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l'oeuvre et l'auteur

Publié le 08/01/2011

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Sujet : Commenter la phrase de Jean Starobinski tirée de son ouvrage Montaigne en mouvement : « Ecrire, c’est, par une aliénation consentie, constituer le corps second par lequel on s’apparaît à soi-même, c’est produire le tissu verbal – le texte- offert à la compréhension du lecteur virtuel. Le texte est cet étrange objet qui tire sa vie de la disparition de son ouvrier ».

Le mouvement que Starobinski s’est proposé de décrire dans son ouvrage Montaigne en mouvement, est celui de la démarche de pensée de Montaigne, de sa dialectique. Starobinski s’inscrit dans un siècle où l’homme moderne n’a pas confiance en l’avenir et cherche ses repères dans un monde en constante mutation. Là où la philosophie a renoncé à atteindre l’essence des concepts, Montaigne a su se libérer du monde des apparences par la recherche de l’authenticité dans les grands exemples humains, formulant ainsi un art de vivre dans le présent. Par l’installation d’un dialogue entre l’homme moderne et l’écrivain, Starobinski semble ouvrir la voie à cette recherche de l’authenticité et de la vérité. La lecture de Montaigne et par delà des œuvres au sens large, est utilisée pour nous aider à vivre dans un présent large et polyphonique et non étroit et narcissique.

« Ecrire, c’est, par une aliénation consentie, constituer le corps second par lequel on s’apparaît à soi-même, c’est produire le tissu verbal – le texte- offert à la compréhension du lecteur virtuel. Le texte est cet étrange objet qui tire sa vie de la disparition de son ouvrier ».

Ecrire est une façon de sortir de soi, de s’apparaître autre, en se projetant dans un « corps second », le texte, destiné à un lecteur. Cet acte de communication produit un objet qui devient autonome et universel.

En quoi Starobinski fait-il une définition de l’art en s’attachant successivement à sa composition puis à sa portée universelle et atemporelle ?

Les deux phrases de la définition, dont la seconde est une formule condensée de la première, proposent une sorte de dialectique de l’écriture à travers deux lignes de force : le sens de l’écriture pour l’auteur puis pour le lecteur. Cette dialectique de l’écriture conduit à une tentative de définition de l’œuvre d’art.

 

 

 

                 Le premier mouvement de la citation de Starobinski met l’accent sur le sens de l’écriture pour l’auteur, sur son statut dans son œuvre. L’auteur est d’abord ce « je », créateur du support qui permettra au « moi » de s’exprimer. La mise en valeur du « moi » est elle-même inscrite dans un mouvement de circularité puisqu’elle contribue à l’enrichissement du « je », de l’auteur dans son individualité.

                 L’acte d’écrire est ce qui rend l’auteur créateur. Pour Benveniste « l’auctor » est celui qui est à l’initiative de quelque chose, celui qui fonde et garantit son œuvre. L’auteur comme créateur n’a rien d’une évidence et correspond à une vision moderne. Au Moyen-âge, l’homme ne se pensait pas comme individu. L’auteur était une pure fonction assurant la possibilité de communication d’un « je » s’adressant à une projection fictive, le « tu ». La doctrine de l’inspiration est remise en cause par Platon qui s’oppose à une théologie de la parole : « la peinture est une poésie silencieuse et la poésie une poésie qui parle » . Si la poésie devient peinture alors elle devient technique, maîtrise d’un art fabriqué par l’homme. L’auteur est la cause de l’ouvrage qu’il fabrique, le point de départ de la lecture de l’œuvre et celui qui se porte garant de son texte. L’existence même d’un avant-texte est significative de ce changement de rapport.

