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Pascal: l'imagination est une puissance trompeuse

Publié le 23/11/2010

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pascal

  « Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini « écrivait Rousseau dans l’Emile. La quête de la sagesse et de la vérité est intemporelle chez les philosophes et l’une des interrogations fondamentales concerne la dualité entre imagination et raison En effet, l’imagination, capacité humaine à créer des images diverses, relève d’un domaine auquel les connaissances scientifiques actuelles ne peuvent donner de métabolisme concret, l’étude poussée des représentations qu’elle livre n’ayant guère plus d’un siècle, date d’apparition de la psychanalyse qui s’intéressait alors particulièrement aux rêves. Car les rêves sont une illustration des capacités de l’imagination dans l’esprit humain. Considérée comme trompeuse, on lui oppose souvent la raison, qui offre à l’homme la particularité d’être un « animal rationnel « selon Aristote, de pouvoir « manipuler les calculs «(ratio, en latin), ce qui lui donne sa qualité d’objectivité, mais dont Pascal s’interroge dans ses Pensées sur les rapports qu’elle lie avec l’imagination : quel est, dans l’esprit humain, le rapport de force qui existe entre imagination et raison, et quelles en sont les répercussions sur le comportement des hommes, tant vis-à-vis de soi-même que vis-à-vis d’autrui ?

      Pascal défend la thèse selon laquelle l’imagination est une puissance trompeuse prédominante dans l’esprit. Ainsi, d’essence même de l’homme, elle devient ennemie toute puissante de la raison : celle-ci ne pouvant que se soumettre, la pertinence de l’esprit humain se trouve inexorablement compromise par les aspects subjectifs que l’imagination et la sensibilité imposent. Inspiré par Montaigne, dont il ne rejoint cependant ni la tentation du scepticisme, ni la confiance humaniste, Pascal s’oppose surtout ici au rationalisme de Descartes, selon lequel la raison, égale en tout homme, est la seule puissance de « bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux «(Discours de la méthode). Si Pascal n’apporte pas de solution face à la duperie de l’imagination, Descartes, lui, déclare que la raison peut la surmonter, le dominer. Cependant, et c’est paradoxal, bien qu’il n’accorde à la raison qu’un pouvoir dépendant de l’imagination, le propre cheminement de Pascal est très rationnellement construit et illustré, témoignant par là même de la complexité de l’esprit.

      Afin de traiter ce problème, Pascal choisit un plan quasi syllogistique, exposant d’abord une première thèse, étudiant ensuite un exemple général et valable universellement, pour ensuite reformuler et compléter sa thèse argumentée. Première préoccupation existentielle : la recherche de la vérité. Parmi les facultés humaines, qu’en est-il de la vérité des représentations que livre l’imagination ? Existe-t-il des critères logiques qui permettraient d’en dégager une certaine fiabilité de l’imagination ? Pour pousser la réflexion plus loin, Pascal propose un exemple, d’où émane la relation directe existant entre imagination, sensibilité, jugement et apparences. L’imagination trompe-t-elle seuls les hommes qui ne savent pas se servir méthodiquement de leur raison, comme le préconisent les cartésiens ? Enfin, Pascal en déduit une théorie, mettant en relation les éléments observés dans l’exemple cité : en quoi les passions sont-elles ennemies de la justice ? Quel est alors, finalement, le pouvoir de la raison, tenue pour « le propre de l’homme « ?

 

      « L’imagination est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours «. Ainsi débute la première composante du développement syllogistique, au cours de laquelle Pascal s’interroge sur le problème posé par le rapport de forces entre imagination et vérité. Selon la thèse exposée, l’imagination est non seulement une puissance trompeuse, à l’instar des sens, mais c’est de surcroît une puissance trompeuse dont on ne peu discerner la valeur des représentations qu’elle expose à l’esprit. Quel rapport peut-on établir entre cette « maîtresse d’erreur et de fausseté « qu’est l’imagination et la vérité dont chaque esprit tend à se rapprocher, par la voie philosophique ? C’est à cette question que Pascal apporte une réponse philosophiquement originale : en effet, le rôle de la raison selon Pascal n’est rien face au pouvoir de l’imagination. La raison est soumise à l’imagination « dominante « : c’est une nouvelle interprétation de l’esprit humain et c’est ce qui fait l’originalité du paragraphe. Dès lors, trois questions, qui feront l’objet du développement de cette partie, s’imposent : comment Pascal définit-il précisément ce rapport dominant de l’imagination dans l’esprit ? Qu’est-ce qui chez elle justifie son caractère « fourbe «, et en quoi est-elle « maîtresse d’erreur et de fausseté « ?

