de finesse et de sensibilité féminine qu'ils deviennent un aveu d'amour. Scène 13 : - «fidélité« : Probité (même sens plus bas : «Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité.«) Scène 14 : - On ne sait si Dubois a provoqué cette démarche de Marton, mais on verra plus loin (III, 1) qu'il en a été informé. - «Elle sort« : Il fut proposé qu'elle dise : «Par bienséance, et pour que vous puissiez vous expliquer avec toute liberté, je vous laisse seul avec madame.« Scène 15 : - «fille« : Célibataire. - «On essaie de se faire aimer, ce me semble ; cela est naturel et pardonnable« : Cette déclaration, par laquelle Araminte est prête à excuser Dorante d'avoir quelque peu triché pour gagner son c?ur, non seulement l'encourage, mais prépare le pardon d'Araminte (III, 12) qui, plus que l'aveu de Dorante, va constituer le véritable dénouement. - «Que prétendez-vous?« : À quoi voulez-vous en arriver? - «je vous pardonne« : C'est le second emploi du mot «pardonner« par Araminte. Cette fois, il s'applique directement à Dorante. Acte III Scène 1 : - «des mouvements où elle est« : Des sentiments qui l'agitent. - «de voir éclater I'aventure« : De voir I'aventure dévoilée à tous. Scène 2 : - Cette fois, il n'y a pas de doute : c'est Dubois qui, voyant le tour que prenait la conversation, a fait revenir Marton sous quelque prétexte. On peut comparer son apparition à celle de M. Orgon et Mario, lorsque Dorante se trouve aux pieds de Silvia à II, 9 du ''Jeu de l'amour et du hasard''. Limités jusqu'ici aux deux personnages, les sentiments que Dorante et Araminte éprouvent l'un pour l'autre commencent à apparaître aux tiers. Le rôle du troisième acte est de les faire éclater aux yeux de tous, de façon que le mariage s'impose comme seul dénouement possible. - «je ne m'y épargne pas« : Je travaille de toutes mes forces à le faire sortir. - «je vous entends« : Votre discrétion ne trompe ni l'esprit malin ni-moi-même, car je vous comprends à demi-mot. - «Tu as la mine d'en savoir plus que moi là-dessus« : Tu as l'air de quelqu'un qui en sait plus que moi sur ce sujet. Scène 3 : - «où demeure la rue du Figuier« : Arlequin parlait encore un mauvais français. - «la rue du Figuier« : Elle se trouvait dans le quartier Saint-Paul, vers l'actuel lycée Charlemagne. On peut imaginer qu'Araminte, veuve d'un homme de finances, habite dans le quartier des affaires, vers la rue Vivienne par exemple, où plusieurs «partisans« avaient fait édifier des hôtels au moment où triompha le système de Law. - «malotru« : Personne sans éducation, aux manières grossières. - «on la rendra« : On la remettra. - «Je vais envoyer« : Je vais envoyer un commissionnaire. - «postillon« : Conducteur d'une voiture des postes ; de là : messager. Scène 4 : - «sa menace« : Voir plus haut : «Si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite.« (II, 10). - «ne nous défait pas de cet homme-là« : Ne nous en délivre pas. - «son congé« : Son congédiement. - «m'éclaircir« : Obtenir plus d'éclaircisement. Scène 5 : - «il faut que vous la soyez« : Ma nièce (accord de genre aujourd'hui inusité). - «incivile« : Impolie. - «dès que« : Puisque. - «praticien« : Homme de loi ou d'affaires qui connaît bien le côté pratique de la justice, qui est fort sur la procédure. Scène 6 : - «Au discours que madame en tient« : À en juger d'après les propos que madame tient sur mon compte. - «un impertinent« : Un homme qui n'est pas à sa place. - Agréable au public, la querelle qui surgit ici entre Mme Argante et M. Remy contribue aussi indirectement au dénouement. Elle rend en effet celui-ci conscient de sa solidarité avec Dorante, ce qui va l'amener, malgré sa colère de l'acte précédent, à prendre son parti devant Araminte (scènes 6, 7 et 8). - «hors d'?uvre« : Déplacée. - «d'humeur à« : Disposé à. - «bonhomme« : Vieillard. - «Ce serait une enfance à moi« : Il serait puéril de ma part. Scène 7 : - «Le terme« : Le délai fixé par Marton pour ce départ. - «tout à l'heure« : Tout de suite. Scène 8 : - «ouvrier« : Artisan. - «celui-là« : Ce trait. - «Vous êtes à la veille de vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre.« : Il est curieux de comparer cette simple indication à la lettre par laquelle Saint-Preux annonce son départ à Mme d'Orbe : «Je vais chercher dans un autre hémisphère la paix dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. Insensé que je suis ! je vais errer dans l'univers sans trouver un lieu pour y reposer mon c?ur?« (''La nouvelle Héloïse'', III, lettre 26). - «Accommodez-vous« : Arrangez-vous. - «je suis votre serviteur, madame« : M. Remy s'adresse à la seule Araminte. - «vous prenez mal votre temps« : Vous choisissez un mauvais moment. Scène 9 : - «que ne le secouriez-vous?« : Pourquoi ne le secouriez-vous pas? - «J'y ai pourvu« : J'ai pris des dispositions pour qu'on le secoure. - «vous en êtes quitte« : Vous en êtes débarrassée. Scène 10 : - «je ne la suis plus« : La = son ennemie. - «À la bonne heure !« : C'est très bien. C'est parfait. Tant mieux. L'expression marque ici l'assentiment, l'approbation d'une manière ironique, par antiphrase. - «hasard« : Risque. - Ici, le dénouement est pratiquement acquis pour Marton. Elle va sortir à la fin de la scène suivante, et on ne la reverra plus. L'affaire s'est dénouée de façon trop triste pour elle pour qu'elle figure dans le tableau final. Le ton du présent passage est empreint d'une grande sensibilité, mais le langage y garde la discrétion habituelle chez Marivaux. Scène 11 : - Après la scène attendrissante qui précède, celle-ci a un caractère très particulier. Elle est destinée à détendre l'atmosphère et à faire sourire, mais sans provoquer de rupture de ton. On peut dire que l'attendrissement des personnages en scène et des spectateurs subsiste, mais qu'il trouve un exutoire dans les larmes comiques d'Arlequin. Un peu plus loin, le détail de Dorante qui «attend à la porte où il pleure«, vise exactement au même but. - «affronté« : «Trompé par une adresse basse, rusée, maligne«. - «je n'en reviens point« : Je n'accorde plus ma confiance. Scène 12 : - «interdit« : Stupéfait. - «je ne saurais parler« : Tout ayant été dit entre les personnages, le dialogue perd son sens. - «Comment vous garder jusque-là, après ce qui est arrivé?« : Après quelques moments d'attente qui ont fait monter la tension sentimentale, Araminte semble se placer devant le choix dont elle énonce une des options : congédier Dorante. Mais son émotion montre bien qu'il n'en est pas question. En fait, on n'a ici affaire qu'à un duo de plaintes, analogue à celui du ''Cid'' : «Rodrigue, qui l'eût cru?... - Chimène, qui l'eût dit?...« - «De tout temps de ma vie que je vais passer loin de vous, je n'aurais plus que ce seul jour qui m'en serait précieux« : Il y a dans cette réplique une supplication discrète, propre au manège de la coquetterie. On remarque un subtil changement de mode : Dorante emploie d'abord l'indicatif et ne semble pas mettre en doute qu'il doive s'éloigner ; mais il poursuit au conditionnel, comme si tout espoir de rester n'était pas perdu. - «Et voilà pourtant ce qui m'arrive« : Araminte n'entre pas dans le jeu précieux de Dorante : elle lui fait une réponse toute simple, qui est un saut dans l'inconnu, l'aveu définitif, le dénouement. - «l'industrie d'un domestique« : L'initiative. - «mon caractère« : Mon statut social. - «Si j'apprenais cela d'un autre que vous [?] on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi.« : Dans cette réplique, Araminte exprime la même idée que celle signalée en II, 15. Scène 13 : - «la belle chute !« : Le beau dénouement. Analyse Sources Comme pour ''L'heureux stratagème'' (1733), peut-être Marivaux s'est-il inspiré de ''La dame amoureuse par envie'', canevas de Luigi Riccoboni imité de ''El perro del hortelano'' (''Le chien du jardinier''), comédie en trois actes de 1618, de l'écrivain espagnol Lope Félix de Vega Carpio, dont voici le résumé : Selon un proverbe, le «chien du jardinier« refuse de manger, mais ne laisse pas manger les autres. Se conduit comme lui Diane, la jeune comtesse de Belflor. Elle est tombée amoureuse de son propre secrétaire, Théodore, mais, si ne peut se résoudre à lui avouer son amour, parce que I'orgueil de sa classe le lui interdit, elle ne veut pas davantage qu'il épouse Marcelle, une des jeunes filles de sa petite cour. Voulant l'entendre prononcer des mots d'amour, elle lui demande de lui rapporter ses conversations amoureuses avec Marcelle. Théodore, de son côté, hésite entre un amour sûr et une passion contrariée ; mais son domestique, Tristan, recourt à un «deus ex machina« particulièrement énergique qui doit sauver la situation : il invente toute une histoire qui permet de faire croire au comte Ludovic, vieux gentilhomme qui a perdu un fils, que Théodore n'est autre que son petit-fils. Dans la scène finale, Théodore avoue pourtant à Diane cette supercherie, employée pour venir à bout de son refus. Mais la comtesse, qui connaît la noblesse d'âme du jeune homme, l'épouse. Elle sort ainsi de la gênante ambiguïté où se trouvait son esprit. Dans ''La dame amoureuse par envie'', Diane est éprise de son secrétaire, Lélio, qui a déjà porté ses yeux sur la soubrette Flaminia. Mais Diane écarte celle-ci, sans vouloir s'en avouer la raison. Elle cherche à laisser entendre à Lélio une flamme qu'elle n'ose lui déclarer. Elle ne lui avoue ses tourments qu'en les lui présentant comme les tourments d'une amie. Elle se laisse choir pour être relevée par sa main. Elle espère éveiller sa jalousie en lui demandant conseil sur le prétendant qu'elle doit épouser. Quand il s'est laissé prendre au jeu, et répond à son amour, offensée dans son amour-propre, elle le repousse et décide de le chasser. Mais, quand la pauvre soubrette demande de le suivre, elle refuse de la laisser partir avec lui. La scène qui devrait en être une d'adieux pousse à l'extrême le conflit de ses sentiments contradictoires. La crise est résolue par la révélation de la noble naissance du secrétaire. On voit les éléments que Marivaux emprunta. Mais sont frappantes surtout les différences : chez Lope de Vega et chez Riccoboni, ce sont les hésitations d'une capricieuse qui font tout le jeu dramatique, alors que chez lui l'initiative vient uniquement du côté adverse, et Araminte, loin d'être livrée à ses caprices, est une femme très raisonnable. Et elle est une jeune veuve, thème pour lequel Marivaux eut aussi des devanciers : Pierre Corneille (pour ''La veuve''), Mme de La Fayette (pour la fin de ''La princesse de Clèves''), surtout Robert Challe, avec la dernière des sept nouvelles qui composent ''Les illustres Françaises'' (1713), ''Histoire de Dupuis et de madame de Londé'' à laquelle il faut s'intéresser particulièrement : Dupuis, cadet d'une famille honorable plutôt que riche, qui avait mené jusque-là une vie assez dissolue, surprend un jour par la fenêtre d'une antichambre où il attend d'être reçu d'un banquier, la conversation de deux femmes assises dans le jardin. L'une est la femme de l'homme à qui il rend visite, l'autre, sa s?ur, est une jeune et belle veuve dont le mari est mort depuis six mois : s'il ne l'avait pas rendue heureuse de son vivant, il l'a du moins laissée fort riche et complètement indépendante. Elle racontait à sa s?ur qu'à la suite de cruelles déceptions, elle se refusait à aliéner de nouveau son indépendance et son amour-propre. Mais ces propos, qui portaient, avec beaucoup de liberté, sur les problèmes de l'amour, de la liberté et du mariage pour les femmes, ont plu à Dupuis qui s'arrange pour la voir, et tombe amoureux d'elle. Il se rend plusieurs jours de suite dans la rue où elle demeure, «rêvant toujours à quelque expédient qui pût [lui] donner entrée chez elle.