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peut-on être en conflit avec soi-même

Publié le 04/01/2013

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Introduction: Comme l’affirmaitHegel dans l’Esthétique, les animaux vivent en paix « avec les chosesqui les entourent « : ils n’éprouvent pas leur monde comme étant incomplet ou décevant,ils ne s’irritent pas des limites que la nature leur a imposées, ils n’éprouvent pasl’altérité du monde comme une adversité dont il faut triompher. Rien ne leur paraîtimpossible, parce que rien au fond ne leur est possible : une vache ne regrette pas dene pas pouvoir voler, parce qu’elle se contente d’être ce qu’elle est, de prélever dansl’altérité de quoi assurer sa subsistance, et de l’anéantir par la digestion. « Ce canardn’a qu’un bec, et n’eut jamais envie/ Ou de n’en plus avoir ou bien d’en avoir deux «,ainsi que l’écrivait Richepin dans son poème Oiseaux de passage, et il faut y voir négativementune description de l’homme : l’homme est cet être qui ne se contente jamaisde son propre être, qui n’est jamais satisfait de son propre monde bref, cet être dedésir qui exige toujours plus et autre chose que ce qu’il a.L’homme, en d’autres termes, se heurte en permanence à l’altérité sous la double figurede l’adversaire et de l’obstacle : les choses m’apparaissent d’emblée comme ce quirésiste à ma volonté, et qu’il faut transformer ou dépasser ; autrui est toujours susceptiblede se dresser entre l’objet de mon désir et moimême,soit parce qu’il ne veut pasce que je veux, soit au contraire parce qu’il convoite exactement la même chose. Êtreun homme, par conséquent, c’est voir son existence fondamentalement inquiétée parl’altérité, c’est entrer en conflit avec cette dernière.Qu’on soit par définition en conflitavec ce qui n’est pas soi et pas de l’ordre du soi (avec le nonmoi,comme le nommaitFichte), cela alors n’est guère douteux ; mais pour autant, peutonêtre en conflit avecsoimême? À première vue, cela semble impossible, si tant est qu’il ne saurait y avoir28Sujet 2de conflit qu’entre deux termes qui s’opposent et se heurtent : quel sens y auraitilàdire qu’en moi, quelque chose s’oppose à moi ?Et pourtant, à en croire Hegel, les animaux ne vivent pas qu’en paix « avec les chosesqui les entourent «, mais également et surtout « avec euxmêmes«. L’animal en effetne connaît ni la morsure du remords, ni la crainte de l’avenir ; il n’est pas exposé àl’angoissante possibilité de choisir, et donc par làmême de se tromper ; étant d’embléetout ce qu’il est, il ne risque pas de passer à côté de luimême,de devenir ce qu’il nevoulait surtout pas être ou de manquer sa vie – toutes possibilités constitutives aucontraire de l’existence humaine à tel point que chacun redoute toujours qu’elles nese réalisent ou pire, qu’elles ne se soient déjà et silencieusement réalisées.Ces expériences que tous nous avons faites, faisons ou ferons, supposent donc qu’il ya en moimêmeune part d’altérité, que je ne suis pas une pure « mêmeté « identiqueà soi, sans contradiction ni relief ; et effectivement, il est clair que nos désirs sonteuxmêmescontradictoires, que nous pouvons en même temps vouloir tout et soncontraire, que deux alternatives peuvent se présenter à nous comme également désirables,lors même qu’elles sont exclusives l’une de l’autre ; clair également, que nousvivons quotidiennement le conflit déchirant (voire désespérant) qui oppose ce quenos désirs ordonnent et ce que le devoir moral commande. Mais si l’homme est ainsien quelque sorte la contradiction faite homme, la question se retourne : pouvonsnousseulement résorber la tension, et cesser ainsi d’être en conflit avec nousmêmes?De la contradiction des appétits au conflit de nos facultés, de la solution posée parl’exigence éthique à la persistance du scandale, tel sera alors le chemin problématiqueque nous nous proposons d’emprunter.I. De la contradiction des désirs en nous au conflit avec soi-mêmeLorsque, dans le Gorgias, Calliclès reproche à Socrate de « toujours dire la mêmechose «, celuicirenchérit : il ne dit pas simplement la même chose, il dit toujours « lemême du même « ; c’est Calliclès au contraire qui « ne dit jamais la même chose «,c’estàdirequi ne cesse de se contredire. Ce sont en effet les « meilleurs «, répèteinlassablement ce dernier, qui méritent le pouvoir ; mais lorsqu’il s’agit de définir quisont ces meilleurs, il proclame tantôt que ce sont les plus forts, tantôt les plus habiles,tantôt les plus courageux – trois déterminations qui à l’évidence