 

      L’imagination est étymologiquement liée au mot latin imaginari, dont la signification serait : « faculté de l’esprit à construire des complexes imagés «. L’imagination est donc une forme de conscience, une faculté de construire des schémas, des représentations hypothétiques par création ou recoupement d’idées. Elle témoigne ainsi d’un pouvoir de dépassement de ce qui constitue le monde extérieur, par la « création des possibles «, c’est-à-dire de représentations dont la réalisation concrète n’est pas nécessairement du domaine de la réalité. De même, le terme « dominante « est à prendre en son sens premier, c’est-à-dire un rapport de supériorité affirmé par la force – dominus en latin désignant le maître qui impose son autorité par la force. L’imagination serait donc, d’après Pascal, un élément psychique qui manifeste sa supériorité sur toute autre forme psychique – telle la raison – par la force. Cette conception est déjà en elle-même divergente de celles des rationalistes pour qui la raison est source de toute la force de l’esprit humain. Quelles fonctions Pascal attribue-t-il alors à l’imagination relativement à la raison dans la recherche de la vérité ?

 

      Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord définir les concepts d’erreur et de fausseté. Le mot « erreur « provient du latin error, qui signifie « course à l’aventure «, et de errare, « errer «. En ce sens, on pourrait parler d’imagination errante, vagabonde ou fantaisiste, en marge du réel, d’une imagination qui fournirait un simple jaillissement spontané d’images. Mais l’erreur est aussi le contraire de la vérité, incluant dans sa définition le jugement : ainsi 2 plus 2 font 5 est une erreur mathématique, un jugement contraire à la logique mathématique. En ce sens, l’erreur est en quelque sorte une privation de connaissances, qui, bien que rectifiable, traduit néanmoins une certaine faiblesse de la raison face à l’imagination « maîtresse «, « dominante «.

      D’autre part, on peut considérer la fausseté, provenant du latin falsitas, comme le stade ultérieur de l’erreur, le constat de l’erreur. L’imagination est ainsi « maîtresse d’erreur et de fausseté « , c’est-à-dire une puissance trompeuse qui détourne et séduit la raison, source d’erreur en ceci qu’elle confond imaginé et réel, source de fausseté en cela qu’elle interdit toute distinction de l’erreur et de la vérité. Cependant, si le fait qu’elle soit « maîtresse d’erreur et de fausseté « est une condition nécessaire pour en faire une puissance trompeuse, est-ce pour autant une condition suffisante pour affirmer qu’elle l’est inexorablement ?

 

      Pascal répond : l’imagination est « d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours «. L’étude logique de cette affirmation doit être associée à l’argument qui suit : « car elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge «.Par un raisonnement purement mathématique, Pascal dénonce ainsi la faiblesse de l’homme à juger de la qualité des représentations que fournit l’imagination : en effet, l’imagination ignore le principe de non-contradiction qui définit la raison. L’imagination n’est pas fiable en ce sens qu’elle donne la même image du vrai et du faux, de la vérité et de l’erreur. La démonstration logique que Pascal propre est la suivante : si l’imagination était ne serait-ce que règle « infaillible du mensonge «, faute de l’être directement « infaillible de vérité «, c’est-à-dire si l’imagination fournissait toujours une représentation entièrement fausse, il suffirait à l’esprit des hommes de prendre le contre-pied de toutes les informations qu’elle livre, pour connaître la vérité : elle serait alors indirectement « règle infaillible de vérité «.

      Malheureusement, l’imagination n’applique pas cette règle manichéenne face à la vérité : elle est « le plus souvent fausse «, mais pas exclusivement. Dès lors, la raison est impuissante à juger la valeur des informations que livre l’imagination, celle-ci alternant vérité et mensonge, sous des représentations similaires. L’imagination ne répond ainsi à aucun principe logique qui permettrait d’en déduire une vérité : elle ne montre pas de critère de fiabilité.