Jean Starobinski, dans sa définition de l’art met l’accent sur l’écriture de soi. La relation de proximité entre l’auteur et sa création est accentuée. Elle n’émane plus simplement de son imagination mais modalise l’ensemble du contenu du livre au prisme d’une subjectivité. Les Essais de Montaigne s’inscrive dans cette perspective de l’épanchement de soi : « je suis moi-même la matière de mon livre ». Cependant, les Essais se rapprochent plus du genre épistolaire que du genre autobiographique. Il s’agit plus d’une conversation avec lui-même, puis avec le lecteur que d’épanchements romantiques comme chez Rousseau. L’écrivain est réservé et ne fait que des allusions à sa vie ou à sa vie amoureuse. Toute analyse portant sur une subjectivité nécessite une mise à distance de l’auteur, « une aliénation consentie », par rapport à son sujet. La subjectivité a besoin de passer par une objectivation pour pouvoir s’exprimer. Il n’est pas possible de voir les traits de son visage sans se regarder dans un miroir. De la même façon, il n’est pas possible de rendre compte de son intériorité sinon par une extériorisation qui aboutit à la constitution d’ un « corps second ». Montaigne s’objective à l’aide de procédés qui se rapprochent de la démarche naturaliste. Dans la démarche naturaliste, l’observateur, pour vérifier une hypothèse, place un sujet en situation. Montaigne confronte son « corps second » à cette expérimentation en le soumettant à l’enquête de ses idées. Dans le livre II, au chapitre 29 Montaigne indique qu’il n’est possible de juger un homme qu’en considérant son comportement jour après jour. La prise de conscience de soi-même passe par le questionnement sur des aspects très variés de la vie. L’Essai  est propice à cette mise à distance comme expérimentation car il permet l’exercice du jugement sur tous les sujets se proposant à l’esprit. Montaigne fournit un exemple privilégié puisqu’il parle de l’homme en se prenant comme objet d’étude contrairement à nombre d’autobiographies egocentriques.

L’écriture de soi est également une écriture du manque. Il s’agit de s’écrire pour laisser une trace de son existence après sa mort : « je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis […] que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont de moi ».

Dans le cas de Montaigne, le rapport à la mort est particulier. Il ne s’agit pas, si l’on s’en tient à son avis au lecteur, de faire de son œuvre un monument. C’est une nécessité pour se défendre contre la douleur physique, pour refuser la mort de La Boétie en continuant le dialogue interrompu avec le cercle élargi des lecteurs. C’est également un moyen d’affronter l’incertitude des temps qui présentait sans cesse, aux yeux des français d’alors, l’image et la menace de la mort. De façon plus fondamentale, l’écriture de soi est marquée par le manque d’une partie de son être : « ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi ; je m’échappe tous les jours et me dérobe à moi : singula de nobis anni praedantur euntes ».

 L’aliénation correspond à l’apparition de la partie de l’être manquante à la connaissance de soi et donc à l’accomplissement de soi.

 « Je est un autre » dit Rimbaud et cet « autre » que l’écriture fait advenir est un « je » supérieur et profond.

L’auteur est le créateur, celui qui constitue le corps second par l’écriture. Cependant, c’est l’écriture en elle-même qui fait advenir le « moi » de l’auteur, son « je » supérieur et profond.

                 De là naît la distinction entre auteur et narrateur. L’auteur est l’instance productive qui se connaît par des documents annexes alors que le narrateur n’est appréhendable qu’au travers du texte. Le narrateur étant une création de l’écriture, il se distingue fondamentalement de l’individu réel.