ne se recoupent pas,puisqu’on peut avoir la force sans l’intelligence ni le courage (telle la brute qui frappecelui qui est moins fort que lui pour le seul plaisir de le frapper), le courage sansl’intelligence (c’estàdirela témérité qui ne pèse pas les risques), l’intelligence sans laforce, etc. Calliclès se contredit : il ne peut donc qu’avoir tort, puisque deux propositionscontradictoires ne sauraient être vraies ensemble, quel que soit par ailleurs leurcontenu. Et plus Socrate le lui fait remarquer, plus il s’empêtre et s’emporte : celuiqui se contredit supporte rarement qu’on le contredise, c’estàdirequ’on lui apportel’épreuve de la contradiction en l’amenant à comprendre que ce qu’il soutient n’est pas29Le sujetsoutenable. Or, le mobile du conflit séparant Calliclès et Socrate n’est pas innocent :il s’agit pour Socrate d’affirmer que les meilleurs des hommes, ce sont ceux qui, avantde chercher à commander aux autres, savent se commander, c’estàdire« être raisonnable,se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soimême«,ceux qui sont, en somme, tout ce que Calliclès refuse d’être. En d’autres termes, lescontradictions dans lesquelles Calliclès s’enferre ne sont que le signe d’un conflit plusgrave, qui n’est pas simplement d’ordre théorique, mais bien pratique : le problème,ce n’est pas tant sa relation au discours vrai que son rapport à l’action bonne. Si lediscours de Calliclès sombre ainsi dans la contradiction, c’est parce que Calliclès, loinde se dominer luimême,est sans cesse la proie de désirs euxmêmescontradictoires :la contradiction théorique est le signe d’un conflit pratique qui déchire un hommeincapable de mettre la bride à ses appétits, et par conséquent toujours écartelé entredes inclinations opposées.Et en effet, celui qui ne sait pas se commander luimêmedevient la proie d’appétitstyranniques qui le tirent à hue et à dia : comme le remarquait Descartes, le propredu désir, c’est de nous présenter comme également désirables des satisfactions quipourtant s’excluent mutuellement (jouir des bénéfices de la gloire tout en profitantde la tranquillité de l’anonymat, exercer le pouvoir sans avoir à en supporter les responsabilités,etc.) ; le propre d’un désir, en d’autres termes, c’est à chaque fois deprésenter sa satisfaction comme la plus indispensable à notre bonheur, quitte à entreren conflit avec une inclination autre, qui pourtant se pose ellemêmecomme pareillementindispensable. Aussi, celui qui n’écoute que ses désirs entretilen permanenceen conflit avec luimême: loin d’être semblable à l’aboulique qui ne sait pas ce qu’ilveut, l’intempérant ne veut pas ce qu’il veut et veut ce qu’il ne veut pas, parce qu’ilveut tout et son contraire. Or, si nos désirs peuvent à ce point se contredire entreeux, c’est parce qu’ils sont en euxmêmescontradictoires : dans le Gorgias, Socratecompare les appétits à un tonneau percé, qui se vide à mesure qu’on le remplit ; et eneffet, sitôt qu’un désir a été satisfait, il se porte sur un autre objet, et répute décevantcelui qu’il avait un instant plus tôt tant cherché à posséder. Le désir se renouvelle sansfin ni trêve, il élève aux cieux ce qu’il n’a pas pour le faire déchoir plus bas que terresitôt obtenu : tout se passe comme si le désir ne pouvait déchirer notre volonté queparce qu’il est déjà en conflit avec luimême– il veut être satisfait, mais est insatisfaitde l’être, puisque toute satisfaction obtenue est incapable de le satisfaire (par le simplefait d’obtenir ce que je voulais, je me mets à vouloir autre chose).Davantage même : plus je cède à mes désirs, plus j’affaiblis ma volonté, et moinsje suis capable de leur résister : chacun traîne derrière soi le poids de ses mauvaiseshabitudes passées, qui finissent par le rendre incapable d’un choix libre et délibéré.Aussi ce conflit qui oppose en moi des désirs contraires se double ou se redoubled’un conflit entre ce que mes désirs commandent, et ce qu’à présent je veux. Telle estla figure de l’incontinent chez Aristote (Éthique à Nicomaque, VII), l’irrésolu qui ne30Sujet 2parvient pas à faire ce qu’il veut pourtant faire, parce que ses habitudes passées ontsur lui beaucoup trop d’empire : je sais que manger des aliments gras et sucrés estmauvais pour la santé, je veux suivre un régime plus sain ; mais j’ai pris l’habitude decéder au désir de consommer une telle nourriture, au point de finir par être incapablede m’en priver trop, ou trop longtemps.Nous pouvons alors identifier ce qui, en nous, entre en conflit avec nousmêmes:comme nous y