« N'en trouvant pas, il s'en remet à son valet, Poitiers, «homme hardi et capable de se tirer de toute sorte d'intrigue«. Après avoir songé à se prendre de querelle avec un des domestiques de la veuve, pour donner à son maître la possibilité de venir parler d'un accommodement, il imagine un moyen moins brutal : il s'arrange pour que la dame et Dupuis tiennent ensemble sur les fonts baptismaux l'enfant d'un pauvre portefaix qu'il connaît. Dupuis est donc reçu chez la veuve, et gagne sa confiance par «des coups de fourbe« qui sont en partie de fausses confidences. Après quelque temps, il devient son amant. Mais, quoi qu'il puisse faire et malgré la fidélité et la probité qui règnent dès lors entre la veuve et lui, en dépit même des enfants qui leur naissent, il ne peut jamais la décider au mariage en raison de «la résolution fixe« qu'elle avait prise, après l'expérience d'un premier mariage, de «rester toujours maîtresse d'elle-même«. Cette nouvelle peut donc avoir fourni à Marivaux les deux données de base de sa pièce : - la jeune veuve aux prises avec l'amour ; - le personnage du valet rusé qui mène l'intrigue pour le compte de son maître. Son influence aida Marivaux à donner à sa pièce un réalisme moral et social qui la distingue du reste de son théâtre. Intérêt de l'action La nouveauté du ton : La pièce rend un son nouveau, presque insolite, dû à des modifications de détail dont chacune se rattache à une évolution toute naturelle, qui, par leur somme et leur convergence, finissent par constituer des traits marqués. Ainsi, la part de la fantaisie, qui décroissait régulièrement depuis ''Arlequin poli par l'amour'', est ici réduite à presque rien. Le rôle d'Arlequin, qui renouait avec l'Arlequin niais de la tradition, est cependant peu important, limité à quelques interventions, et a perdu beaucoup de sa verve, parce que Thomassin était devenu vieux et malade. Si Marivaux reprit l'histoire de la veuve et de l'intendant, qui était l'équivalent dans le monde bourgeois de l'amour de la princesse pour Lélio, travesti anonyme, s'il dirigea son intérêt vers cette classe sociale, c'est que, pendant les sept années qui séparèrent ''Le jeu de l'amour et du hasard'' des ''Fausses confidences'', il s'était en partie consacré à la rédaction de ses romans, ''La vie de Marianne'' et ''Le paysan parvenu''. Leur esthétique réaliste explique qu'on trouve dans la pièce des indications de lieux, des informations sur le statut social, de nombreuses et précises didascalies, un renoncement à la virtuosité des dialogues, tout concourant à un renouvellement profond de la dramaturgie. Pourtant, il resta fidèle à son thème favori de la naissance de l'amour dans le coeur d'une femme, et il y développa à nouveau cet art du piège qui est le secret de toutes ses «surprises de l'amour«, celle-ci étant d'ailleurs la dernière. Mais, dans cette pièce souvent cruelle, on est loin des prudences et précautions du ''Jeu de l'amour et du hasard'' et des ''Surprises de l'amour''. Plus de travestissement romanesque qui résolve les problèmes du c?ur. Et, si l'amour triomphe, le mot «mariage« n'est pas prononcé. Les personnages sont plus mûrs, et, parmi eux, le badinage n'est plus de mise. Le comique des ''Fausses confidences'' est d'un genre différent : il se définit moins par les balourdises à l'italienne d'Arlequin que par les sous-entendus à la française de Dubois. Dans les scènes entre Mme Argante et M. Remy, il prend un accent presque moliéresque : on songe à Mme Pernelle aux prises avec toute une maisonnée. Le règne du drame bourgeois approche (le premier, ''Silvie'', de Landois, est de 1740) : on est ici à l'époque où la comédie, même jouée sur la scène italienne, s'embourgeoise. La pièce avait perdu le côté de virtuosité éblouissante des ?uvres antérieures. Alors que, sous les apparences d'une progression ondoyante, ''La double inconstance'' et ''Le jeu de l'amour et du hasard'' dissimulaient une construction merveilleusement stylisée, ici, les figures de l'habituel ballet n'étaient même plus ébauchées : un seul personnage, presque immobile, est comme le centre autour duquel tous les autres s'agitent. Au lieu de naître d'une sorte de nécessité géométrique, les événements sont accumulés sous nos yeux par une main artificieuse. Cette nouvelle manière de mener l'action procédait-elle d'une impuissance, ou d'un désir de renouvellement? Ni l'un ni l'autre sans doute. C'est apparemment le sujet lui-même qui l'a imposée. La situation de départ : Le sujet des ''Fausses confidences'' est entièrement exposé dans Ia deuxième scène de Ia comédie, après quelques naïvetés initiales d'Arlequin. Outre des indications sur des personnages secondaires, cette scène apporte au spectateur les éléments essentiels : l'amour sans espoir que Dorante, jeune homme pauvre mais très beau, porte à Ia riche Araminte ; la qualité des sentiments des deux personnages principaux et celle de l'obstacle qui leur est opposé. Que le héros aime l'héroïne, c'est là le postulat de toute comédie de Marivaux, et il n'a rien dit qui perrnette de nuancer ce sentiment de Dorante. Il n'en va pas de même pour ce qu'éprouve Araminte. Dès que Dorante lui apparaît, c'est par sa beauté qu'il la frappe ; elle remarque dès ses premières répliques qu'il la salue «gracieusement«, qu'il a «très bonne façon«, qu'il a «si bonne mine« qu'elle a du scrupule à le prendre pour intendant. De cette attirance physique, eIIe glisse aussitôt, sans autre justification que la garantie donnée par son procureur à Dorante, à I'idée que celui-ci doit être «un honnête homme«. L'attrait qu'elle éprouve I'entraîne, indubitablement, et I'entraîne vite. De fait, la beauté de Dorante est soulignée à plusieurs reprises par Marivaux comme un élément important de son intrigue : - Dubois lui dit, dès le début, sur le ton plaisant, que «sa bonne mine« est son meilleur atout ; - la jeune femme qui a quinze mille livres de rente et dont il est question au début du deuxième acte brûle de se jeter dans ses bras ; - le personnage de Marton est presque entièrement construit comme un hommage à Dorante ; - M. Remy proclame au troisième acte que de nombreuses «belles personnes« auraient bien voulu donner de I'amour à son neveu. Pourtant, iI serait inadmissible de se représenter Araminte comme une femme exclusivement dominée par ses sens, ce qui ôterait à la pièce l'essentiel de son intérêt, et ce qui eût d'ailleurs paru révoltant au public de 1737. Marivaux précisa au contraire, dès la scène d'exposition, qu'Araminte «est extrêmement raisonnable«. Elle ne peut donc, ni ne veut, faire fi des impératifs sociaux, et se débat avec un problème qui lui apparaîtra de plus en plus dramatique. Pour épouser Dorante, elle doit donc vaincre une sorte de pudeur sociale. Le rôle de Dubois : Vont aider Dorante et Araminte à se réunir les artifices de l'énigmatique, rusé, cynique et prépondérant Dubois, qui monte un stratagème au bénéfice de Dorante dont il veut faire la fortune, tire toutes les ficelles sous nos yeux, manoeuvre Araminte et surtout Dorante, mène un jeu qui diffère de celui qu'on trouve dans les autres pièces de Marivaux. L'obstacle à surmonter n'est pas objectivement réel, à la manière d'un fait ; il est de I'ordre du sentiment. Il suffira donc à Dubois, pour lui donner la force d'imposer son désir à une société qui le réprouve, d'employer des moyens sentimentaux. Ils sont au nombre de quatre : des fausses confidences, des visages d'autres femmes, un portrait, une lettre. Grâce à ces moyens, à ces «coups de fourbe« où la bonne foi n'est pas entièrement respectée, se déroule un jeu dangereux, précis, parfois brutal, qui met en relief la pénétration et Ia décision de Dubois qui, mieux que son devancier Scapin et que son successeur Figaro, a tout prévu, tout organisé (ou presque), tout conduit. Le mécanisme agrippe au passage la sensible Marton, qui y laisse une partie de son coeur. II réduit à I'impuissance les autres personnages secondaires, même ceux qui, comme le comte, sont parfaitement estimables et seraient dignes d'un meilleur sort. II fonctionne au bénéfice exclusif des deux héros, Dorante et Araminte. Le rôle des fausses confidences : Elles ne sont pas à proprement parler mensongères, l'adjectif «fausses« ne signifiant pas ici le contraire de vrai. La fausseté ne réside pas dans le fond, mais dans la manière de le dire, dans le choix du moment, etc. Les confidences de Dubois sont «fausses« de n'être qu'apparemment des confidences. Et il y a des confidences faites par d'autres personnages, qui, elles, sont vraiment fausses. En I, 3 seulement, on trouve une vraie fausse confidence, mais faite dans une intention honnête, quand M. Remy fait croire à Marton que Dorante l'aime depuis quelque temps. En I, 14, quand Dubois révèle à Araminte, en feignant de se faire arracher un aveu, que Dorante l'aime passionnément, lui raconte comment cette passion est née, lui indique qu'elle ne doit pas s'attendre à un aveu, car le jeune homme la respecte infiniment, lui révèle qu'il plaît à d'autres femmes qui vont jusqu'à le poursuivre, les informations qu'il transmet ne sont pas inexactes. Rien ne permet aux spectateurs de douter que la passion de Dorante n'ait eu ce caractère destructeur que lui attribue Dubois devant Araminte. Ainsi, la description qu'il en fait ne peut être tenue pour fausse, mais simplement pour affectée. Elle n'est, à la bien prendre, qu'une déclaration d'amour par personne interposée, ce qui n'avait rien d'insolite dans le théâtre de Marivaux (dans ''Les serments indiscrets'' [IV, 9] Lucile nomme «fausse confidence« la mission dont elle charge Lisette, et qui consiste à faire entendre à Damis qu'elle l'aime). C'est I'intention avec laquelle iI les transmet qui est trompeuse. Il est vrai que Dorante n'oserait jamais avouer à Araminte qu'il I'aime : son respect pour elle et pour les valeurs sociales I'en empêchent. Mais I'amour d'Araminte, qui n'est au début qu'un goût ou une attirance, ne peut se développer que par contagion ; il faut qu'elle connaisse les sentiments que Dorante ne peut exprimer devant elle ; c'est donc Dubois qui se charge, avec une habileté consommée, de la confidence qui la bouleverse. Le procédé ainsi défini, on s'aperçoit que Marivaux I'applique à plusieurs autres reprices dans la pièce : - En I, 17, la confidence exacte de Dubois à Marton, par laquelle il lui révèle l'intérêt que Dorante porte à Araminte, et jette l'inquiétude en son c?ur. - En II, 1, Dorante incite Araminte à plaider et donc à ne pas se marier avec le comte, comme à se séparer de Dubois auquel cependant elle dit tenir. - En II, 2, M. Remy annonce à son neveu qu'une femme très riche est prête à l'épouser, mais on peut se demander si ce n'est pas un subterfuge de Dubois. - En II, 10, Arlequin et Dubois se disputent à propos d'un tableau représentant Araminte, que l'ancien valet avait fait enlever de la chambre de Dorante, qui, d'après lui, avait fait le portrait qui avait été Iivré par erreur (mais est-ce bien une erreur?) à Marton ; et Dubois s'arrange pour qu'Arlequin révèle devant tous que Dorante le contemplait «de tout son c?ur«. - En 2, 13, Araminte elle-même informe faussement Dorante qu'elle est décidée à épouser le comte. - En II, 16, Araminte prétend à Dubois que Dorante ne s'est pas déclaré. - En III, 2, Dubois propose à Marton de s'emparer de la lettre qu'il a lui-même complotée avec Dorante, et qu'on pourrait appeler une fausse confidence par correspondance. - En III, 9, Dubois vient décrire à Araminte le désespoir de Dorante, et se vante d'avoir fait subtiliser la lettre, d'être l'instigateur de sa lecture publique, déclenchant en elle, sciemment, une émotion qui prend d'abord la forme de la colère, mais se résout finalement en aveu. - En III, 12, Dorante révèle à Araminte le rôle qu'a joué Dubois, les «fausses confidences« dont elle a été victime. Tous les faits que Dubois rapporte sont exacts. Ses confidences sont moins fausses que motrices, alors que c'est Araminte qui, à deux reprises, ment. Le rôle des autres femmes : Il est bon également de montrer à Araminte que d'autres femmes, qui ne sont ni méprisables ni même pauvres, sont amoureuses de Dorante. Dubois lui parle au premier acte d'«une grande brune très piquante« qui le «poursuit« Dorante «tous les jours«, et qu'il «fuit«. M. Remy, au deuxième acte, devant Araminte, somme son neveu, sans succès, d'épouser «une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction [?] qui a quinze rnille livres de rente pour le moins«. L'ambiguïté est grande, et on peut se demander si l'affaire n'est pas forgée de toutes pièces, mais le spectateur n'en soupçonne rien. Ces silhouettes ne sont qu'évoquées. Marton, sans le savoir, va, plus douloureusement, servir d'instrument dans ce jeu cruel. Comrne les autres, elle s'éprend de Dorante dès qu'elle le voit. En I, 2, Dubois dit en passant à Dorante : «Tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous.« Mais c'est M. Remy qui la lui met en quelque sorte dans les bras, et elle accepte immédiatement l'idée de l'épouser. Loin d'y être pour quelque chose, Dorante peut difficilement résister à la bone volonté de Marton qui, trompée par les apparences, peut croire que Dorante I'aime ; elle parle alors, au deuxième acte, «avec un air de passion«. Détrompée par Ia vue du portrait d'Araminte et par le spectacle de Dorante aux genoux de sa maîtresse, elle en vient à pleurer en avouant à demi ses sentiments. Son émotion est trop forte et son malheur trop injuste pour que Marivaux ait pu la faire figurer dans le dénouement de sa comédie. Sa fonction dramaturgique n'est nullement de provoquer la jalousie d'Araminte ; Marivaux a méprisé ce ressort facile et usé, qui aurait d'aileurs diminué son héroïne. Marton sert surtout à donner un exemple vivant du pouvoir de séduction de Dorante, et aussi à exercer, dans l'ordre social, une pression qui joue en faveur du héros, et qui équilibre Ia pression défavorable représentée par Mme Argante. Elle est enfin, sans s'en rendre compte, l'agent d'exécution des deux derniers artifices imaginés par Dubois, le portrait et la lettre. Le rôle du portrait : Marivaux s'est imité lui-même avec le portrait d'Araminte que Dorante fait surprendre volontairement : il a employé ce procédé presque de la même façon dans ''Le triomphe de l'amour'' où, à certains égards, la stratégie de Léonide par rapport à ses victimes n'est pas sans faire penser à celle de Dubois et de Dorante. Ici, au deuxième acte, un garçon joaillier apporte un petit portrait dans une boîte d'orfèvrerie, selon la mode du temps. Après la méprise de Marton, qui croit que le portrait est le sien, on ouvre Ia boîte, et on voit que le portrait est celui d'Araminte. Celle-ci se garde bien de dire gue Dorante en est sans doute I'auteur. Aussi ce thème doit-il être relayé par un thème voisin, celui d'un tableau, représentant Araminte, et que Dorante contemplait avec toute la satisfaction possible. Araminte fuit encore devant l'évidence, et refuse de prendre I'incident au sérieux. Dubois doit alors intervenir ; il lui confie que Dorante est l'auteur du petit portrait. Elle est ainsi poussée à éprouver l'amour de Dorante, et à en reconnaître toute Ia force. Le portrait provoque l'aveu de Dorante qui, devant l'évidence, ne peut plus dissimuler I'objet de son amour. Mais, en réalité, cette scène a révélé un secret, non de Dorante, mais d'Araminte ; elle savait qu'il l'aimait, mais feignait de l'ignorer ; désormais, il sait qu'elle sait qu'il l'aime, et il ne leur est plus possible de ruser. Le portrait, qui a placé les deux êtres dans une clarté impitoyable I'un vis-à-vis de I'autre à la fin du deuxième acte, servira encore à amener le dénouement à la fin de la comédie. Le rôle de la lettre : Cette clarté, quand commence le troisième acte, n'est encore visible que pour Ie couple. Il reste, comme le dit Dorante, à faire «éclater l'aventure«. Pour que les sentimente intimes puissent recevoir une sanction sociale, il faut que leur expression devienne publique. C'est le but du troisième acte, et la fonction de la lettre que Dubois fait écrire à Dorante, et qui, interceptée par Marton, est lue à tous à III, 8. Elle exerce sur Araminte une véritable pression ; elle est mise dans l'obligation de choisir immédiatement entre chasser son intendant ou l'épouser. Mais le ton de cette lettre est si touchant, elle exprime si bien les entiments qu'éprouverait Dorante s'il était renvoyé, que les spectateurs la prennent plutôt pour vraie que pour fausse. Le dénouement : L'amour d'Araminte pour Dorante s'est développé sous I'effet des pressions sentimentales et sociales que la pièce rend claires. Mais elle n'a rien dit. Jusqu'à la fin, elle n'a pas, sauf en apartés, un mot qui indique qu'elle soit sensible au charme de son intendant. Elle est d'ailleurs surveillée de si près par tous les personnages qu'à l'instant où elle prononcerait ce mot, la pièce serait finie. Mais, dans la scène de dénouement (III, 12), l'aveu de la préméditation de la tromperie change tout, et elle déclare : «Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon coeur n'est point blâmable ; il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner, lorsqu'il a réussi.« Restent à obtenir, sans peine, le quitus du comte qui se retire dignement devant l'édifiant spectacle, et l'espoir que Mme Argante elle-même sera fléchie («Laissons passer sa colère«). Conclusion : La pièce, qui a des accents d'une mélancolie douce inhabituels sur la scène comique, fait donc assister non à la naissance de l'amour, mais à la naissance de la tendresse à la suite de toutes les objections que la raison d'une jeune bourgeoise opposait à une tentation amoureuse ; à la naissance de la tendresse dans le c?ur d'un homme qui n'était venu que pour séduire. Il fallut à Marivaux un art consommé pour faire passer en un temps si court (sans doute moins de vingt-quatre heures) les sentiments d'Araminte de l'indifférence à l'égard d'un inconnu à la décision de l'épouser malgré tout ce qui les sépare, son problème essentiel étant de ménager de façon naturelle les incidents qui précipiteront cette évolution. Le spectateur occupe une place de voyeur privilégié : il en sait toujours plus que les personnages. À introduire la richesse des indications romanesques au théâtre, à faire intervenir avec discrétion sans doute, mais aussi avec précision des problèmes sociaux et financiers, Marivaux déboucha dans un univers pétri d'ambiguïtés. Et, malgré les poignets de dentelle et les grimaces de salon, un parfum d'âpre spéculation et une odeur de combine annonçaient déjà le XIXe siècle, la dernière réplique de Dubois marquant bien le triomphe de l'habileté populaire. On a d'ailleurs pu dire de la pièce qu'elle était ''Ruy Blas'' avant la lettre. Si l'on accepte cet ingénieux rapprochement, avec toutes les réserves qu'il appelle, on peut y voir, dans l'histoire du théâtre français, comme une transition entre la tragédie et le drame, un acheminement de l'une à l'autre. Mais l'exquis duo de Dorante et d'Araminte, marqué des réticences du c?ur et de la raison, des souffrances nées de situations ambiguës, de la lutte entre préjugé et amour, des silences forcés, de la conclusion en demi-teinte, permit à cette comédie de sentiment d'acquérir une remarquable intensité, une qualité rare de délicatesse, de subtilité, et d'atteindre peut-être la perfection. Elle est sans aucun doute la mieux construite et la plus réussie des comédies de Marivaux. Intérêt littéraire Le changement d'atmosphère qui se manifeste dans le sujet des ''Fausses confidences'' se reflète tout naturellement dans le style, qui est d'une simplicité parfaite. Les dialogues nerveux et brillantissimes, qui constituaient le marivaudage, ont disparu. Des indications telles que «doucement«, «négligemment«, «plaintivement«, «tristement«, «tendrement«, «d'un ton très doux«, «d'un air triste et attendri«, «d'un ton vif et naïf«, sont caractéristiques du nouveau ton adopté, qui est d'une exquise mélancolie. Parallèlement, Marivaux recourut à des moyens d'expression originaux, les réponses distraites («Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à table« - «Dorante, toujours distrait« [II, 13]), les paroles machinales qu'échangent les interlocuteurs alors qu'il est question de bien autre chose (début de III, 12). Un curieux moyen de mise à nu du subconscient apparaît même avec des phrases auxquelles le personnage n'attache qu'un sens banal, alors qu'elles traduisent sans fard une réalité psychologique profonde. Dans II, 12, une scène d'Araminte avec Dubois, elle a d'abord un premier mot surprenant : «Je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit«. Un peu plus tard, la «prudence« ne voulant pas qu'elle renvoire Dorante, elle s'exprime à ce sujet d'une manière plus révélatrice encore : «Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je ménage.« Le jeu se reproduit une dernière fois à la fin de la scène : Dorante, ne s'étant pas déclaré assez clairement pour qu'elle ait une raison de le renvoyer, elle a un mot presque trop spirituel à force d'être naïf : «Il est vrai qu'il me fâcherait s'il parlait ; mais il serait mal à propos qu'il me fâchât« ; il faut pour le faire passer cette candeur que Marivaux réclamait de ses interprètes lorsqu'il leur recommandait de ne pas être spirituels à tout prix, et de ne pas sentir la valeur de ce qu'ils disaient. Intérêt documentaire Du fait du retour de Marivaux au roman dans les années 1730-1736, les éléments réalistes prirent, dans ''Les fausses confidences'', une importance qu'ils n'avaient dans aucune de ses pièces précédentes. La ville est évoquée à plusieurs reprises, par les mentions de l'Opéra, de la Comédie, des Tuileries, même par celle de la rue du Figuier, authentique petite rue peu éloignée de ce quartier de Saint-Gervais qu'habitent Jacob et Mlle Habert dans ''Le paysan parvenu''. Le dramaturge indiqua avec précision l'état social de ses personnages, La pièce figure en raccourci la société du temps avec ses ascensions autant que ses décadences, et tout le brassage de classes qui en résulte. À côté des personnages traditionnels de la comédie, comme le valet Arlequin, on en entrevoit d'autres qui sortent de la réalité quotidienne. Un garçon joaillier apporte le portrait en miniature enchâssé sur l'ordre de Dorante. Pour justifier une sortie d'Araminte, Marivaux recourt à l'arrivée d'une marchande d'étoffes qui vient montrer sa collection, tout comme le fait Mme Dutour auprès de Mme de Fare dans la cinquième partie de ''La vie de Marianne'', parue quelques mois auparavant. Sont des bourgeois : - M. Remy, qui est procureur ; - Mme Argante, la bassesse de son nom lui étant rappelée par M. Remy, dans leur altercation de semblables sociaux qui se détestent ; - la fille de Mme Argante, Araminte. Mais Dorante indique : «Elle a plus de cinquante mille livres de rente«, soit quelque soixante mille euros, et elle pourrait donc s'allier au comte. C'est qu'elle est la veuve d'un riche financier. Or l'état de veuve, dans la société que Marivaux avait sous les yeux, comportait une antinomie : très privilégiée dans le domaine juridique, il était plein de périls dans le domaine sentimental. D'une part, la veuve était la seule espèce de femmes que la loi civile ne considérait plus comme mineure, avec tout ce que le terme comportait alors de vexatoire et d'oppressif. Mais le revers de la médaille était que, considérée, selon le mot brutal d'un contemporain, comme «sachant par expérience ce que peut produire la compagnie d'un homme«, la veuve, à la différence de la jeune fille, n'était pas privilégiée légalement contre les entreprises masculines. La conséquence pratique de ce fait était qu'un homme pouvait non seulement l'abandonner après l'avoir séduite, mais la déshonorer impunément, lui eût-il fait une promesse de mariage et la laissât-il enceinte de ses ?uvres ! Supposons une toute jeune femme réduite ainsi au veuvage (et il n'en manquait pas), belle et portée à l'amour, mais riche et attachant d'autant plus de prix à rester maîtresse d'elle-même, exposée, à la moindre défaillance, aux moqueries d'une opinion publique impitoyable, il y avait là un personnage touchant qui ne pouvait manquer d'attirer l'attention d'un écrivain. De nos jours, une femme dans la situation d'Araminte pourrait estimer qu'elle a assez d'argent pour deux, mais l'héroïne de Marivaux n'ose rien dire de semblable. Sont des domestiques : - Marton, qui est la suivante d'Araminte, mais est la fille d'un procureur ; - Dorante, qui s'est voulu intendant pour conquérir la femme aimée, mais est le fils d'un avocat, le neveu d'un procureur, a fait des études de droit. S'étant réduit à l'état de quasi-serviteur, il est donc du côté social de Marton, qu'il devrait normalement épouser). S'il est honorable, s'il a même toutes les vertus, il est pauvre, et c'est ce qui le sépare d'Araminte. La pauvreté au temps de Marivaux n'était pas seulement sentie comme un manque ; elle était aussi, sans qu'on ose trop Ie proclamer, un défaut moral ; si on répétait que pauvreté n'est pas vice, elle n'en était pas moins un vice inavoué dans la mesure où la fortune, au même titre que la noblesse, était respectée comme une valeur que seule la naissance devrait donner. L'affrontement social est net quand, à III, 7, Dorante allègue : «Il est naturel que je sache mon sort.«, que Mme Argante se moque : «Son sort ! Le sort d'un intendant ; que cela est beau !«, et que M. Remy proteste : «Et pourquoi n'aurait-il pas un sort?