La recherche de son « moi » profond n’est plus seulement objectivation et expérimentation, ce qui supposerait la présence de l’objet à analyser. C’est une tentative de révélation de ce qui est caché au plus profond de nous, par laquelle « on s’apparaît à soi-même ». La constitution du « moi » par le « je » est une démarche réflexive qui s’apparente à la philosophie antique du « connais toi toi-même » . Par la mise en suspens de ses préjugés, par le doute hyperbolique, le sujet s’interroge pour tenter d’exprimer un savoir caché en lui. Dans une vision plus contemporaine, la maïeutique correspond à l’ensemble des techniques de questionnement visant à permettre à une personne une mise en mots de ce qu’elle a du mal à exprimer, ressentir, ou ce dont elle a du mal à prendre conscience. La maïeutique est explicitement citée dans la démarche de Montaigne au chapitre vingt-quatre du livre un. Les Essais s’inscrivent dans une dynamique contradictoire. Sans cesse, Montaigne met en doute ses opinions, idées sur divers sujets afin de se saisir dans sa complexité. Le « moi » est ce qui se dérobe à l’analyse, ce qui est toujours en mouvement et qui ne peut être atteint que par le dépassement des vaines apparences. La physionomie ne révèle par toujours l’être comme l’indique Montaigne en prenant l’exemple de la laideur de Socrate qui cachait une grande beauté morale. Le mise en doute conduit souvent à des contradictions logiques mais cela correspond au principe même de l’enquête rationnelle qui élimine successivement  préjugés et opinions afin de se rapprocher de la connaissance et par cela du sujet dans sa singularité. Le hasard est un paramètre de la révélation pour Montaigne car il entre dans la création poétique et dans l’inspiration des artistes. Le hasard c’est ce qui surgit inconsciemment de nous et qui rend la maïeutique plus efficace.

La démarche réflexive de la révélation de soi est donc une démarche progressive mais non linéaire. A mesure que sa pensée évolue, Montaigne complète les chapitres déjà rédigés, d’une façon qui parfois en modifie sensiblement la portée. Il élimine au fur et à mesure les masques qui empêchent la révélation du « moi ». Au début ses réflexions sont inspirées de ses lectures puis les idées personnelles prennent la première place. De même, il se déprend des dépendances extérieures : son affranchissement des liens affectifs contractés avec son ami La Boétie et avec son père sont le commencement d’une dépendance exclusive à soi-même.

La révélation de soi connaît des difficultés qui peuvent distraire le sujet de la recherche de la connaissance voire le faire échouer dans son entreprise. Se prendre comme objet d’étude est un exercice difficile car le « moi » est inconstant et régie par un mouvement perpétuel. L’originalité de Montaigne est d’avoir voulu saisir son « moi » dans son mouvement même : « c’est une épineuse entreprise de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes ».

La révélation de soi est également confrontée aux affections, sentiments du sujet qui submergent l’âme et l’empêche de s’exprimer. Les émotions empêchent l’homme de voir en lui et le conduisent à se projeter dans le futur par crainte, désir ou espoir au lieu de chercher à se connaître dans le présent. La mise à distance du sujet et l’abstraction complète au monde sont nécessaires et indispensables.

La recherche de soi révèle ce qui est inconscient mais réciproquement il peut y avoir le refus involontaire de s’apparaître complètement. Montaigne, par pudeur, refuse consciemment ou inconsciemment de se révéler totalement. Les références à sa vie amoureuse ou à sa famille ne sont qu’allusives. De façon plus générale, on peut élargir la difficulté en s’appuyant sur la psychanalyse de Freud. L’inconscient humain refoule les traumatismes et les désirs interdits. La littérature reste néanmoins toute proche des sources inconscientes de l’être.

La démarche réflexive permet de dégager l’esprit de l’immobilisme, synonyme de dogmatisme et de précipitation de jugement. En cela, c’est une libération de l’esprit qui est incapable de former des représentations uniformes.

                 La libération de l’esprit et la révélation du « je » supérieur et profond permet de s’apparaître à soi-même. Si le « je » révèle le « moi », le « moi » a lui-même une influence décisive sur l’auteur. En se connaissant mieux, l’homme peut réorienter sa vie et corriger ses défauts. Montaigne n’arrive pas à la même image de soi au début et à la fin de son analyse. Quand il commence à écrire il se peint comme un homme banal, inconnu et il achève de se peindre en écrivain célèbre : « je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait ». L’auteur passe de l’individu Michel de Montaigne à Montaigne, auteur qui s’est mis à ressembler à son livre.