invite saint Augustin, il ne s’agit pas tant d’opposer une volonté mauvaiseet une volonté bonne, qu’une volonté présente et des habitudes passées. Ce quis’oppose dans ce conflit, c’est donc celui qu’à présent je suis, et le retentissement présentde celui que j’étais : sans même m’en rendre compte, j’ai par le passé contracté demauvaises habitudes contre lesquelles je dois maintenant lutter ; j’ai pris pour un bience qui n’en était pas un, je le sais aujourd’hui, mais le savoir ne suffit pas à ne le plusdésirer – savoir que fumer est mauvais pour la santé peut me pousser à cesser mon tabagisme,mais ne rend pas la privation plus facile pour autant. Pour que le conflit soitrésorbé, il faudrait donc que je sois capable de vouloir ce que je sais devoir vouloir ;il faudrait en d’autres termes que je sois capable de vouloir véritablement ce que maraison ordonne – mais précisément : n’estcepas là simplement déplacer l’opposition,qui deviendrait alors celle de la raison d’un côté, et des appétits de l’autre ?II. Du conflit des désirs et de la raison au scandale de la déchirureSans doute fautilen revenir à ce que Socrate affirme dans le Gorgias : si tout désiren contredit d’autres et se contredit luimême,alors nos appétits nous mènent inévitablementau conflit avec nousmêmes,et d’abord parce qu’ils amènent notre proprevolonté à se contredire. Mais comment redonner à cette dernière son unité perdue ?Alors que le velléitaire voudrait vouloir, mais ne parvient pas à véritablement vouloirce qu’il veut (ainsi, celui qui veut sincèrement travailler davantage, mais diffèreà chaque fois le moment de s’y mettre), l’homme sage et juste quant à lui saura « secommander luimême«. Car enfin, non seulement mes désirs sont illimités et contradictoires,non seulement ils affaiblissent ma volonté au point de la rendre incapablede vouloir ce qu’elle veut pourtant, mais en plus et surtout ils s’imposent à moi sansque j’y puisse mais : ce n’est pas moi qui choisis de raffoler des petits pois et de détesterles épinards – comme l’affirmait déjà Rousseau dans le Contrat social (I, 8),« L’impulsion du seul appétit est esclavage «.Afin que ma volonté soit tout à la fois forte et une, il faut donc qu’elle se libère de latyrannie de désirs qui l’écartèlent, pour se mettre sous le commandement de la raison.Telle est au fond la leçon de Socrate : celui qui cède aux plaisirs ne le fait que parignorance du vrai bien ; et celui qui soumet ses désirs à sa raison fait cesser le conflitqui l’oppose ainsi à luimême.Tout l’objet de la République de Platon, c’est justementde savoir comment développer une bonne éducation, capable de nous prémunir desmauvaises habitudes dont nous sommes si longs par la suite à nous défaire : il faut,31Le sujetle plus tôt possible, nous accoutumer à placer la part désirante sous la dépendance dela part raisonnable. C’est lorsque la volonté se met aux ordres des désirs et du corpsqu’elle se déchire : sa place naturelle, celle qui donne à notre vie sagesse et unité, c’estde se mettre sous l’autorité de la raison.On peut alors à bon droit parler d’un optimisme platonicien : dans Phèdre, les deuxchevaux qui composent l’attelage que nous sommes, et qui représentent les désirscontraires qui nous traversent (le cheval blanc symbolise la part de l’âme qui est attiréepar l’intelligible et les idées, le cheval noir, celle qui est attirée par la terre et lesensible) peuvent aller d’un même pas et dans une même direction, pour peu que lecocher (la raison) tienne ferme les rennes.Mais c’est précisément ce point qui est délicat: peutêtrePlaton résorbetille conflit à trop bon compte, peutêtrela tension quioppose nos désirs entre eux n’estelledépassée qu’au prix de la position d’une nouvelleopposition, celle de ce que nos appétits commandent et de ce que notre raisonordonne – et on aura reconnu ici la thèse kantienne, selon laquelle le devoir moral,issu de la seule raison, nous ordonne à chaque fois d’« humilier « (telle est l’expressionde Kant) en nous la sensibilité.Selon Kant en effet, notre volonté n’est libre qu’à la condition de s’être libérée de cequ’il nomme les « inclinations pathologiques «, c’estàdireles inclinations sensiblesou désirs : je ne décide pas de mes désirs, et quiconque se soucie de les satisfaire révèlepar là même l’étendue de son esclavage. L’homme est libre, quand il fait ce que saraison ordonne, c’estàdirequand il agit en parfaite conformité avec le devoir moral :mon action sera bonne, et je serai libre, si sa maxime (l’intention que j’ai eue enagissant) peut