« En fait, l'écart qui sépare une veuve riche, potentiellement comtesse, et un homme pauvre mais de belle mine et potentiellement avocat, n'est pas si grand qu'ils ne puissent se marier. - Arlequin, qui est un valet traditionnel de la «commedia dell'arte« ; - Dubois, qui est valet créé par Marivaux qui porte le même nom que le valet du ''Paysan parvenu'' dont il avait écrit qu'il était «le pourvoyeur des plaisirs de son maître«. N'a-t-il pas choisi deux fois ce nom parce qu'il était celui du cardinal Dubois, qui avait été, de 1715 à 1723, un acteur politique important, vénal, libertin, hypocrite, intrigant, mais intelligent, précepteur puis ministre du Régent, dont il favorisa les débauches? La pièce ayant donc pris valeur de document sur la société du temps, Marivaux étudia avec acuité ce milieu bourgeois où l'argent compte autant que l'amour, montra que les douceurs et les cruautés de l'amour, ses pièges, ses illusions, ses faussetés, concernaient aussi la moyenne bourgeoisie. Intérêt psychologique Dans ''Les fausses confidences'', les personnages sont plus mûrs que dans les pièces précédentes de Marivaux. Il n'y a plus de jeunes gens parmi eux. Dorante a «près de trente ans«. Quoique rien ne permette d'avancer qu'elle soit plus vieille que lui, Araminte est d'âge assorti. Le comte est certainement plus âgé, et cela pourrait déjà expliquer le peu de penchant qu'elle éprouve pour lui. Sans doute est-il à peu près de la même génération que Mme Argante ou M. Remy. Enfin, Dubois a l'autorité d'un valet chevronné. La pièce présente une galerie de personnages secondaires qui ont plus de relief que dans les autres pièces de Marivaux : - Arlequin, que l'amour n'a pas encore poli et qui n'a jamais été plus plaisamment rustique et niais, qui parle un français incorrect, mais comprend mieux que tous l'authenticité des sentiments, et démêle le bon grain de l'ivraie. - Le comte, qui est un modèle d'élégance, de courtoisie et de sécheresse aristocratiques. - Mme Argante, qu'une didascalie définit comme «une femme brusque et vaine«, qui est une mère impétueuse en qui revivent la vanité de M.Jourdain, et l'agressivité têtue de Mme Pernelle, qui est une bourgeoise qui veut sortir de son rang en obtenant qu'Araminte épouse le comte. - M. Remy, qui argumente avec la vivacité et l'autorité que lui confèrent cinquante années de basoche pour «caser« Dorante avec Marton. - Marton, qui, si, fille d'un procureur, elle pense à s'établir bourgeoisement en profitant de l'argent que lui promet le comte, est surtout l'ingénue amoureuse, au petit c?ur trop sensible, trop facile (I, 15), trop crédule (II, 7) surtout et assuré de son bonheur. Il était inévitable qu'elle prît du «goût« pour Dorante : à cause de sa «bonne mine«, d'abord ; puis M. Remy décide, de façon impromptue, de la marier à son neveu ; enfin, son rôle est fixé dans le jeu de Dubois, qui avait prévu tous ses mouvements. L'éclat qu'elle fait involontairement en assurant que le portrait est le sien (II, 9) apprend à tout le monde I'amour qu'elle éprouve pour Dorante, qu'elle vient sommer d'expliquer ses sentiments. Son intervention a pour effet d'introduire, dans le dialogue, un enchaînement de discours substitutifs qui conduisent au dévoilement final d'Araminte. Elle est sacrifiée au dénouement. Sont d'une grande richesse psychoIogique les trois protagonistes de la pièce : Dubois, Dorante et Araminte. Dubois : Bien qu'il ait été conçu pour être interprété par un comédien italien, ce valet répond à tous les critères traditionnels du valet de style français, et constitue le chaînon intermédiaire entre Scapin et Figaro, ayant de chacun d'eux, bien entendu, le goût de l'intrigue, la vivacité, l'effronterie, la causticité, la raillerie, la ruse, la singulière perspicacité, l'intelligence, l'extrême ingéniosité, le savoir-faire jamais pris en défaut (ce qui le distingue essentiellement d'Arlequin) et l'orgueil de la difficulté vaincue. Fourbe et cynique, peut-être s'est-il déjà hasardé à procurer, moins joliment, des dames aux messieurs? Il sait le prix de l'argent. Il n'a aucune envie de bouleverser la société, car il y nage bien. Ce grand stratège, qui est un de ces opérateurs de connexion qui sont nécessaires pour faire réussir les mariages, organise toute l'intrigue, et manipule les sentiments et les actions des protagonistes. Astucieux espion déjà dans la place, il maîtrise le jeu, sachant susciter les occasions de faire ses «fausses confidences«. Très sûr de son succès, il se délecte à la vue de la chute de ses pantins. Mais il est si énigmatique, si rusé, si terrible, quasi méphistophélique, que son cas n'est pas entièrement clair. Ôté l'intérêt qui n'est pas directement en cause ici, on ne s'explique pas nettement les mobiles de son action. D'un bout à l'autre, dans les scènes principales, le personnage porte un masque non plus de velours, mais un masque dans le comportement, le ton et les gestes. Il semble trouver un étrange plaisir, non dénué de ressentiment, au renversement des rôles : devenu protecteur de son premier maître et arbitre des amours d'Araminte, le voilà véritable maître d'oeuvre («Allons faire jouer toutes nos batteries.« [1, 17]), s'employant à rester le plus souvent en coulisses, n'apparaissant que dans moins d'un tiers des scènes (quinze sur quarante-sept). Il est trop retors pour que ses protestations de dévouement à Dorante nous satisfassent pleinement. On peut voir en lui une sorte de Vautrin affectueusement penché sur l'amour et l'ambition d'un séduisant Rastignac, surtout un Carlos Herrera favorisant ceux de Lucien de Rubempré, une trouble attraction homosexuelle se révélant bien dans : «Je suis content de vous ; vous m'avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j'aime. [?] votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous que je vous considère encore [?] il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles [?] Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de madame.« (I, 2). Ne serait-ce pas ce qui explique la rage presque meurtrière qu'il déploie à l'égard d'Araminte, en usant d'un langage militaire («Oh ! oui, point de quartier : il faut I'achever pendant qu'elle est étourdie.« (lll, 1)? Celle-ci ne cache pas la haine qu'elle lui porte : «Vous faites le mal par plaisir« ((III, 9), terrible accusation qui dit le vrai sans le savoir. Les moments essentiels du rôle sont en effet, beaucoup plus que ceux qui l'opposent à Dorante (I, 2 - III, 1), ceux qui le mettent face à Araminte (I, 14 - II, 12 - II, 16 - III, 9). Dans toutes ces scènes, il joue sa comédie à I'intérieur de la comédie. Tous les sentiments que I'acteur est appelé à exprimer sont d'un bout à I'autre des sentiments feints. Dès la première rencontre (I, 13) s'ouvre ce jeu du déguisement des attitudes : il feint de voir Dorante avec surprise («Araminte : Qu'est donc que cet air étonné que tu as marqué...«). Il montre un faux attendrissement sur la «folie« de Dorante. Il ressent de fausses alarmes devant le danger couru par Araminte. Il donne une fausse approbation de la décision prise par celle-ci de renvoyer Dorante. Il prononce un faux plaidoyer en faveur de celui qui ne songe «nullement« à être aimé. Lorsque (II, 12) Araminte se prend à le chapitrer sur ses initiatives, il affecte une fausse humilité («J'ai bien senti que j'avais tort« - «Oh ! je suis bien corrigé !«). Il se livre à un faux réquisitoire contre Dorante («M. Dorante n'est point digne de Madame«). Avec un faux empressement, il charge celui dont, en réalité, il défend la cause. À I'approche du dénouement (III, 9), il affecte l'indifférence («Qu'il devienne tout ce qu'il voudra à présent?«), indifférence qu'il prône, de façon tout aussi insincère, à Araminte («Je ne conseille pas à Madame de le voir davantage«) ; il affecte la surprise («comme étonné«). En d'autres termes, tout le personnage (et toute sa vertu comique en découle) est construit sur le décalage entre ce qu'il dit ou recommande, et ce qu'il pense ou souhaite réellement. L'expression scénique de la feinte tolérant des variations de degré qui ne sont pas négligeables, le comédien qui joua d'abord le rôle étant italien, ses mines, son recours à I'habituelle pantomime ne pouvaient que souligner le caractère fantaisiste des situations et de tant de tromperies. Pourtant, le personnage ne fut apprécié qu'après que les Comédiens-Français aient inscrit la pièce à leur répertoire. Il nous paraît aujourd'hui l'un des plus riches et des plus originaux du répertoire de Marivaux. Dorante : Avocat, il se fait intendant, mais ses adversaires, qui le traitent avec dureté et condescendance, veulent lui en substituer un autre. Ce beau garçon un peu fol a, selon Dubois, connu le coup de foudre : «Ce fut un jour que vous sortîtes de I'Opéra, qu'il perdit la raison. C'était un vendredi, je m'en ressouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l'escalier, à ce qu'il me raconta, et vous suivit jusqu'à votre carrosse ; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus.« (I, 14). Avant d'approcher Araminte, il la désirait jusqu'à en perdre la tête. Aucune ardeur sentimentale n'alimentait cette passion causée uniquement par les charmes physiques de la jolie veuve. Est-il venu pour l'épouser ainsi qu'il le dit sans grande conviction, ou bien est-il venu uniquement pour s'unir charnellement à elle? Dans le premier cas, sa conduite, pourtant concertée, est maladroite, car il est moins difficile d'obtenir la main d'une femme lorsque, aux yeux du monde, on est simplement un jeune homme pauvre, que lorsqu'on fait partie de son personnel domestique. Dans le second cas, sa présence auprès d'Araminte est habile parce qu'il est difficile à une femme de résister longtemps à une tentation quotidienne. Dubois ne dément pas qu'il eut d'abord l'intention de profiter seulement d'une faiblesse d'Araminte, si l'occasion s'en présentait, ni que c'est lui qui, pour établir la fortune de son ancien maître, se proposa de se faire l'artisan non d'une liaison mais d'un mariage légitime. Dorante doute de cette audacieuse entreprise : «Tu crois qu'elle fera attention à moi, que je l'épouserai [?] - Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant, vous m'en direz des nouvelles. [?] - Je connais l'honneur de ma maîtresse [?] - On vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est [?] Fierté, raison, richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître ; et il parlera.« (I, 2). S'il est romanesque, s'il séduit Araminte et sa servante par l'ampleur de sa détresse, il montre un manque de scrupule inquiétant lorsqu'il s'agit d'arriver à ses fins en menant une lutte serrée. On peut voir en lui un Don Juan, qui est aidé par un Leporello (c'est Dubois), qu'il laisse monter la machination qui doit lui permettre de conquérir la femme aimée, obéissant à ses injonctions sans sourciller, avec une précision de somnambule, car il est remarquable que, loin d'être égaré par son amour, il ait toujours des réactions efficaces, et fasse toujours exactement ce qu'il faut faire. Son rôle est à la fois de passion et d'une extrême lucidité. Sans cette lucidité d'ailleurs, il serait incapable de figurer dans une pareille intrigue. Il accepte de feindre une inclination pour une Elvire jalouse (c'est Marton), de badiner avec l'amour qu'elle lui porte, de la tromper et d'en rire (III, 8) sous le faible alibi moral que c'est Remy qui a inventé, puis projeté la rencontre et le mariage avec elle, et qu'il a laissé dire. Il recourt aux deux stratagèmes classiques, éculés, du portrait et du billet, efficaces contre-temps. Tout cela afin de conquérir plus facilement, en quelques heures, la jeune veuve, l'enlever en plein jour au vu et au su et contre le gré de tout le monde, bien plus, malgré la fureur d'une mère, contre le privilège d'un noble rival incomparablement mieux placé. Mais il fait ainsi la preuve de la force de son amour qui l'excusera. Et, sous prétexte de respect, alors qu'il se sait aimé d'Araminte, il en vient à ne lui dire, avant la scène ultime, que mensonges. Il se conduit en cela presque comme un petit-maître, qui ne sera pas corrigé, parce que, par la suite, sa passion s'enjolive de la tendresse dont elle était dépourvue au début de la comédie. La mince différence avec don Juan tient à la pureté de son amour, intention qu'il se prête, et dont nous ne demandons qu'à nous laisser persuader avec Araminte et les autres protagonistes. Ainsi, dans II, 15, il se révèle un amoureux courtois qui, d'une mièvrerie qui va parfois jusqu'à la fadeur, qui est même caricatural quand il se pâme, livre le pathos conventionnel du roman de chevalerie où le héros passe par la grande épreuve d'amour. Il a le langage d'Amadis ou de don Quichotte transposé en bourgeoisie. C'est la résurrection des beaux sentiments (Remy s'en moque quand il le faut, depuis sa raison bourgeoise, mais s'en félicite, un peu plus tard, dans son affrontement avec Mme Argante). S'il ne peut prétendre à la même élévation morale qu'Araminte, il l'aime véritablement. Sa passion est même assez dévastatrice : il aime depuis longtemps sans espoir et sans partage, il souffre cruellement, il tremble de ne pas réussir. Et, par lui-même, cet amour serait incapable de franchir la distance sociale qui le sépare de son but. Mais il montre qu'étant follement amoureux, il sait rester maître de lui. Surtout, on ne peut négliger l'aveu par lequel il rachète sa tromperie. Sans doute, au point où elle en est elle-même, Araminte peut-elle difficilement le congédier alors. Mais il faut tenir compte des circonstances : une confession faite «dans un moment comme celui-là« ne prouve pas seulement l'honnêteté de Dorante, à laquelle il se réfère en parlant de son «caractère« (III, 12), mais davantage encore sa sensibilité. Le «c?ur« au sens que Marivaux donne à ce mot (III, 12) vient de parler chez lui en faveur d'Araminte. Il a tout deviné des pensées secrètes d'Araminte, et répond exactement ce qu'il faut, puisque c'est Marivaux qui le lui souffle. «Dans tout ce qui se passe ici il n'y a de vrai que ma passion. Tous Ies incidents qui sont arrivés partent de l'industrie d'un domestique qui savait mon amour... J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l'artifice qui me l'a acquise...