Le bonheur ne peut venir que de cette recherche du vrai, de soi, si l’on s’en tient à la philosophie sophiste. Le bonheur ne se fait pas dans la possession d’objets externes à soi mais dans la jouissance de ce qui dépend de nous. Le bonheur est donc indissociable de la quête de la sagesse. Les Essais correspondent à cette recherche du bien-vivre et repoussent toute exaltation de soi contrairement aux autobiographies contemporaines. Jusqu’à son dernier jour il a complété, nuancé son œuvre, tandis que celle-ci contribuait à modeler sa vie. Se connaître c’est vivre en paix avec soi-même, en s’observant et en appréciant tous les moments, en apprenant à vivre et à mourir. La philosophie montaignienne consiste en la modération de ses engagements et dans la prise de distance à l’égard de ses désirs afin de dégager une vérité morale. Cela permet à chacun d’analyser sa conduite au tribunal de la conscience sans se référer à l’opinion d’autrui.

La connaissance authentique de soi aboutit à une véritable liberté intellectuelle, à une libération momentanée de l’ambition de parvenir au sens des choses. Cette liberté, l’obtention d’une certaine sagesse enrichissent l’individu qui est rendu apte à dégager un avis singulier et personnel. Selon Starobinski, il s’agit de se saisir dans sa singularité pour affiner les traits de sa propre peinture, domaine « du mien, du propre, de l’inaliénable ».

Le rapport de l’auteur à l’écriture s’inscrit dans une relation d’interdépendance. Comment appréhender la présence du lecteur dans un tel système ?

 

                Si on part du principe que l’auteur est à l’origine de l’œuvre, le lecteur devient celui qui fait l’œuvre. L’œuvre prend naissance par le fait qu’elle est destinée à un lecteur.

                Le récepteur d’une œuvre est à la fois le lecteur réel et une figure abstraite postulée par le narrateur du seul fait que tout texte s’adresse nécessairement à quelqu’un. Dans la mesure où le discours est coupé de son contexte d’origine, il créer son univers de référence par la seule puissance des mots. Avant même d’être des individus concrets, émetteur et récepteur se laissent déduire de l’écriture : « comme le narrateur, le narrataire est un des éléments de la situation narrative et il se place nécessairement au même niveau diégétique, c’est-à-dire qu’il ne se confond pas plus à priori avec le lecteur que le narrateur ne se confond nécessairement avec l’auteur » indique Genette. A travers ce que l’auteur dit et la façon dont il le dit, un texte suppose toujours un type de lecteur, un narrataire relativement défini qui n’existe qu’à l’intérieur du récit. Le narrateur sadien des Infortunes de la vertu ne s’adresse pas au même lecteur que la narratrice des Malheurs de Sophie. Le lecteur devient cette figure virtuelle, le destinataire implicite auquel le discours s’adresse par le biais d’un genre et d’une énonciation particulière qui le qualifient. Montaigne voue son texte « à la commodité particulière de [ses] parents et amis », ce qui se ressent à travers son style simple et dans les images triviales utilisées. Le lecteur virtuel correspond au narrataire capable de comprendre un message qui lui ait spécifiquement adressé. Le lecteur virtuel n’est cependant pas celui qui est apostrophé dans les avis et avertissements au lecteur. Dans ce cas là il s’agit d’un narrataire invoqué, prétexte à une promesse de sincérité et d’authenticité et à la laquelle le lecteur réel peut très bien ne pas s’identifier. Dans l’avis au lecteur des Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos assure au lecteur invoqué que son roman est composées de lettres réelles. De même, Montaigne promet d’écrire un « livre de bonne foi » et non un écrit destiné à le glorifier.

Le lecteur virtuel est donc un narrataire extradiégétique auquel le texte propose un rôle même si chaque lecteur réagit personnellement aux parcours de lecture imposés par le texte.