      Parmi les facultés de l’esprit humain, la raison permet en principe la connaissance objective, mais selon Pascal, les hommes cèderaient le plus souvent à leur imagination. Celle-ci est d’autant plus redoutable qu’elle ne se laisse pas reconnaître comme telle : elle est « fourbe « et « maîtresse d’erreur et de fausseté «. Pour échapper à l’imagination, Pascal n’émet aucune méthode. Pour une majorité des philosophes, il faudrait raisonner, mais comment puis-je distinguer si je raisonne, ou si j’imagine que je raisonne ? Dès lors, les hommes, y compris ceux qui prétendent être les plus raisonnés, s’entretiennent en permanence dans des illusions qu’ils créent eux-mêmes (comme l’affirmera Pascal au début du deuxième paragraphe). Pascal met alors en évidence la faiblesse de nos facultés à connaître par soi-même, et à distinguer le vrai du faux.

 

      Un exemple qui illustre cette thèse est l’exemple du « philosophe sur une planche «, proposé par Pascal lui-même. Il énonce la situation suivante : « Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer «. Ainsi, même le plus raisonnable des hommes, désigné ici comme le « plus grand philosophe du monde «, se laissera influencer et impressionner par la représentation que lui donnera son imagination de ce qu’il y a sous lui (le précipice), et ce qu’il arriverait s’il venait à tomber de la planche. Sa raison a beau savoir pertinemment que la taille de la planche est telle qu’il ne risque pas de tomber, il ne peut s’empêcher de penser aux possibles que crée son imagination. Cette situation est universelle en cela qu’elle met en jeu « le plus grand philosophe du monde «, ce qui présuppose que tout homme à part entière dans cette situation ne pourrait réagir dans le meilleur des cas que de façon similaire. C’est bien la preuve illustrée que l’imagination est prédominante dans l’esprit humain, et que toute raison, aussi maîtrisée soit-elle, ne parvient à s’imposer. Pascal s’aligne ici sur la pensée de Montaigne, qui dans Le Vertige, énonce la même thèse.

 

      Finalement, c’est une thèse relativement « pessimiste « dans la conception de l’esprit humain que nous livre Pascal, une thèse qui, comme la théorie de Galilée ou la psychanalyse à ses débuts, peut « choquer «, en ce sens qu’elle porte atteinte à l’amour propre de l’humanité, affirmant que la vérité est le plus souvent ignorée, et semble inaccessible !

      Mais ne peut-on pas considérer l’imagination sous un angle plus « positif « ?  Ne constituerait-elle pas un refuge indispensable pour la pensée ? L’art, et particulièrement l’art abstrait, doit sa vertu créatrice à l’imagination. D’après Hegel (Esthétique), elle mobilise chez l’homme des possibilités dont on ne peut fixer les bornes et qui enrichissent l’esprit. L’œuvre d’art abstraite est une création qu doit presque entièrement ssa réalisation au fruit de l’imagination, et qui de plus laisse à l’imagination de spectateur un vaste espace de liberté. Mais alors, de quoi se nourrit l’imagination pour fournir de telles œuvres ? Comment se traduit la domination de l’imagination sur la raison dans la vision d’une telle œuvre (phénomène sensible à priori) ? Plus particulièrement, quels rôles jouent la sensibilité, la perception et les apparences dans l’esprit et le jugement humains ?

 

      Pour étayer davantage sa thèse, Pascal va dans une seconde partie s’intéresser aux rapports de « l’être « et du « paraître «, toujours en relation avec le « réel « et « l’imaginé «, et donc se pencher sur le rôle trompeur joué par l’imagination dans le jugement humain par rapport à un idéal de vérité. Pascal va ainsi montrer à l’aide d’un exemple dont la pertinence lui donne presque la qualité d’une généralité, d’une thèse parfaitement illustrée, comment l’imagination trompe les hommes par l’intermédiaires de la sensibilité et des apparences, et comment elle exerce son pouvoir sur tout homme, doué par essence de raison. Quelle est la part de l’imagination et de la raison dans le jugement des hommes ? En quoi les apparences sont-elles la nourriture de l’imagination, et, ainsi, quel pouvoir exercent-elles dans l’esprit humain ?