« (III, 12). Mais, si le coup de foudre excuse et innocente le coup de fourbe, dans I'appareillage de Dorante il y a ce dernier et retors procédé désarmant : avouer la bassesse de son procédé, qui est excusé par le public, comme, à la fin, par Araminte, du fait de la singularité inouïe de sa passion qui se prouve précisément par sa fourberie. La perfection de celle-ci fait alors la preuve de la perfection de son amour aux yeux d'Araminte, et la force non seulement à lui pardonner, mais à y voir le signe décisif de la passion à laquelle elle cède enfin. Il se sert du reprochable pour se faire pardonner, s'excuser du tort déshonnête par la violence de la passion ! Que I'amour soit capable du mal dans une grande âme, c'est le comble auquel on reconnaît cet amour. On peut se demander s'il ne pourrait pas recommencer ce manège retors et scabreux la semaine suivante pour peu qu'il tombe amoureux d'une autre femme ! Par le mariage avec Araminte, il n'accède pas seulement au bonheur, mais aussi à une grande fortune. À le regarder de I'extérieur, en étant surtout sensible aux aspects sociaux de la comédie, et en sous-estimant la sincérité de ses sentiments, on peut penser que, animé par l'amour de l'argent, il est un parfait scélérat en train de faire sa fortune grâce à ses beaux sentiments. Aussi certains esprits ont-ils jugé sévèrement cet amoureux qui réussit trop bien. Pour Brunetière : «Son personnage a quelque chose d'assez répugnant, et, dans sa manière de réduire Araminte à composition, on trouve je ne sais quoi qui sent trop son chevalier d'industrie. Il y a aussi une bien grosse dot dans la petite main qu'on lui abandonne !« Mais, si on voit le personnage du dedans, avec générosité, si on croit à un amour sans cesse affirmé, on ne peut que croire qu'il n'est animé que par l'amour d'Araminte. Araminte : Elle est originale, par rapport aux autres héroïnes de Marivaux. C'est une bourgeoise, veuve, sensiblement plus âgée que les marquises et comtesses, plus mûre et plus raisonnable, moins «alambiquée« aussi. De plus, elle est moins animée qu'elles, les didascalies la colorant en demi-teintes : «doucement«, «plaintivement«, «tristement«, «d'un ton doux«, «d'un ton triste et attendri«, bien que c'est vivement qu'elle rabroue Dubois (I, 4 - II, 12) ou le comte (II, 9), qu'elle presse Marton «avec impatience« [II, 9]), qu'elle répond à Mme Argante (II, 9 - III, 8), qu'elle est vive et spontanée dans sa joute avec Dubois. Mais ces mouvements d'humeur, d'impatience, ne se manifestent jamais dans les scènes où Dorante apparaît. Elle a un beau caractère, une grandeur, qui imposent à tous les personnages une sorte de respect. L'absence chez elle de coquetterie envers les hommes ou de jalousie envers les femmes (sa seule affection peut consoler Marton de la perte de ses espérances), la simplicité de son aveu à Dorante, et la bonté avec laquelle elle lui pardonne, sont autant de traits originaux qui lui donnent une sorte de prééminence sur les autres héroïnes de Marivaux. On peut cependant la rapprocher de celles des différentes «surprises de l'amour«, des veuves elles aussi, qui ne concevaient pas qu'elles pussent aimer de nouveau, qui se croyaient immunisées, I'une par le méchant souvenir qu'une malencontreuse expérience conjugale lui avait laissé, I'autre, au contraire, parce qu'elle n'admettait pas la possibilité de voir se renouveler le miracle des éblouissantes semaines qu'elle avait vécues. Araminte n'est point aussi excessive. Veuve de la bonne bourgeoisie, mariée sans amour à un homme plus âgé, avec lequel elle a vécu raisonnablement dans une confiance et une affection réciproques, elle jouit aujourd'hui du seul statut enviable pour une femme de cette époque, celui de veuve avec une rente plus que suffisante qui la met à l'abri du besoin. Elle songe à se remarier, mais elle veut entourer cette union nouvelle des garanties de la raison. Les deux premières veuves redoutaient une déception que la troisième ne craignait point. Or, ce sont là les trois seuls états d'âme possibles pour des femmes ayant fait I'expérience de l'acte conjugal. Pour I'une, il avait été un cauchemar, pour la seconde une révélation, pour la troisième une satisfaction raisonnable. Ainsi que leurs partenaires, toutes les trois ont constaté qu'«il y a des instants où la passion fournit aux humains des vues subites, auxquelles il est impossible qu'ils résistent fussent-elles étourdies, et qui doivent l'emporter sur tout ce qu'ils avaient auparavant résolu de faire et qu'ils avaient cru le plus sage... La passion est souvent meilleure ménagère de ses intérêts qu'on ne pense, et la raison même dans de grands besoins la secourt de tout ce que ses lumières ont de plus sûr ; car l'homme est fait de telle sorte, que tout ce qu'il a lui sert, et vient à lui quand il le faut.« (''Le spectateur français''). La liberté dont elle jouit, Araminte entend bien la conserver malgré les injonctions d'une mère ambitieuse qui la pousse à épouser un comte avec lequel elle a un différend au sujet d'une terre. Ce mariage éviterait un procès et surtout, par l'arrivée de ce gendre, madame Argante se verrait tout à coup propulsée dans le monde de la noblesse. Araminte hésite. Elle n'aime pas cet homme, et peut-être au fond d'elle-même, voyant l'âge qui avance, attend-elle ce dont rêvait son c?ur de jeune fille, dans l'ombre du couvent, et dont elle ignore tout. Ce qu'elle espérait sans plus y croire survient pourtant en la personne de Dorante. Sont ainsi en présence un jeune homme sans fortune, donc sans espoir, et une femme qui ne connaît de la vie qu'une existence aisée, mais sans amour, et dont le c?ur serait peut-être prêt à tenter l'aventure. Belle, elle doit préserver sa réputation de toute médisance. Riche, il lui faut se méfier d'un homme qui n'en voudrait qu'à son argent. Indépendante, elle est attachée à une situation «si tranquille et si douce«, comme la décrit Dorante lui-même (I, 15). Avec de l'indifférence à l'égard de l'amour, elle se trouverait hors de péril ; mais toute «raisonnable« qu'elle soit, elle n'en est pas moins sensible, et la voilà vulnérable. L'obstacle qu'elle a à surmonter ne réside pas dans les pressions qu'exerce sur elle son entourage : loin de peser sur elle, elles précipitent même sa décision ; il n'est même pas constitué par une sorte de préjugé, ou du moins d'«une pudeur sociale« tenant au fait que la pauvreté restait à l'époque comme une sorte de vice, dans la mesure ou la richesse, comme la noblesse, était respectée seulement lorsqu'elle était acquise de naissance. En réalité, comme presque toujours chez Marivaux, la difficulté à surmonter est tout intérieure, et consiste essentiellement dans la résistance de l'amour-propre : quand l'amour parlera, ce n'est pas tant sa raison que sa fierté qui succombera. L'évolution de cette jeune veuve est si rapide que seule une analyse aussi serrée que celle de Marivaux peut la rendre croyable. Elle n'a que trois actes pour épouser un homme qu'elle ne connaît pas quand la pièce commence, et dont la sépare un obstacle social infranchissable en apparence. Ce problème, qui est au centre de la pièce, est complexe. Aussi Marivaux a-t-il indiqué avec clarté les diverses étapes de sa solution. Au premier acte, dès le premier coup d'?il qu'elle jette sur Dorante, sa beauté le frappe. Ayant appris qu'il est à sa recherche, elle s'écrie «(d'un air assez vif) : Eh bien ! qu'on Ie fasse venir ; pourquoi s'en va-t-il?« (I, 6). Elle a le désir de le voir de près, et d'entendre sa voix. Elle cède à l'impulsion qu'éprouve toute femme dont le c?ur est libre, devant un bel homme, car elle songe au plaisir qu'elle pourrait trouver dans ses bras, car, si Marivaux choisit d'en faire une veuve, c'est qu'elle est renseignée sur le trouble physique, sur l'intensité de la satisfaction sensuelle que peut donner un homme, alors qu'une jeune fille serait plus timide, ne ferait qu'imaginer ce dont elle n'a pas l'expérience. Mais, par amour-propre, elle refuse de s'avouer qu'elle éprouve de I'attirance pour lui. Tentée à première vue, la raisonnable Araminte objecte bientôt : «Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant que je me fais quelque scrupule de le prendre : n'en dira-t-on rien?« (I, 6). Si la vue de Dorante n'avait pas éveillé sa sensualité, elle l'aurait engagé aussitôt, et elle n'aurait pas soupçonné autrui de pouvoir médire à ce sujet. Elle a donc tressailli, et elle l'avoue ; elle n'aurait jamais pensé qu'on pût l'accuser de l'avoir pris à son service afin d'en faire son amant, si elle n'avait pas été effleurée par le désir de s'unir à lui. Contre cette toquade, tellement naturelle puisque éprouvée par une veuve riche et qui aime son intendant, sa raison voudrait s'insurger, lutter contre le progrès de son sentiment, car elle passe de l'attrait physique à l'estime, puis à une attitude de coopération contre un milieu hostile, son entourage, en particulier sa mère, Mme Argante, qui est méfiante à son égard de Dorante. Et elle passe outre au qu'en-dira-t-on. Elle est renseignée, par la fausse confidence de Dubois, sur la passion de Dorante ; elle est ainsi mise face au vrai problème. Aussi dit-elle, à la fin du premier acte : «La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même«, impliquant qu'elle a déjà pour Dorante un sentiment dont elle ne s'avoue pas encore Ia nature, et surtout qu'elle accepte d'être aimée. Elle tolère donc, et elle entretient même, une situation socialement choquante, pour laquelle aucune solution n'est en vue. Cependant, elle va se demander jusqu'au dénouement ce que le jeune homme attend d'elle, ne pouvant démêler s'il aspire à des étreintes clandestines ou à une union légitime. Au deuxième acte, elle lutte encore contre son entourage. M. Remy, Marton, la suivante tenue pour amie, Dorante lui-même, et natureIlement Dubois, lui font ressentir la profondeur de l'amour qui ravage son intendant. Le sien, du moment qu'elle est attachée à lui, et s'exalte avec lui devant des obstacles inchangés, ne peut que croître également. Elle passe par une série de scènes humiliantes et douloureuses, où il lui faut avouer en public son désir. Mais, si une femme ne se fâche point d'être aimée avec respect, elle ne peut plus être irritée quand elle suppose qu'elle est aimée avec tendresse. Elle ne sait que faire : «Si, lorsqu'il me parle, il me mettait en droit de me plaindre de lui ; mais il ne lui échappe rien ; je ne sais de son amour que ce qu'on m'en dit ; il est vrai qu'il me fâcherait, s'il parlait ; mais il serait à propos qu'il me fâchât.« (II, 12). Souhaitant qu'il parle, afin, prétend-elle, d'avoir une raison de le chasser, elle le contraint, dans une scène (II, 13) ménagée par le rusé Arlequin mais cruelle pour tous deux, à écrire de sa part. Pour elle, il ne s'agit pas de voir clair dans son coeur, mais bien d'oser le satisfaire, en veuve bourgeoise, raisonnable et intimement éperdue. Elle est comme étourdie et en même temps ravie de tout ce qui lui arrive. Elle passe avec une belle aisance de la douleur, de la confusion à la joie, à la découverte émerveillée d'un monde tout différent de celui auquel elle s'était condamnée. Tiraillée entre un parti qui lui parle en faveur du jeune homme, et vers lequel penche son propre coeur, et les adversaires de Dorante, lorsqu'il lui avoue d'abord son amour, tout en sachant rester maître de lui, puis lui montre ensuite sa tendresse, elle fait preuve d'une indulgence qui en est la conséquence : «Dorante, je ne me fâcherai point, votre égarement me fait pitié ; revenez-en, je vous le pardonne.« (II, 15), et elle cède finalement à I'amour, cet aveu établissant entre les deux personnages une relation enfin directe. L'amour de Dorante assumé, revendiqué, est rendu public au troisième acte par la lecture de sa lettre. Araminte reproche à Dubois ses «fausses confidences«, par lesquelles elle se sent «blessé« : «Ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait, ce n'est que par le plaisir de faire le mal«, lui dit-elle (lll, 9). Elle n'a toujours rien dit de décisif, mais peut de moins en moins éviter de prendre position. Elle aborde avec crainte le dernier entretien qu'elle accepte d'avoir avec Dorante ; sa raison vacille devant la décision de se séparer de lui. Elle est désirée, chérie ; elle-même n'a-t-elle pas été tentée avant d'aimer? Après la sorte de scandale qu'a voulue Dorante, elle doit, si elle ne veut tout perdre, dire explicitement qu'elle accepte de le revoir. C'est à quoi la scène 11 la contraint. Lorsqu'il propose de ne rendre que le lendemain ses comptes d'intendant, elle se récrie : «Demain dites-vous? Comment vous garder jusque-là, après ce qui est arrivé?