                Le lecteur est celui qui travaille à la compréhension du texte qui lui est destiné. Le texte est un « tissu verbal », un objet autonome que le lecteur a pour charge de démêler. En effet, le message littéraire, coupé de son contexte, est reçu comme un système clos dont les différentes composantes ne prennent sens que dans leur relation mutuelle. Le lecteur part de structures simples pour en arriver à de plus complexes afin de saisir la pluralité des sens possibles. Le lecteur virtuel renvoie non seulement au public contemporain de la première parution de l’ouvrage, mais aussi à tous les publics attestés que l’œuvre va rencontrer au cours de son histoire. Montaigne ne se lirait pas de la même façon s’il n’avait pas été lu auparavant par Pascal. Cette relation de communication différée entre l’auteur et le lecteur rend la compréhension de l’œuvre plus difficile. Le livre s’ouvre consécutivement à une pluralité d’interprétations dans la mesure où chaque lecteur apporte avec lui son expérience, sa culture et les valeurs de son époque. Pierre Barberis peut ainsi interpréter Balzac à la lumière du marxisme et Charles Mauron relire Mallarmé à travers la psychanalyse.

Toutes les lectures et les interprétations ne peuvent être légitimes : « si on peut lire n’importe quoi sous n’importe quel texte alors tous les textes deviennent synonymes ». « Offert » à la compréhension correspondrait dans ce cas là à l’idée négative d’une œuvre abandonnée à n’importe quelle lecture. Selon Barthes, une lecture doit, pour être légitime, satisfaire au critère de cohérence interne. Chaque détail de l’interprétation doit être généralisable à l’ensemble de l’œuvre et respectueuse de la logique symbolique. L’interprétation doit également tenir compte de données objectives qui participent de la cohérence externe. « Offrir à la compréhension » prend ainsi une valeur positive. L’auteur confie son œuvre à un lecteur ayant des devoirs philologiques, c'est-à-dire devant repérer le plus précisément possible les consignes de l’auteur. Celles-ci sont matérialisées à travers le contrat de lecture que le lecteur lie avec le texte. Il renvoie à des normes qui vont codifier la réception de l’œuvre et aider le lecteur dans son travail de déchiffrement. Le pacte se noue également dans le péritexte qui a pour rôle de valoriser son sujet et de guider la lecture. La stratégie préfacielle de Montaigne peut paraître ambigüe. Il semble vouloir à la fois dévaloriser son sujet et décourager la lecture. En réalité, il valorise son sujet en garantissant son authenticité et guide la lecture en indiquant que son intention est de créer un nouveau genre, l’écrit intime et personnel.

Les devoirs philologiques qu’imposent l’interprétation mettent en valeur une relation essentielle de communication entre l’auteur et le lecteur.

                La lecture, loin d’être une réception passive, se présente comme une interaction productive entre le texte et le lecteur. Constitutivement, l’œuvre a besoin de la participation du destinataire. Le rôle du lecteur ne réside pas seulement dans l’interprétation ni dans la recherche de sens mais il contribue à la constitution même du texte. Réciproquement, le texte enrichit le lecteur en l’amenant à une véritable jouissance intellectuelle et esthétique