 

      Mais avant tout, Pascal précise à qui s’adresse sa théorie, à savoir aux « plus sages «, et non aux « fous «. Ainsi Pascal exclut-il de son réquisitoire les fous, c’est-à-dire ceux qui, d’après l’étymologie, ont perdu la raison – follis en latin, signifie « outre gonflée « ou « ballon plein d’air «, et a été métaphoriquement dérivé en « tête vide «. Cette perte de raison s’oppose littéralement aux esprits « les plus sages «, qui eux ont la faculté de se servir de leur raison pour devenir savants (d’un point de vue donc, intellectuel), et qui en même temps s’en servent de manière vertueuse (d’un point de vue donc, moral). En effet, la sagesse est issue à la fois du latin sapientia, qui prend une signification essentiellement intellectuelle, et du grec σοϕια, qui désigne plutôt un idéal moral. Pascal s’adresse donc aux hommes raisonnables, pour mieux affirmer le rapport de forces entre imagination et raison, excluant les hommes dont la pensée est démente, délirante (signifiant « qui sort du sillon «, du latin lira : sillon). Ainsi affirme-t-il aux plus sages, aux plus raisonnables, qui pourraient se croire u-dessus de toute illusion, qu’ils ont tort et sont tout aussi bernés par l’imagination. Ce faisant, Pascal n’indiquerait-il pas que, bien que dominante, l’imagination nécessite aussi une certaine action de la raison pour exercer toute sa force ?

 

      D’après Pascal, c’est sur le jugement de ces hommes « raisonnables « que l’imagination peut avoir l’influence la plus perverse : « c’est parmi eux que l’imagination a le grand droit de persuader les hommes «. En effet, l’homme raisonnable ne se laissera abuser que par des représentations imaginées rentrant dans le champ des possibles, ou tout au moins plausibles. Or ce champ des possibles est directement lié au jugement effectué par la raison, au filtrage de la raison. Ainsi, l’exemple du « philosophe sur une planche « repris cette fois-ci à quelques centimètres au-dessus du sol perd toute crédibilité : on n’arrivera jamais à persuader un quelconque esprit raisonnable de la possibilité de se tuer s’il tombe de la planche. Sur ce point, le jugement rationnel filtre l’information et ne laisse pas l’imagination s’emparer d’une telle absurdité et contrôler les émotions humaines. C’est peut-être d’ailleurs ce qui différencie les hommes raisonnables, « sains, à certaines pathologies de folie. Mais dès lors que l’illusion, ou l’erreur, entre dans le champ des possibles, l’imagination prévaut irrémédiablement sur la raison : « la raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses «. Ainsi, quelle que soit la maîtrise que l’on en ait, la raison ne permet pas à l’homme, sujet sensible, d’estimer la valeur des choses – et notamment des êtres. Dès lors, quels facteurs rentrent en jeu dans le jugement humain selon Pascal ? Existe-t-il une solution, autre que la raison, qui permettre de « mettre le prix aux choses « de manière objective ?

 

      On peut concevoir cette thèse pascalienne, selon laquelle ce sont les apparences, la sensibilité et la perception qui vont entrer en jeu dans le jugement, coordonnées par l’imagination trompeuse. En effet, l’homme est avant tout un être sensible : il perçoit. La perception est une activité de l’esprit qui interprète les sensations physiologiques, et donne une représentation du monde extérieur. Mais comment savoir si cette image est le reflet exact de la réalité, ou si, terrain privilégié de l’imagination, cette dernière ne la déformerait pas ? La perception a souvent été rejetée comme instrument de connaissance et de jugement, au profit de la raison. Platon notamment, dans Phédon, recommandait de « prendre ses distances « avec les données sensibles du monde : Pascal, lui, en croit la raison incapable.

      Parallèlement, les apparences – du latin appareo : apparaître, que l’on retrouve en grec ϕαινομενον : le phénomène – sont avant tout « ce qui se présente immédiatement aux sens « : elles sont donc les premières voies d’accès à la réalité, la manifestation, le phénomène. Or l’homme, quel qu’il soit, ne peut échapper à la perception du monde qui l’entoure : il ne peut donc pas échapper aux apparences. A priori, les apparences n’ont rien de trompeur, mais c’est leur interprétation par l’imagination qui déforme, par recombinaisons d’idées, l’image qui nous est livrée du monde extérieur, qui leurrer ainsi l’esprit et altère la qualité de ses jugements – particulièrement par la création d’illusions.