être universalisée sans contradiction aucune. Si tout être raisonnablepeut vouloir ce que je veux, alors mon action est morale, et ma volonté libre ; maisalors l’action morale est par essence déplaisante, parce qu’elle ne peut se réaliser qu’enfoulant aux pieds tout ce que mes désirs me présentent comme désirable. Car enfin,si j’agis par intérêt ou dans l’espoir d’une satisfaction sensible, alors mon acte sera aumieux extérieurement conforme au devoir, mais non pas moral (celui qui ne vole paspar peur de se faire attraper, et non parce que voler est unmal, n’agit pas moralement).Il y a certes, à en croire la Critique de la raison pratique, un « contentement « moral,qu’éprouve celui qui s’est montré digne de la liberté même ; mais ce contentement sepaie du prix élevé d’une déchirure entre soi et soi, entre ce que les désirs réclamentet ce que ma raison commande – déchirure sans cesse renouvelée, conflit à jamaisentretenu, qui rend l’acte moral aussi difficile au dernier qu’au premier jour : commele disait déjà saint Augustin, si l’homme bon peut faire en sorte de ne jamais céderà la tentation, le meilleur des hommes ne peut pas faire que la tentation ne soit plustentante – même les saints ont envie de se damner.Voilà du moins ce qu’affirmait Kierkegaard au début du Traité du désespoir, lorsqu’ilposait que l’homme n’était pas simplement un rapport de corps et d’esprit, de désirs32Sujet 2et de raison, mais également le rapport d’un tel rapport ou « rapport se rapportant àluimême«, rapport fondamentalement instable, toujours déséquilibré, incapable detrouver l’immobilité et le repos. Quelle que soit la façon dont nous nous saisissons denousmêmes,quelle que soit la façon dont nous rapportons entre eux le corps et l’esprit,les désirs et la raison, nous n’obtiendrons jamais qu’une instabilité désespérante,nous ne connaîtrons jamais que le désespoir d’être trop ou pas assez nousmêmes.Ilfaut prendre au sérieux alors le terme même d’existence, qui est pour Kierkegaard cequi demeure hors de toute catégorie : exister c’est mot à mot être toujours hors de soi,être jeté hors de toute identité de soi à soi ; exister, c’est ne pas se reconnaître dans ceque l’on est, ne pas se reconnaître dans l’image de soi que nous renvoie autrui, c’estàdirene pas vouloir être celui qu’on est pourtant ; c’est surtout vouloir être soimêmeet désespérer d’y parvenir un jour.Celui qui vit dans l’instant et n’écoute que ses désirs (l’homme du stade esthétique,figuré par Don Juan) s’empêtre dans la contradiction au moment où il croit s’en défaire: il espère se débarrasser du conflit en réputant par avance équivalentes toutesles alternatives (marietoi,et tu seras malheureux ; ne te marie pas, et tu seras malheureux),mais en vient alors à désespérer de luimême,en croyant désespérer dumonde – Don Juan désespère, parce qu’il croit qu’aucune femme n’est assez bellepour qu’il puisse l’aimer toujours, au moment même où, les aimant toutes à la fois, ilse montre incapable d’en aimer véritablement une seule. L’homme du stade éthiquequant à lui croit dépasser la contradiction en posant qu’il faut subordonner nos désirsà la loi ; il donne alors à son existence le sérieux et la continuité qui lui faisaient défaut– mais ses certitudes sont fragiles, car rien jamais n’indique assez que la loi à laquelleje me soumets est la bonne, que je suis bien en train d’accomplir ce qu’il me faudraitfaire.ConclusionAgamemnon personnalise pour Kierkegaard le stade éthique : il sacrifie sans remordssa fille aux lois de la cité, et s’en trouve content. Quand Abraham à son tour, et pourles mêmes raisons, s’apprête à égorger son fils, le Seigneur retient son bras, nous ditla Bible : le stade religieux succède au stade éthique, quand l’angoisse fait place aucontentement – j’ai fait mon devoir, je me suis plié au commandement de ma citéou à celui de ma raison, mais étaitcepourtant bien ce qu’il me fallait faire ? Le stadereligieux, ultime stade de l’existence pour Kierkegaard, est celui de l’angoisse et duscandale, le scandale d’une existence qui n’est jamais assurée d’ellemême– Heideggers’en souviendra, lorsqu’il fera du « souci « la dimension même de l’exister. Exister, c’estêtre en conflit avec soimême,c’est courir le risque de se perdre en chemin, c’est alleraudevantde possibilités entre lesquelles il faut bien choisir, sans qu’on puisse savoiravant de s’être décidé laquelle était la bonne – et de ce point de vue, ceux qui croientn’avoir plus rien à redouter sont nul doute ceux qui se sont déjà perdus.