« (III, 12). Douterait-elle de son respect, et I'homme aurait-il fondé quelque espérance sur ce sursis de vingt-quatre heures? Combien se sent-elle fragile ! Garder Dorante sous le même toit qu'elle est un danger qu'elle n'ose courir? L'amoureux loge dans un appartement dont la porte s'ouvre sur la pièce où ils se trouvent ! «Il n'y a pas moyen, Dorante, il faut se quitter. On sait que vous rn'aimez et l'on croirait que je n'en suis pas fâchée... Allez, Dorante, chacun a ses chagrins.« (III, 12). Oui, le chagrin d'Araminte est de renoncer à I'homme qu'elle chérit tendrement à présent, mais qui l'avait tentée au premier regard jeté sur lui, et qui la trouble maintenant avec plus d'intensité. Elle dissimule sous une ironie légère son agitation intérieure ; elle fait appel à la raison de Dorante parce que la sienne faiblit, et elle avoue enfin qu'elle aime. De cet aveu, Dorante va-t-il essayer de tirer avantage? Elle le croit, elle le redoute. La ponctuation d'une réplique est le seul moyen dont Marivaux s'est servi pour indiquer les mouvements intérieurs d'Araminte. À Dorante qui exulte de se savoir aimé, mais qui dit ne pas le mériter, elle répond, étonnée : «Comment ! Que voulez-vous dire?« (III, 12). Le point d'exclamation est là pour signifier : vous oseriez me prendre pour maîtresse ! Mais aussitôt elle réfléchit. Elle a prêté cette intention à Dorante parce qu'elle a songé au don d'elle-même depuis le début de la comédie ; est-elle en droit de soupçonner d'un pareil dessein I'homme dont I'attitude envers elle a été respectueuse en fait ! Elle interroge, elle veut savoir : «Que voulez-vous dire?« Dorante lui faisant l'aveu du stratagème, elle est bouleversée : «Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable ; et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon c?ur n'est point blâmable.« (III, 12). Après une longue lutte contre elle-même, elle vainc donc ses défenses, et abandonne le parti aristocratique que sa mère lui destinait pour celui d'un bourgeois de sa classe ; elle se donne à corps perdu à cet amant qu'elle n'a pu, de fait, mettre à l'épreuve. L'amoureuse et tendre Araminte peut épouser un Dorante qui I'aime véritablement. La réunion des amours est complète tant pour elle que pour lui. La scène 12 est Ie véritable dénouement. À la scène 13, Mme Argante ne peut qu'exhaler sa rage : «Ah ! la belle chute ! Ah ! ce maudit intendant ! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira ; mais il ne sera jamais mon gendre.« Le rôle est traité avec une délicatesse de touche et une sympathie admirables. Il exige une interprétation tantôt en demi-teintes, tantôt plus appuyée ; parfois la douceur, la mélancolie, la tristesse et la langueur sont présentes, mais aussi la vivacité et la spontanéité, dans les réactions de surprise ou d'impatience. Il faut affecter l'indifférence quand il le faut, et suggérer l'intérêt croissant pour Dorante dans les apartés qui expriment la pensée et les vrais sentiments. Une comédienne retrouve là ces problèmes de dosage et de double jeu que présentent les rôles de Silvia, de la comtesse ou de la marquise. On peut remarquer que le romancier apporta à sa pièce la notion nouvelle d'un amour qui n'est plus simplement un émoi du c?ur mais un trouble charnel, qui fait agir les personnages au contraire de ce qu'ils voudraient, dans un curieux divorce des sens et de l'esprit ; mots qui échappent, écriture qui tremble, conversation mécanique révélatrice d'émotions secrètes : l'amour a désormais pris corps. Si ''Les fausses confidences'' ne sont pas le brillant chef-d'oeuvre qu'est ''Le jeu de l'amour et du hasard'', certaines parties représentent sans doute l'expression la plus parfaite du talent de Marivaux dans le domaine de la sensibilité, dans la très fine analyse des sentiments. Dans cette comédie d'une qualité si rare, si délicate, si subtile, il donna le portrait de femme le plus hardi. Elle est non seulement l'oeuvre maîtresse de son âge mûr (ce fut sa dernière grande pièce : il n'allait plus donner ensuite que quelques comédies en un acte), mais la pièce la plus nouvelle de son siècle. Beaumarchais, dans l'atmosphère plus franchement sensuelle du ''Mariage de Figaro'', n'alla pas plus loin. Intérêt philosophique La pièce montre que l'amour, plus exactement l'amour courtois, est plus fort que l'argent, que le statut social, que l'amour-propre, que la fierté. Mais on peut considérer sa morale comme contestable. On est gêné par la man?uvre de l'intendant car il s'agit d'un garçon sans argent, qui ne séduit pas moins une grosse fortune qu'une jolie veuve ; et qui les séduit par ses ruses autant que par son minois. Ces ruses, dira-t-on, c'est le valet qui les invente. Oui, mais Dorante s'y prête. Il les avoue, mais à l'heure du triomphe. Quand Araminte admet : «Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon c?ur n'est point blâmable. Il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi.« (III, 12), elle défend cette conception éminemment contestable que la fin justifie les moyens. En fait, est bonne la fourberie du héros car il purifie ses moyens par l'excellence de son but (qui est le mariage, finalité qui permet tout). La loi d'Araminte, celle des «extrémités pardonnables«, est la loi de Marivaux. Le mensonge apparaît comme nécessaire à la révélation de la vérité, et toute vie sociale est inextricablement tissée de fils de vérité et de fils de mensonge. Le chemin qui mène à la sincérité des sentiments est sinueux. Destinée de l'?uvre ''Les fausses confidences'', qui rivalisent avec ''Le jeu de l'amour et du hasard'' pour le titre de chef-d'?uvre de Marivaux, furent créées le 16 mars 1737 par les Comédiens-Italiens. À en croire ''Le Mercure'' de mars, la pièce fut «reçue favorablement du public«. Mais d'autres témoignages indiquent que l'accueil fut très réservé. Entre le 16 mars et la clôture des théâtres, le 6 avril, elle ne fut représentée que cinq fois, sur vingt séances, avec des recettes médiocres. Même en comptant une représentation probable à Versailles, le 20 ou le 27 mars, ce fut un insuccès marqué. Selon les ''Mémoires secrets du commissaire Dubuisson'', la faute en serait au jeu des acteurs de cette troupe en déclin, qui ne permit pas au public d'apprécier la pièce à sa juste valeur. Les Comédiens-Italiens, s'ils conservaient leurs qualités de rythme et la conception générale de l'espace scénique, perdaient les traditions de jeu stylisé, la troupe finissant par ne plus se distinguer beaucoup de sa rivale, la Comédie-Française. Le rôle de Dubois fut tenu par Dehesse, comédien fort mal connu ; fut-il mal à I'aise dans ce valet de type composite? Araminte fut jouée par l'incomparable Silvia, qui restait à cette date la seule des artistes de la troupe de 1720. Mais sa pétulance naturelle ne convenait pas tout à fait au rôle de la raisonnable Araminte, qui fut d'ailleurs le dernier grand rôle qu'elle ait créé dans le répertoire de Marivaux. Le marquis d'Argenson (qui doutait même que la nouvelle comédie fut réellement de Marivaux) se contenta de noter : «Silvia y joue beaucoup et divinement en quelques endroits«, le «en quelques endroits« semblant indiquer que l'interprétation ne fut pas égale en toutes les parties. Faute de précisions, on ne peut que conjecturer : la partie d'émotion et de mélancolie fut-elle moins heureusement mise en valeur que celles, plus familières à I'actrice, de vivacité et de spontanéité? Le public commençait-il à se lasser d'un style qui se renouvelait, au total, fort peu? Le marquis d'Argenson ajoutait : «Il y a de l'indécence au parti d'épouser son intendant. Il est vrai que l'on suppose la dame plus riche que qualifiée [noble]«. Les registres du Théâtre-Italien manquant pour la période qui allait de la réouverture du 7 juin 1737 au 1er janvier 1740, il est difficile de suivre la carrière de la pièce pendant cette période. Il semble qu'elle ne fut pas reprise avant le 7 juillet 1738, où on la représenta en même temps que ''La joie imprévue'', composée sans doute pour cette circonstance. Ce fut pour ''Le Mercure'' l'occasion d'une brève mention favorable («ingénieuse pièce [?] représentée par les principaux acteurs dans la plus grande perfection«). Quoiqu'on ne sache pas exactement ce qu'il advint de cette série de représentations, on peut estimer qu'elle fut assez bien accueillie, et dut prendre fin vers le début d'octobre. C'est ce qu'on peut déduire de la publication de la pièce, qui eut lieu alors. Du 1er janvier 1740, date à laquelle on retrouve les registres du Théâtre-Italien, à 1768, ''Les fausses confidences'' furent jouées au moins cent treize fois, sans compter les représentations de Fontainebleau. Leur succès est aussi attesté en province et sur des scènes privées, ainsi qu'à l'étranger par des traductions. Quand, en 1768, les Comédiens-Italiens abandonnèrent leur répertoire de comédies françaises, on craignit de voir ''Les fausses confidences'' disparaître de la scène, et on fit différentes tentatives d'adaptations. Lisant un remaniement portant surtout sur les noms et qualités des personnages, Ciollé s'écria avec enthousiasme : «Un jeune avocat devient le matin l'intendant d'une veuve fort riche ; cette veuve devient amoureuse folle l'après-dînée ; et l'avocat devient son mari le soir. En filant cette action et en lui donnant la durée qu'elle doit avoir normalement, ce sujet pourrait aisément fournir la matière d'un roman intéressant. Mais tenter de le réduire en comédie, c'est ce qui aurait paru impraticable à tout autre que M. de Marivaux. Il y a réussi supérieurement. Il a rendu l'amour d'une femme non seulement vraisemblable, mais de la plus grande vérité par l'art qu'il a mis à faire passer cette jeune veuve par toutes les gradations du sentiment les plus fines et les plus délicates. Tout y est parfaitement nuancé. C'est un chef-d'?uvre que cette comédie. C'est une spèce de magie dramatique.« En 1779, après le départ de ses éléments italiens, l'Opéra-comique reprit leur répertoire de comédies françaises, et ''Les fausses confidences'' (Marton devenant Lisette, et Arlequin François, la pièce étant tirée vers le genre comédie française parce que sans doute apparaît Ie thème bourgeois) eurent trente et une représentations jusqu'à la Révolution. Le 15 juin 1793, le Théâtre de la Nation inscrivit la pièce à son répertoire, ce qui commença sa vogue. Le rôle d'Araminte fut tenu par Louise Contat qui y remporta un succès, Mlle George évoquant ainsi ce qui constituait sa marque propre : «grande dame de la Cour«, à la «magnifique insolence«, elle a «ces grandes manières, ce ton leste, cette aisance sans façon, ce laisser-aller sans minauderie, ce sourire enchanteur, cette gaieté franche du grand monde.« Dazincourt se fit remarquer dans le rôle de Dubois, imposa la «francisation« du personnage, s'en tenant scrupuleusement aux traditions du bon goût, de I'intelligence, de la mesure et de la justesse. Mais, dans la nuit du 3 au 4 septembre 1793, les principaux acteurs (Dazincourt, Fleury, Saint-Phal, Mlles Contat, Thénard, Devienne ; au total quinze comédiens et treize comédiennes) furent arrêtés. Ils ne furent sauvés que par la chute de Robespierre, et jouèrent ''Les fausses confidences'' le 16 août 1794. Représentation dont l'éclat, à vrai dire, devait peu au seul plaisir dramatique : l'émotion de I'actrice, retrouvant sa place sur les planches, fut telle qu'elle s'évanouit au premier acte ; et les applaudissements qui la saluaient allaient d'abord à I'actrice qui avait failli être victime de la Terreur. C'est de 1793 que date I'habitude prise de supprimer les deux dernières répliques de la pièce, plaisanteries qui pouvaient être tolérées sur une scène italienne, mais que le «bon goût« exigeait de proscrire sur la scène officielle. Au XIXe siècle, on vit en Araminte une femme «bravant le préjugé social«, «une s?ur aînée de Mme de Warens, comme elle «encore plus révoltée que passionnée« ; on crut voir passer dans la pièce «un souffle de démocratie«. Stendhal reprocha à Marivaux son «tatillonnage«, défaut français par excellence selon lui, et qu'il définit ainsi, à propos des ''Fausses confidences'', «extrême attention et importance de vanité donnée aux moindres détails. Ce défaut chasse presque en entier le naturel.