      Contre celles-ci, la raison ne peut rien ; le « bâton rompu « de Rousseau en est un exemple : même après le constat d’erreur dicté par la raison, le bâton reste visiblement rompu, l’illusion perdure (la raison n’a pas d’action sur la sensibilité, qui correspond à une certaine réalité, et à fortiori aucun pouvoir sur l’imagination). Pour Pascal, le constat est simple : la perception est inhérente à l’homme et l’apparence en amont du jugement ; spontanément, elle aura tendance à l’emporter, marquant plus fortement la subjectivité du jugement. Quelles en sont les conséquences sur le comportement humain, particulièrement vis-à-vis de « l’autre « ? En quoi la justice de toutes les sociétés humaines en souffre-t-elle ?

 

      Pascal illustre sa thèse à l’aide d’un exemple très pertinent puisqu’il considère un homme « idéalement rationnel «, qui exerce dans le domaine de la justice, c’est-à-dire dans le domaine qui nécessite la plus grande objectivité puisqu’il s’agit de statuer sur les erreurs et les fautes commises par un autre être humain.

      L’homme choisi pour l’exemple est un magistrat, c’est-à-dire étymologiquement un homme qui exerce son pouvoir non pas par la force (dominus), mais par son intellect et sa morale (magister). Ce magistrat, donc « la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne pas une raison pure et sublime « : c’est donc un homme dont la vertu, la sagesse et l’expérience sont indiscutables. En outre, cet homme est doué de la faculté de juger « les choses dans leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles «, à savoir que son esprit ne semble ainsi pas susceptible d’être influencé par des apparences trompeuses. Pour renforcer encore la respectabilité de la personne, Pascal use d’un vocabulaire ecclésiastique, induisant le respect exemplaire que tout auditeur lui devrait.

      Il s’agit donc d’un homme « parfait « s’il en existe, au sens rationaliste comme au sens empiriste. Mais ayant émis l’hypothèse que le prédicateur ait le moindre défaut physique apparent - une voix « enrouée «, ou un « tour de visage bizarre « par exemple – Pascal prédit le revirement de l’auditoire et la « perte de gravité de notre sénateur «, montrant ainsi la versatilité et la vulnérabilité du jugement humain, que le moindre aspect négatif retourne, et ce même dans les meilleures conditions qui soient. Ainsi, la moindre apparence perçue et qui suscite l’évocation d’une représentation imaginée, pourrait faire basculer jusqu’aux jugements de la plus grande importance.

 

      Cet exemple illustre parfaitement la thèse première selon laquelle l’imagination prévaut dans la recherche de la vérité, qui est l’une des priorités du jugement. C’est aussi un exemple qui présente des similitudes avec le Mythe de la Caverne de Platon. Dans cette allégorie, les hommes, enchaînés depuis l’enfance dans l’obscurité d’une grotte, figurant l’obscurantisme de leur esprit, n’ont du monde extérieur que les ombres, ces apparences qui constituent leur seul champ de perception des êtres et des choses, induisant là aussi ignorance et impuissance. Si l’on venait, suggère Platon, à arracher l’un d’entre eux à l’empire des sens, s’il découvrait la vérité symbolisée par le monde extérieur, son éblouissement serait à la fois incompréhension et souffrance lorsqu’il voudrait le faire partager aux autres, qui ne le croient pas. Comme Pascal donc, Platon pense que le « monde sensible « ne livre que les ombres de la vérité, que l’imagination est si puissante qu’elle déforme le réel et nourrit l’erreur. Mais pour autant leurs deux théories convergent-elles ?

      Pour Platon, on peut atteindre le « monde intelligible «, par opposition au « monde sensible «, en s’exerçant à la philosophie, en pensant par soi-même, dans une recherche perpétuelle de la sagesse. Le « monde sensible « serait alors le monde perçu par ceux qui refusent de « savoir «, d’être plus sages.

      A contrario, Pascal ne trouve pas dans la raison les ressources nécessaires pour maîtriser, ou contenir l’imagination perverse : lutter contre elle serait lutter contre la nature humaine.

      L’homme serait-il donc, comme le simple animal, leurré par un « épouvantail « ? Lui faudrait-il comme aux chevaux des œillères pour se détacher des illusions premières, pouvoir juger sainement, et se rapprocher de la vérité ? Plus encore, d’autres puissances trompeuses viendraient-elles alimenter son imagination ?