« de se tromper ; étant d'embléetout ce qu'il est, il ne risque pas de passer à côté de luimême,de devenir ce qu'il nevoulait surtout pas être ou de manquer sa vie - toutes possibilités constitutives aucontraire de l'existence humaine à tel point que chacun redoute toujours qu'elles nese réalisent ou pire, qu'elles ne se soient déjà et silencieusement réalisées.Ces expériences que tous nous avons faites, faisons ou ferons, supposent donc qu'il ya en moimêmeune part d'altérité, que je ne suis pas une pure « mêmeté » identiqueà soi, sans contradiction ni relief ; et effectivement, il est clair que nos désirs sonteuxmêmescontradictoires, que nous pouvons en même temps vouloir tout et soncontraire, que deux alternatives peuvent se présenter à nous comme également désirables,lors même qu'elles sont exclusives l'une de l'autre ; clair également, que nousvivons quotidiennement le conflit déchirant (voire désespérant) qui oppose ce quenos désirs ordonnent et ce que le devoir moral commande.

Mais si l'homme est ainsien quelque sorte la contradiction faite homme, la question se retourne : pouvonsnousseulement résorber la tension, et cesser ainsi d'être en conflit avec nousmêmes?De la contradiction des appétits au conflit de nos facultés, de la solution posée parl'exigence éthique à la persistance du scandale, tel sera alors le chemin problématiqueque nous nous proposons d'emprunter.I.

De la contradiction des désirs en nous au conflit avec soi-mêmeLorsque, dans le Gorgias, Calliclès reproche à Socrate de « toujours dire la mêmechose », celuicirenchérit : il ne dit pas simplement la même chose, il dit toujours « lemême du même » ; c'est Calliclès au contraire qui « ne dit jamais la même chose »,c'estàdirequi ne cesse de se contredire.

Ce sont en effet les « meilleurs », répèteinlassablement ce dernier, qui méritent le pouvoir ; mais lorsqu'il s'agit de définir quisont ces meilleurs, il proclame tantôt que ce sont les plus forts, tantôt les plus habiles,tantôt les plus courageux - trois déterminations qui à l'évidence ne se recoupent pas,puisqu'on peut avoir la force sans l'intelligence ni le courage (telle la brute qui frappecelui qui est moins fort que lui pour le seul plaisir de le frapper), le courage sansl'intelligence (c'estàdirela témérité qui ne pèse pas les risques), l'intelligence sans laforce, etc.

Calliclès se contredit : il ne peut donc qu'avoir tort, puisque deux propositionscontradictoires ne sauraient être vraies ensemble, quel que soit par ailleurs leurcontenu.

Et plus Socrate le lui fait remarquer, plus il s'empêtre et s'emporte : celuiqui se contredit supporte rarement qu'on le contredise, c'estàdirequ'on lui apportel'épreuve de la contradiction en l'amenant à comprendre que ce qu'il soutient n'est pas29Le sujetsoutenable.

Or, le mobile du conflit séparant Calliclès et Socrate n'est pas innocent. »

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