Un univers textuel est, par définition, toujours inachevé puisque le texte ne peut ni créer un monde entièrement différent de celui dans lequel on vit, ni n’a la possibilité de tout dire du monde réel. En cela, le texte ne peut se passer de l’apport du lecteur qui complète le monde fictif, les portraits, la suite des actions. Il a également pour rôle de détecter lorsque l’œuvre dit autre chose que ce qu’elle semble exprimer. Le lecteur a donc deux parcours de lecture, l’un programmé par le texte et l’autre dépendant du récepteur lui-même. Le lecteur enrichit le texte en y projetant des sens nouveaux et des pistes de réflexion inédites. Montaigne introduit l’idée de « lecteur suffisant » pour qualifier ce lecteur qui reprend et surtout élargit le questionnement de l’auteur : « [le lecteur] trouve souvent dans les récits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches ». Emmanuelle Naya explique que pour Montaigne « la lecture n’est pas transposition mais échauffement de l’esprit » par l’exercice du scepticisme. Montaigne stimule intellectuellement le lecteur pour que sa recherche de sens ne soit plus seulement de l’ordre de l’interprétation mais que les termes abordés deviennent des objets de réflexion en eux-mêmes. L’exercice intellectuel, la création de l’œuvre par la lecture amène le lecteur à une véritable jouissance intellectuelle et esthétique. La conscience imageante, comme l’a montré Sartre, ouvre une sensation double de liberté et de créativité. Elle dégage le lecteur des difficultés et contraintes de la vie réelle et en l’impliquant dans l’univers du texte elle renouvelle sa perception du monde. Le lecteur créer l’œuvre mais réciproquement, l’œuvre enrichit le lecteur.

L’importance donnée au lecteur pose la question de ce qui définit l’œuvre et réactualise l’interrogation sur la place de l’auteur dans son œuvre.

 

 

                 Goodman et Genette ont des avis divergents sur la question. Leur débat part de l’exemple Ménard – Cervantes. Ménard a réutilisé le texte de Cervantes pour écrire son livre. Cela pose la question de la légitimité de la création de Ménard et par conséquent de la définition d’une œuvre littéraire. Est-ce l’ensemble des signifiants qui composent le texte, l’intention de l’auteur ou l’interprétation qu’en donne le lecteur qui constitue l’essence même de l’œuvre ? Les deux hypothèses ont des conséquences très différentes. Dans le premier cas de figure, cela signifierait que l’œuvre est enfermée dans l’intention de l’auteur. Dans la seconde situation cela manifesterait que l’œuvre, figée dans un sens unique, pourrait être remise en cause et donc demeurer toujours plurielle. Pour Goodman, le texte est la condition suffisante de l’identité de l’œuvre. De manière autonome et indépendamment des intentions de l’auteur, il fait le sens. Genette ne réduit pas l’œuvre au texte et met l’accent sur son interprétation. Les deux hypothèses aboutissent à une forme d’évacuation de l’auteur. Le lecteur n’est pas seulement celui qui interprète ou qui complète l’œuvre mais il est fondamental dans la définition de l’œuvre. C’est parce que les œuvres de Cervantes et Ménard ne sont pas reçues de la même manière qu’elles ne sont pas la même œuvre. Rendre sa place au lecteur, c’est permettre au texte de s’actualiser à chaque lecture, c’est rendre l’œuvre perpétuellement actuelle et changeante.

Cette primauté du lecteur sur l’œuvre laisse ouverte la question de la place de l’auteur dans une telle configuration.