      Pascal le soutient, ce qui élargit encore le champ de son réquisitoire au domaine de l’affectivité. Il cible donc dans un troisième temps les « passions humains «. Face à l’impuissance marquée dans la recherche de la vérité et dans la justesse du jugement, que peut-on encore espérer de la raison concernant les passions et les vices humains ? Pascal affirme une nouvelle fois l’impuissance de celle-ci. Tel le roseau, bien qu’elle ne rompe pas si l’on considère les esprits sains, elle n’en est pas moins pliée et ballottée selon Pascal, par des éléments qui la dominent, dont l’imagination. En quoi les passions sont-elles directement issues des représentations de l’imagination ? En quoi jouent-elles un rôle essentiel dans la vie et le cadre social des hommes ?

 

      « L’affectation ou la haine change la justice de face «. Restant cohérent avec lui-même, Pascal affirme ainsi que la raison, par définition objective, se laisse aisément tromper par « l’affectivité ou la haine «. Le premier terme, « affection «, est au sens vulgarisé, une émotion, un sentiment qui relève donc de la sensibilité, et a fortiori de l’imagination – comme dans l’exemple du « philosophe sur une planche « : c’est l’imagination du vide et des conséquences s’il venait à tomber (ce qui entre dans le champ des possibles) qui entraîne sa peur.

      De même, la haine, sentiment violent, est une passions, celle-ci désignant une inclinaison presque exclusive. Affection (du latin affectare), haine (de l’allemand hassen) et donc passions (du latin patior), comportent dans leur origine la notion de souffrance, face à laquelle l’homme est passif. En ce sens, la passions ou la souffrance est ambiguë : elle témoigne d’un désir, c’est-à-dire d’une tendance consciente de l’âme vers un objet conçu et imaginé, mais elle traduit aussi une certaine aliénation de l’esprit puisqu’elle agit sans que l’homme puisse la contrôler. En ce sens, les passions constituent l’essence même de l’homme, mais, cibles de l’imagination, elles peuvent rapidement prendre la tendance du vice ou du fanatisme. Le passionné ne maîtrise alors plus ses jugements ni ses actes. Dès lors, la passions, qui représente un obstacle majeur à la liberté en ce sens qu’elle crée des illusions et aliène l’esprit, n’est-elle par toute puissante dans l’esprit ? N’y a-t-il pas quelque élément psychique humain qui puisse la surmonter ? Une lutte de la raison ne serait-elle pas nécessaire et suffisante ?

 

      Partant de ce constat, Pascal répond par la négative au problème posé : la justice, qu’elle soit vertu morale ou principe d’équité, et selon Pascal influencée par les passions. A rapprocher du mot « justesse «, elle peut aussi être comparée à une science, qui en cela, réclame rigueur et objectivité, et requiert donc, à l’instar de toute science, des capacités de raisonnement. « Rendre justice « devrait signifier « faire bon usage de la raison «, mais pour Pascal, c’est compter sans l’emprise des passions, et des émotions, qui rendent le jugement et le raisonnement subjectif. En ce sens, la justice n’est, dès lors, plus définie par une légitimité absolue, mais soumise à des inclinaisons que suggère l’imagination. Face à elle, à nouveau, on ne trouve qu’une raison « qu’un vent manie, et à tout sens «.

 

      Pour illustrer sa thèse, Pascal choisit l’exemple d’un avocat, censé défendre une cause – et donc une personne-  de la manière la plus pertinente qui soit. Cet avocat est « bien payé par avance «, et son travail s’avère d’autant meilleur qu’il est « bien « payé, et qu’il l’est « par avance «. Sa cupidité et son désir inépuisable d’argent sont directement le fruit des passions nées d’un désir exacerbé par l’imagination. La personne devient alors personnage, et d’intéressé il devient éloquent, le « geste hardi «, et encore plus convaincu de la cause qu’il plaide. Pascal montre ici la duplicité et la complexité de l’esprit humain : l’appât du gain persuade l’esprit de l’avocat (« combien […] trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide «), et se traduit dans ses actes (« son geste hardi «), mais, de plus, la duperie entraînée est double : c’est aussi le personnage fallacieux, « factice «, qui va emporter l’adhésion des juges, c’est sa prestation qui va « paraître meilleure aux juges «, preuve que l’imagination a « le grand droit de persuader les hommes «.

      Dès lors, c’est donc tout le mécanisme du jugement, de ses origines à son aboutissement, qui est faussé. La raison est là encore vulnérable, et la recherche de la vérité, selon Pascal, compromise voire inaccessible.