« (30 mars 1810). Il considéra Mlle Mars «parfaite dans ''Les fausses confidences''« (20 mars 1810). Celle-ci rendit touchant un rôle dont elle eut le monopole jusqu'à sa retraite en 1841. Il fallut attendre 1848 pour que le Théâtre-Français se décidât à présenter à nouveau la pièce, le rôle étant confié à Mme Allan-Despréaux. Mais la véritable résurrection du rôle fut due à Mlle Plessy, à partir de 1853 : elle y mit, selon Gautier, «une éblouissante coquetterie«. Madeleine Brohan rompit avec la tradition d'Araminte grande dame qui remontait à la fin du XVIIIe siècle : elle en fit une femme non pas sûre de son pouvoir et, en quelque sorte, dominatrice, mais bien une amoureuse vaincue d'avance. Au XXe siècle, le succès constant de la pièce ne s'est pas démenti. Il s'affirma même jusqu'à devenir éclatant, et balancer aujourd'hui celui du ''Jeu de l'amour et du hasard''. Sa complexité a été bien rendue dans les mises en scène modernes : En 1946, elle fut jouée au Théâtre Marigny, par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, qui mit Marivaux dans notre époque, fit de Dubois le principal personnage de la pièce, s'appliquant à combattre la francisation du personnage, et à lui restituer, du moins en partie, son caractère de valet italien ; il lui donna le costume bigarré d'Arlequin, ce qui peut paraître en contradiction avec l'affleurement, dans la comédie, d'un certain «réalisme«. L'interprétation parut audacieuse, voire dangereuse aux yeux de certains. Elle eut du moins le mérite de nous rappeler qu'un authentique chef-d'?uvre n'en a jamais fini de livrer ses secrets. En 1959, à Lyon, Charles Gantillon donna une excellente mise en scène, où, en III, 13, Dubois lança sa réplique («Ouf ! ma gloire m'accable. Je mériterais bien d'appeler cette femme-là ma bru«) du haut d'une galerie, d'où, comme le démon Asmodée, il venait d'observer la fin de la scène et la sortie des comédiens, tandis qu'Arlequin lui répliquait en glissant sa tête dans l'entrebâillement d'une porte à l'autre bout du théâtre. En 1979, elle fut mise en scène par Jacques Lassalle qui montra la folie d'aimer. Emmanuelle Riva y fut éblouissante. En 1987, Gildas Bourdet donna une mise en scène puissante, à la fois dynamique et souple, et mit en valeur de façon remarquable un texte éblouissant. Les rôles furent judicieusement distribués, Gérard Desarthe campant avec maestria un Dubois manipulateur qui annonce le machiavélique Figaro, Michel Cohen, dans le rôle de Dorante, parvenant très bien à concilier les affres de la passion et les roueries de la séduction, Danièle Lebrun forçant l'admiration en exprimant de façon époustouflante son trouble au premier regard, son émoi lorsqu'elle se sait aimée, sa fausse candeur lorsqu'elle se fait désirer, son bonheur lorsqu'elle rend les armes. En 1988, la pièce fut mise en scène à Montréal, au Théâtre du Rideau-Vert, par Charlotte Boisjoli avec Louise Marleau, Robert Toupin, Gisèle Schmidt, Luc Durand. En 1996, elle fut mise en scène par Jean-Pierre Miquel qui montra Ie pouvoir de I'argent. En 2010, elle fut mise en scène par Didier Bezace qui mit bien en valeur la mécanique des sentiments chez Marivaux, le rythme de la pièce étant tenu jusqu'au bout, la direction des acteurs (Pierre Arditi en Dubois, Anouk Grimberg en Araminte, Robert Plagnol en Dorante) étant impeccable. Mais il aurait pu éviter quelques rappels du monde contemporain comme ce sac militaire que porte Dorante, et, surtout après la très belle image où Marton, absolument seule, regarde les amoureux monter l'escalier, la vision de ce pauvre Arlequin, coiffé d'un casque rouge de moto que l'on va entendre. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Analyse de passages --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Acte I, scène 14 De «Son défaut, c'est là.« à «contre la place de I'empereur.« Araminte est éprise de Dorante. Mais I'amour-propre la retient d'admettre le sentiment qu'elle éprouve. Dorante aime aussi Araminte, mais craint d'être mal reçu. Son ancien valet, Dubois, se charge de plaider habilement sa cause, et d'amener adroitement Araminte à reconnaître son penchant et à se déclarer. La situation de communication : La scène fait apparaître une suite de répliques d'inégale longueur dans lesquelles un personnage féminin (Araminte) dialogue avec un autre personnage (Dubois). Les pronoms personnels utilisés permettent de remarquer qu'Araminte s'adresse à Dubois en le tutoyant («Quelle preuve as-tu...?« ; «Tu m'étonnes à un point !«) tandis que Dubois parle en se servant du vouvoiement et du mot de politesse «Madame« («Ah ! vous rn'excuserez« - «c'est vous, Madame«). Cette différence révèle une différence sociale : Dubois doit le respect à Araminte, qui peut se montrer avec lui plus familière. Les premières répliques, avec l'emploi de I'adjectif possessif, dans «son défaut« puis plus loin «sa folie«, indiquent que les deux interlocuteurs parlent d'un autre personnage. Le pronom de la troisième personne utilisé alors («il est tombé fou« - «Il fera ce qu'il voudra«) fait comprendre que le personnage qui a été désigné par le nom de Dorante est absent, et qu'on parle de sa folie amoureuse. On apprend qu'Araminte elle-même est I'objet de cette «folie« («Il vous adore«). Ce type de dialogue au théâtre fait entrer en jeu, en plus des personnages présents, un autre destinataire : le public. Caractéristiques des scènes d'exposition (c'est ici le cas, I'extrait étant situé à la fin de I'acte I), il est chargé d'informer. Mais l'originalité et la réussite de cette scène-ci sont que l'échange n'est pas un simple prétexte à informer le spectateur : il engage vraiment les réactions des interlocuteurs, comme on le verra par la suite. Le texte narratif au théâtre : Les répliques de Dubois et celles d'Araminte ne sont pas d'égale longueur : les unes sont de courtes phrases, les autres sont beaucoup plus développées. À la fin de I'extrait, les répliques de Dubois gagnent encore en longueur. Les quatre demières présentent pour point commun d'utiliser le même temps verbal, le passé simple («il vous vit descendre I'escalier« - «il revint à lui« - «je me fis même« - «il le crut«) et de comporter des passages au style direct («j'eus beau lui crier : Monsieur« - «c'est à la Comédie qu'on va«). Ce passé simple et la présence de discours rapportés sont caractéristiques du texte narratif. Dans ces répliques en effet, Dubois fait le récit de la folie de Dorante, récit commencé, à la suite d'une demande d'Araminte, par «Il y a six mois qu'il est tombé fou« et relancé par une nouvelle question. Les indicateurs de temps soulignent les étapes de I'aventure de Dorante : «ce fut un jour« - «dès le lendemain« - «À la fin«) Le passage à I'imparfait retrace les six mois passés à épier Araminte. À la fin de I'extrait, I'emploi du présent («où je le trouve parvenu à votre intendance«) indique que le récit rejoint I'actualité des personnages. Les récits sont assez fréquents au théâtre lorsqu'il s'agit de faire connaître à des personnages (et au spectateur) un événement qu'ils ignorent. Mais ils sont le plus souvent faits au cours d'une tirade qui suspend en quelque sorte le dialogue. Ici au contraire par ses réactions, la réceptrice influe sur le déroulement du récit et les intentions du narrateur. La stratégie du dialogue : L'étude de la ponctuation permet de montrer que le personnage d'Araminte prend part au dialogue presque exclusivement à travers des interrogations et des exclamations. La fréquence des questions pourrait faire croire qu'elle conduit I'entretien en interrogeant son valet. En vérité, plusieurs de ces interrogations cachent de simples exclamations («À ta tête ?« - «Moi, dis-tu?« - « Est-il possible?«) qui ne font que manifester sa surprise devant ce que lui apprend Dubois. Les véritables interrogations permettent surtout de dévoiler la curiosité du personnage. Le fait même qu'Araminte incite Dubois à en dire plus révèle le pouvoir qu'exercent sur elle les paroles du confident de Dorante. On s'aperçoit de plus que cette curiosité est souvent aiguisée par Dubois lui-même. Par exemple, «il est timbré« attire la question : «Quelle preuve as-tu..?« - «sa folie est de bon goût« déclenche «Est-ce que tu la connais..?« - «Il y en a une [...] qui le poursuit encore« entraîne «Actuellement ?« Le récit de Dubois, non seulement agit sur Araminte, mais semble fait pour provoquer les réactions de la jeune femme. À la fin de l'extrait, Araminte est si intéressée par ce récit qu'elle n'intervient plus que par quelques paroles songeuses : Dubois a manifestement pris l'avantage. Quelques répliques d'Araminte présentent des sentiments contradictoires, indiquant aussi que les propos de Dubois apportent le trouble dans son esprit. «N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne?« trahit simultanément le désir de se montrer ferme, et la curiosité envers le jeune intendant. «Cela est fâcheux ; mais où m'a-t-il vue avant de venir chez moi, Dubois?« exprime d'abord un intérêt de politesse, puis le véritable souci d'Araminte : s'entendre dire combien elle est aimée. Le passage rapide d'un sujet à un autre indique le cheminement intérieur de la pensée. Les paroles de Dubois exercent leur effet en profondeur. Le dialogue devrait normalement être dominé par la maîtresse : c'est elle qui interroge, et qui possède la supériorité sociale. On s'aperçoit au contraire que Dubois à travers son récit conduit une véritable stratégie en aiguisant la curiosité de la jeune femme pour l'obliger à reconnaître son intêrêt pour Dorante. Les «fausses confidences« : Le récit que fait Dubois des amours de Dorante répond bien au nom de «confidences«. Le valet dévoile en effet à Araminte la vie sentimentale de son ancien maître en révélant comme un secret ses pensées intimes : «Vous saurez qu'il n'a tenu qu' à lui«. En appuyant ses dires par son propre témoignage («Je dois bien le savoir, car j'étais à lui« - «Je le sais, car je l'ai rencontrée«), Dubois cherche à donner de la vérité à son récit, ce qui semble prouver que ces garanties sont nécessaires... Les «confidences« seraient-elles fausses, inventées pour la circonstance? Les nombreuses hyperboles («il est comme perdu« - «il n'en vit point« - «elle le ruine, elle lui coupe la gorge«) dépassent la vraisemblance, et font penser que ces confidences sont nettement arrangées par la malice et la verve du valet. Les effets d'insistance et les détails sur les révélations dont Araminte est elle-même I'objet, les réactions visées, permettent de penser que ces confidences sont faites intentionnellement, dans le but de provoquer de la part d'Araminte d'autres confidences en retour. Les exagérations concernant l'état de santé de Dorante cherchent à rendre la jeune femme coupable envers Dorante en même temps qu'à flatter sa vanité. Quant à Ia «grande brune très piquante«, elle arrive à point nommé pour attirer la jalousie d'Araminte. La scène convient donc bien au titre de la pièce : à l'aide de confidences feintes ou truquées, Dubois oblige Araminte à dévoiler le secret de ses sentiments. L'effet semble obtenu puisque de son côté la jeune femme se «confie« en en disant plus qu'elle ne voudrait. Ses questions, sa surprise et son indignation feinte la trahissent : «Moi, dis-tu? Eh ! juste ciel ! le pauvre garçon, de quoi s'avise-t-il?«. Pourtant, les deux didascalies font comprendre que Dubois n'est pas seul à ruser. Araminte aussi use d'artifices. «Un peu boudant« indique qu'elle joue une comédie en feignant de condamner Dorante ; «avec négligence« révèle qu'elle ne veut pas laisser paraître ce qu'elle éprouve. Par ses «fausses confidences«, Dubois cherche à attirer celles d'Araminte. Il y parvient lorsque la jeune femme se trahit malgré elle. Mais les réticences et l'amour-propre masquent encore les sentiments. Il faudra beaucoup de temps (la pièce entière) pour qu'apparaisse en toute sincérité la vérité du coeur. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Acte ll, scène 15 Cette scène est à l'image de toute la comédie des ''Fausses confidences'', où nul événement, nulle rencontre ne sont fortuits, où le moindre discours est concerté ; mais où I'amour conserve toute sa Iiberté. Il y a, dans la pièce, une alliance de spontanéité et d'artifice. Le chemin de la vérité y passe nécessairement par le mensonge. Marivaux a posé en principe non seulement que la simplicité et le naturel peuvent s'accommoder des situations fausses, mais encore qu'ils avaient besoin d'elles pour s'épanouir... Placées sous le signe de la fausseté, ''Les fausses confidences'' tournent à l'avantage de la seule vérité qui compte : celle du coeur. La scène du portrait (II, 9) a été préparée, ourdie par Dubois, afin qu'éclate au grand jour le scandale de l'amour de Dorante pour Araminte ; afin que celle-ci soit compromise devant sa mère et devant le comte ; afin qu'elle ne puisse se dérober plus longtemps devant les exigences de l'amour. Mais Dubois n'a pas eu le temps de rendre compte à son ancien maître de son entretien avec Araminte (II, 12), où celle-ci avait dit des mots qui parlaient de sa faiblesse, de son embarras ; où elle avait inventé les faux prétextes qui lui permettraient de ne pas renvover Dorante. En sorte que, forte de I'incertitude de Dorante, elle avait pu, à son tour (II, 13), le soumettre à l'épreuve de la fausse confidence. La scène II, 15 correspond donc à une faille dans I'intrigue (et I'intrigue, dans la pièce, ne signifie pas seulement l'enchaînement d'événements fortuits, mais une architecture subtile d'expédients) ; à un moment où la spontanéité prend le relais de I'artifice, mais où, loin de le déjouer, elle le confirme, comme pour montrer que les stratagèmes de Dubois ne font pas violence à l'amour, mais le réalisent selon ses lois propres, hâtant seulement son plein épanouissement. Le jeu dramatique noue en une plaisante torsade les fils de la vérité et ceux du mensonge dont est inextricablement tissée toute vie sociale, mais aussi toute vie morale. Dorante a comme perdu confiance en lui et dans les puissances de I'amour ; est redevenu conscient de la force des raisons selon le monde, de cette tare sociale qu'est la médiocrité de la fortune. Au surplus, la disparité des conditions, dans ''Les fausses confidences'', figure un écart autre, celui qu'il doit y avoir toujours, selon la conception de l'amour courtois, entre un amant et la femme dont il est bien épris, et Dorante, ici, ne fait que retrouver, comme spontanément, l'humilité, le doute, la crainte, mais la ferveur aussi qui définissent pour Marivaux la «belle tendresse« (''Le spectateur français''). Dorante sait qu'Araminte sait qu'il I'aime, sans qu'il ait pourtant jamais commis la faute de le lui dire. Aussi peut-il donner sa pleine efficacité à son langage qui est à la fois parfaitement «innocent« et le plus passionné qui soit. Araminte ne sait pas que Dorante sait qu'elle sait qu'il I'aime. Aussi peut-elle, en toute innocence, le pousser à substituer à son langage allusif les mots clairs et décisifs de son amour. Contradictoire Araminte qui, à un premier niveau de conscience, cherche à mettre Dorante en faute, à lui faire proférer les mots qui la «fâcheraient« (II, 12) assez pour la décider à le renvoyer : «Je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer, disait-elle à Dubois ; il est vrai qu'il me fâcherait s'il parlait ; mais il serait à propos qu'il me fâchât.« Mais est-ce vraiment cela que veut Araminte? Au contraire, ne désire-t-elle pas, sans se I'avouer à elle-même, qu'il dise les mots qui feraient tout son bonheur? Aussi bien, est-ce elle-même qui, en un geste qui est comme la forme vicariante d'un discours interdit, ouvrant la boîte, se montre à elle-même ce portrait qu'elle connaissait bien, et qui, ainsi, convainc Dorante de passion. Mais, entre temps, la substitution aura autorisé, entre Dorante et Araminte, le langage de l'amour. C'est là une scène de «fausse confidence« : cette chronique que fait Dorante de son amour malheureux est mensongère, mais vraie aussi, puisque c'est d'Araminte et de lui qu'il parle. La fausse confidence introduit une dualité dans le discours ; un clivage entre deux niveaux distincts, mais de telle sorte que l'écart entre les deux aille se réduisant insensiblement ; plus exactement : de telle sorte qu'à tout moment, le discours faux s'identifie au discours véridique. Lorsque, finalement, le discours trouve sa parfaite cohérence, Dorante.n'a rien à renier de ce qu'il a dit : le moindre mot y désigne Araminte, mais sans choquer ni les convenances ni la pudeur. La fausse confidence de Dorante inaugure un langage clair, mais qui permet à Araminte de faire comme si elle ne l'avait pas entendu ; un langage qui lui offre la liberté de l'entendre ou de ne pas l'entendre, à son gré, de feindre qu'elle ne l'a pas entendu, tout en l'ayant parfaitement entendu. La fausse confidence dispense un savoir qui peut se travestir en ignorance, mais qui n'est déjà plus innocent et qui fait agir en Araminte ses puissances bouleversantes. Langage de passion, qui a tout pouvoir de communiquer ses significations, tout en conservant quelque chose de la pureté du silence. Un tel langage a transmis à Araminte son contenu d'émotion et de passion. mais sans avoir transgressé aucun interdit. «Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe à être aimé? Nullement.« (I, 14) - «Il ne lui échappe rien ; je ne sais de son amour que ce que tu m'en as dit.« (II, 12). La fausse confidence, qui est un langage substitutif, fournit à l'amant le moyen, fallacieux et nécessaire, de préserver cette pureté de l'amour qui, seule, lui donne, dans l'univers de Marivaux, ses pleins pouvoirs d'enchantement ; et d'accorder, en même temps, I'amour à I'impureté de la condition humaine, qui est charnelle et sociale. Le langage est un retard apporté à I'instinct ; un désir géné et, par-là même, augmenté ; le moyen d'une pureté préservée, recréée. Langage pur ou impur, à la fois, et qui trouve dans la «fausse confidence« sa plus juste définition. La scène II, 15 retrace ce passage de la pureté à l'impureté, d'un silence originel et innocent à un autre silence, où le langage n'a plus que faire. «Je ne pense pas à elle« - «Il en est de même de ce riche parti« - «Je suis hors d'état de donner mon coeur à personne.« - «Je I'ai perdu«. Aveu indirect et licite, qui ne s'adresse en apparence à personne, et qui se profère en se réclamant d'une sorte de vacuité sentimentale, mais qui est tout le contraire d'une disponibilité. Langage inutile, superflu en quelque sorte, mais plein de sens pour qui veut bien I'entendre. Langage efficace et qui gagne, dans l'ignorance où se trouve Araminte des machinations de Dubois, d'être parfaitement innocent, désintéressé, gratuit, pur ; tel enfin qu'il faut qu'il soit pour plaire à Araminte, par son aspect puremenf formel ; par cette joie douloureuse que Dorante éprouve si visiblement à proférer des mots perdus. Mots que celle-là, qui ne devait pas les entendre, entend. Le langage de Dorante est, d'abord, parfaitement neutre : un langage d'information. Curieux rapport, cependant, que celui que fait un intendant de grande maison sur ses sentiments ! L'objectivité n'est qu'une apparence, un alibi, et l'information, une déclaration. On ne peut même pas dire qu'au fil des répliques se réduise l'écart entre les deux niveaux du discours ; dès le départ, le discours est parfaitement univoque : «Je trouve plus de douceur à être chez vous...« - «Le plaisir de la voir quelquefois, et d'être avec elle...« Araminte, à aucun moment, n'y est trompée, et l'intelligence, en elle, qui a pris le parti du c?ur, se plaît à relancer sans cesse le discours ambigu, comme afin d'applaudir à sa virtuosité. La règle du jeu imposé à Dorante était qu'il conservât à la forme littérale de son discours une innocence qui ne fût pourtant pas si parfaite qu'on ne pût voir, au travers, la passion. Et une passion qui gagnât de cette loi contraignante une délicatesse, une discrétion qui fussent des preuves d'esprit. Dorante a assez de sang-froid, précisément parce qu'il sait qu'il parle impunément, pour risquer des «concetti« : «Je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez.« Un tel langage avait besoin, pour se dire, de la complicité d'Araminte : qu'elle consente à l'entendre est un aveu en retour ! Langage qui est comme un exercice obligé, où I'on peut mesurer la force d'un amour, la distinction d'un esprit. Le langage de Dorante se devait d'être désespéré : il l'est d'une façon concertée, offrant son contenu de souffrance comme en hommage : «Je mourrai du moins...« Extraordinaire langage que celui qui, au moment même où il livre son contenu de vérité, s'abolit comme langage, se réduisant au silence ; bien plus : n'ayant jamais cessé d'être silence ! «Elle ne sait pas seulement que je I'adore.« - «Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légère espérance !« - «Mon respect me condamne au silence.« - «Je dois un secret inviolable à l'objet aimé.« Les mots les plus forts peuvent être hasardés, et conserver en même temps une sorte d'innocence, à dire une passion qu'augmente sa parfaite gratuité : «Je l'adore...« - «Je ne saurais parler d'elle qu'avec transport !« Le procédé de la substitution permet qu'au moment de sa plus extrême tension, et parvenu à son plus haut période, le langage de l'artifice interfère avec un langage authentique, et qu'ils confondent tous deux leurs significations. C'est à de tels moments que l'attitude, le regard, la voix, donnent sa vérité au discours : «Jamais elle ne me regarde ou ne me parle, que mon amour n'en augmente.« Mais, aux moments même de la vérité subsiste le mensonge; parce que la vérité a besoin d'occasions pour se dire, et qu'il est beau de croire que le hasard, ce Dieu des amants, a favorisé l'amour de rencontres heureuses. Dans ''Les fausses confidences'', I'amour est I'ordonnateur de ses propres fêtes. Qu'importe, alors, le mensonse? Aussi bien Araminte, de son côté, triche-t-elle également ! «Cela ne se peut pas.« - «Ce que le hasard vous découvre« - «Il m'en est tombé un par hasard entre les mains.« Dorante à genoux : I'attitude est parlante ; mais il fallait que Marton la surprenne afin que cet aveu quasi muet trouve une voix pour l'amplifier et le propager ; afin qu'Araminte ne puisse pas se dérober devant cette complicité, à laquelle elle a été forcée ; mieux : à quoi elle a consenti d'être forcée. Dubois assiste, invisible, à cette scène. Il faut dire cette omniprésence du personnage, véritable double de Marivaux, travesti au milieu de ses personnages et qui les conduit là où ils doivent aller. Tout est faux dans ''Les fausses confidences'' et tout y est vrai, d'une vérité supérieure à la réalité, reconstruite en une trame signifiante. Tout ce que dit Dorante est profondément vrai : c'est par crainte, en effet, qu'il a eu recours aux subterfuges de Dubois : par crainte de déplaire, de ne pas se faire entendre, de n'être pas aimé, de souffrir. Nous ne pouvons pas mettre en doute la «douceur« qu'il dit éprouver en étant auprès d'Araminte ; en disant librement, enfin, son amour ; en se livrant à cet exercice obligé de l'amour courtois : la louange de la dame. Il faut l'en croire sur parole ; le langage de l'amour, chez Marivaux, est la seule preuve de I'amour, qui ne saurait se dire autrement. Le langage est la seule communication licite entre les amants. Araminte ne refuse-t-elle pas toute communication autre, comme Ie regard, dont le message échapperait au contrôle et dont le sens serait indécent? L'amour d'Araminte affleure, de façon ineffable, implicite, mais claire cependant, au niveau de son discours ; dans son questionnement surtout qui serait indiscret, inconvenant, s'il n'était motivé par autre chose que par une curiosité : «Quel intérêt aviez-vous d'entrer dans ma maison et de la préférer à une autre?« - «Est-elle fille? A-t-elle été mariée?« - «Ne devez-vous pas l'épouser?« - «Que prétendez-vous avec cet amour?« Questions inlassables, paroles «qu'elle Iaisse aller sans y songer, parce que son coeur va plus vite qu'elle.« (''La double inconstance'' I, 6). C'est Araminte encore qui reproche à Dorante la «bizarrerie« de son amour silencieux et désespéré, comme pour l'inviter à Ia franchise et à l'espoir. C'est une véritable leçon d'amour qu'elle lui donne ; leçon réaliste et qui s'insurge contre les chimères de l'amour courtois, dont cependant elle s'enchante ! «Il y a quelque chose d'incompréhensible dans tout ceci !« - «Voilà de l'incroyable.« - «Une passion si étonnante.« - «Votre conduite blesse la raison.« - «Cela est bien bizarre.« Et Dorante entend bien ce langage implicite ! Comment ne pas s'émerveiller de cette entente entre les deux amants, qui les fait parler un même langage inexprimé? Dorante, comme pour rattraper une maladresse (concertée), cherche dans l'évocation du portrait de la femme aimée un alibi ; en fait, c'est une ruse ; mais Araminte, au même instant, ruse également ; et qui dira lequel des deux est pris au piège? L'un et l'autre n'avaient qu'un désir : de se prendre soi-même au piège du portrait, au piège des mots qui diront de façon définitive l'amour. Araminte ne pourra plus feindre désormais de ne pas entendre le langage de Dorante. Quant à lui, il est interdit de parole. Aussi bien a-t-il tout dit. Le portrait que dévoile Araminte le dispense d'un langage plus clair. Ce geste supplée à tout discours, est un langage en lui-même ; et c'est elle qui le profère, par substition, prenant la parole à la place de Dorante, se chargeant de se dire à elle-même qu'il l'aime, se donnant la joie de parler le langage de Dorante, lui présent et silencieux. Dorante trouve dans ce langage caché d'Araminte un dernier langage substitutif, comme si l'amour, toujours, dût être dit par d'autres à l'autre, comme si l'amour ne pouvait être dit qu'à soi-même, comme si, au moment où l'amant avoue son amour, l'autre dût le murmurer à mi-voix en même temps que lui, avant lui, à sa place, avec les mêmes mots, depuis longtemps entendus. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- André Durand Faites-moi part de vos impressions, de vos questions, de vos suggestions !  Contactez-moi   

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