                Barthes conçoit l’auteur comme une figure idéologique, une invention sociale née de ce prestige de l’individu qui apparaît dès la fin du XVI. Les textes de la modernité ont entériné la mort de l’auteur : « le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’à tous les niveaux l’auteur s’absente ». La littérature, selon Barthes, est un chant sans origine ce qui remet en cause la mimésis, cette conception de l’écriture comme représentation. En faisant du texte un ici et maintenant, il ne peut y avoir de représentation. C’est l’un des problèmes qu’aborde La Route des Flandres de Claude Simon. A partir de là, Barthes va substituer au mot auteur, celui de scripteur. Auparavant, l’auteur était en quelque sorte le passé du texte ; le scripteur en est le présent et ne lui préexiste pas. Dans ce cas là, il n’y a pas de message de l’auteur qui donnerait un sens à l’œuvre. Il n’y aurait donc même plus de texte à déchiffrer. Lire un texte ce n’est plus le déchiffrer mais le démêler puisque le geste du lecteur, qui ne peut être originel, mêle des écritures et des mots existant déjà. « L’écriture c’est ce neutre, le noir et blanc où vient se perdre toute identité à commencer par celle-là même du corps qui l’écrit ». Dans le Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Danzig rend le livre supérieur à son auteur. Ce dernier est dans une situation de servitude alors que l’œuvre échappe à toute visée utilitariste et constitue une fin en soi. L’œuvre est ce qui est pur et l’auteur ce qui est impur dans la mesure où il n’est peut-être qu’un outil. Les bons auteurs, conscients de la supériorité de leur œuvre, doivent s’effacer. C’est un sacrifice que de l’auteur pour son œuvre car il renonce ainsi à lui-même et à sa singularité. Mallarmé rêve ainsi d’une disparition élocutoire de du poète, Valéry refuse la psychologie, Proust projette son œuvre dans un avenir ou encore Flaubert s’efforce-t-il de s’effacer de son œuvre afin que son livre se tienne par la seule force du style. Une œuvre est achevée quand son auteur sent qu’il ne peut plus rien y ajouter sans l’abîmer ; lorsque « son œuvre l’a vaincu, épuisé » dit Pierre Reverdy. A ce moment, l’auteur a pour devoir de s’absenter afin de ne pas faire obstacle à l’accomplissement de l’œuvre.

La littérature devient un véritable procès de l’art, de ses pouvoirs et de ses fins : « la littérature n’est pas seulement illégitime [indique Blanchot] mais nulle et cette nullité peut être une force extraordinaire, merveilleuse, à la condition d’être isolée à l’état pur ».

De telles conceptions amène a une réflexion problématique en ce qui concerne l’auteur. Il est alors une personne double, une espèce de « moi » idéal lorsque l’on écrit et une réalité décevante de la personne en dehors de l’œuvre.

                L’auteur ne reste-t-il pas néanmoins l’écrivain pygmalion de son œuvre ?

La disparition de l’auteur est en réalité impossible. Quelque chose de l’auteur, peut-être malgré lui, s’inscrit dans l’œuvre. Il s’agit de l’origine d’une voix, d’une présence humaine. A priori, dans le théâtre, il y a un effacement complet de l’auteur puisqu’il n’y a pas ce « je » poétique textuel où semble résonner la figure auctoriale. Même si il est muet à travers ses personnages, quelque chose s’exprime de sa personnalité profonde. Dans Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Charles Mauron suppose un lien involontaire entre l’auteur et l’œuvre. Cette corrélation correspond à ce que le texte évoque sans le vouloir donc renvoie au « moi » profond de l’auteur.

En cela, la littérature peut être qualifiée d’ « impure » si l’on considère que la littérature pure est celle qui a entièrement fait disparaître l’instance auctoriale. Le débat de Proust contre Saint-Beuve s’intéresse à la question de la critique biographique. Saint-Beuve voit un lien essentiel entre la littérature et l’auteur alors que Proust nie l’intérêt de l’association entre l’œuvre et l’homme : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société et dans nos vices ». Proust fait du moi, puissance créatrice, quelque chose d’universel. Néanmoins la conclusion est la même dans les deux théories dans la mesure où ils reconnaissent l’impossible disparition de l’auteur. Le terme d’ « ouvrier » pourrait s’appréhender comme celui qui fabrique, donne sa matérialité à l’œuvre. Ce qui résisterait à la disparition serait son moi profond. L’impossible effacement n’est pas radicalement négatif et participe d’un besoin que le lecteur a de l’auteur. L’auteur, pour Foucault, « est ce qui donne à l’inquiétant du langage de la fiction ses unités, ses nœuds de cohérence, son insertion dans le réel ». Foucault évacue la figure de l’auteur qu’il remplace par la fonction d’auteur. C’est une fonction classificatoire puisque l’auteur renvoie à un ensemble de textes donnés et c’est un garant légal du discours. Mais surtout, l’auteur permet de combler un besoin fondamental du lecteur qui a besoin de projeter sur une figure les qualités données au texte. Quelque chose en lui résiste à la déshumanisation de l’œuvre et au caractère purement fonctionnel de l’auteur. L’œuvre est le fruit d’une activité de l’homme et non une pure fonction ; c’est avant tout une voix humaine que le lecteur ne peut réduire à une simple mécanique textuelle. Il y a donc un plaisir du texte associé à un désir de l’auteur.