 

      Cependant, sur ce point, nombreux sont ses contradicteurs. En effet, Descartes par exemple, voit bien dans l’imagination, la sensibilité, les passions, des forces trompeuses auxquelles il ne faut pas se fier, mais il affirme qu’il existe une solution pour se libérer de leur emprise : la raison. Le concept cartésien de raison énonce ainsi le fait que tout homme est douée d’une raison (également répartie dans toute l’humanité), mais c’est l’usage qui en est fait qui est à l’origine de nos « divergences d’opinions «. Descartes développe alors une méthode qui se veut universelle, fondée sur la mise en doute de toute vérité préconçue, et sur l’application d’une méthode cartésienne bien définie. Celle-ci, n’acceptant que l ‘évidence comme vérité, permettrait selon Descartes l’accès à la sagesse, ou tout au moins à son approche, grâce à la raison, et indépendamment de l’imagination. Descartes propose ainsi une voie d’accès à la sagesse, ce que ne fait pas ici Pascal.

      On pourrait aussi objecter qu’il existe des passions « positives «, créatrices, qui conduisent à la vertu plutôt qu’au vice, comme l’amour exalté par les Romantiques. Enfin, sans pour autant affaiblir l’exemple choisi par Pascal, on pourrait encore nuancer en citant la « tolérance « de Montaigne à cet égard : « Un honnête homme n’est pas coupable du vice ou sottise de son métier « (Essais). Force est de constater que la morale pascalienne est plus rigide puisqu’elle raille, en conclusion, cette « plaisante « raison, le choix du qualificatif recouvrant à la fois légèreté (plaisant : « qui fait plaisir) et insuffisance (plaisant : « qui porte à sourire «).

 

      Suivant un raisonnement proche du syllogisme aristotélicien, Pascal a pu expliciter l’impuissance de la raison face à l’imagination, montrant par là même que celle-ci n’admet aucun critère logique permettant à l’esprit humain de distinguer la vérité. Puis, usant d’un exemple à portée universelle, il a mis en évidence la versatilité et par conséquent la vulnérabilité du jugement humain, qui, loin d’être guidé par la raison, ne peut qu’être soumis à l’imagination nourrie par les apparences. Tout homme perçoit, par nature, et l’imagination se nourrit perversement de multiples apparences pour en donner des représentations « floues «, erronées, qui entravent grandement la raison. De surcroît, émotions et surtout passions sont sources de nombreuses « déviations « de l’esprit humain, altérant jusqu’à sa sagacité, sa probité, sa sagesse.

      In fine, l’imagination est cette puissance psychique nourrie par la perception incontournable du réel, qui fournit des représentations souvent fausses, mais dont la valeur n’est pas discernable de façon rationnelle. Ces représentations sont à l’origine de désirs, de vices et d’aliénation. Face à l’imagination, la raison n’a aucun pouvoir selon Pascal, il est donc impossible de la surmonter, cette première étant régalienne dans l’existence.

      Cependant, le fait que Pascal questionne le rapport de la raison à l’imagination ne suffit pas à faire de lui un sceptique : « travaillons à bien penser « ; il serait abusif d’interpréter la théorie pascalienne comme la négation de tout savoir, de toute maîtrise de la pensée. Pascal, mathématicien et physicien, n’affirme pas que l’homme ne peut rien connaître mais seulement que la sagesse, quête suprême de la philosophie, le savoir absolu et l’objectivité sont hors de porté de la raison, l’homme étant un être sensible, avant d’être pensant. Pascal encourage donc à observer avec plus de recul et de sagesse le monde qui nous entoure.

      La lecture d’un tel texte par un homme quoi croit sa raison infaillible joue presque le rôle cathartique d’une thérapie des névroses que Freud préconisera, en psychanalyse, au début du XXème siècle : en effet, c’est rendre conscients des désirs refoulés, montrer aux yeux du pur rationaliste que même son imagination le trompe en lui faisant entendre qu’il raisonne objectivement. Dans cet extrait, Pascal laisse sans réponse explicite l’interrogation concernant une solution face à cette imagination. Veut-il laisser un « espace « pour une solution novatrice, ou peut-être est-ce une incitation à deviner la solution qui prévaudrait selon lui devant cette « misère de l’homme sans Dieu « : ne se dirigerait-il pas vers une explication théologique ?

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