L’impossible élimination de l’auteur tient au fait que le travail, selon Hegel, réalise l’être en le niant et le révèle au terme de cette négation. L’écriture est conçue dans un double mouvement de négation et d’affirmation de l’être. C’est le moi profond, issu de cette négation, qui ne peut être  annihilé . L’auteur acquiert une présence objective et impersonnelle dans cette mort du « je » et dans la naissance du « moi ». Cette présence ne peut donc être sans l’écriture. Avant l’œuvre, il n’y a qu’un néant. Ce n’est qu’en écrivant que naît une conscience de soi comme écrivain. L’œuvre n’obéit pas à un projet préétabli et n’existe que dans la réalisation, dans la circonstance qui a enclenché le mouvement de l’écriture : « mon livre m’a fait autant que je l’ai fait » indique Montaigne. L’œuvre et l’auteur naissent et même temps et deviennent indissociables, consubstantiels.

Pour prendre sa pleine réalité, l’œuvre doit devenir une réalité publique. Montaigne se peint car il se connaît mieux qu’aucun autre être mais il croit que son cas individuel a la valeur d’un exemple : « le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait, car il a peint la nature humaine » disait Voltaire. Montaigne veut être lu dans la durée et non de manière utilitaire ou rapide.

L’ « étrange objet » œuvre-auteur tire sa vie de la disparition de l’ouvrier, c'est-à-dire de celui qui inscrit l’œuvre dans la matérialité, ce qui révèle le « moi » profond de l’auteur et participe du vrai permettant l’universalisation de l’œuvre. Les paramètres étudiés constituent une tentative définitoire de l’œuvre d’art.

 

 

La démarche de Starobinski constitue une véritable dialectique de l’écriture dans la mesure où il considère, de façon systématique et méthodique, tous les paramètres entrant en compte dans la constitution de l’œuvre.

Le premier mouvement de la phrase correspond au sens de l’écriture pour l’auteur. L’auteur, est d’abord celui qui créer un support, le texte, permettant l’abstraction et la révélation de son « je », supérieur et profond. Réciproquement, le « je » est à l’origine d’un enrichissement de l’être et par delà de l’individualité de l’auteur.

Le second mouvement du texte de la réflexion de Starobinski met en valeur le sens de l’écriture pour le lecteur. Le récepteur est à la fois celui qui tient son existence du texte et celui qui a un travail de compréhension et d’interprétation à produire sur le « tissu verbal ». Plus fondamentalement, le lecteur est à l’essence même de l’œuvre dans sa constitution.

La dialectique de l’écriture de Starobinski aboutit à une réflexion sur l’œuvre d’art qu’il tente de définir. Il aboutit à l’idée de la nécessité absolue de l’auteur au profit de son œuvre. Une telle conception porte à confusion lorsque l’on sait que son raisonnement s’appuie sur la lecture de Montaigne qui certifie destiner son œuvre à ses proches. Il est difficile de penser qu’au moment de prendre la plume Montaigne n’ait pas cherché une solution aux problèmes de son temps, tout autant, sinon plus, qu’une solution à ses problèmes personnels. La réflexion s’ouvre sur l’impossible disparition de l’auteur qui reste l’écrivain pygmalion de son œuvre. Cette absence irréalisable peut être considérée comme la preuve tangible de l’impureté de la littérature. En réalité, elle semble contribuer de la pérennité de l’œuvre. Montaigne, en revendiquant sa présence est devenu le pédagogue génial qui apprend à l’homme à s’accepter dans sa singularité afin de pouvoir prétendre au bonheur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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