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Phèdre, Acte I, scène 1

Publié le 15/06/2011

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TEXTE 1 : Phèdre, Acte I, scène 1 

 Problématique : En quoi cette scène d’exposition est-elle traditionnelle ?   Mise en scène pour la première fois en 1677, Racine, dramaturge du XVIIe siècle, s’inspire des grands mythes littéraires de l’Antiquité pour écrire Phèdre : reprenant l’histoire d’Euripide (poète grec du Ve siècle avant JC) mais en la modernisant, il bâtit une intrigue sobre qui privilégie le rôle de la fatalité : Phèdre, épouse de Thésée, nourrit une passion cachée et destructrice pour son beau-fils Hippolyte qui la mènera jusqu’à la folie et la mort. Nous allons ici étudier la première scène de l’acte I, c’est-à-dire la scène d’exposition qui répond à trois fonctions : informative en présentant l’intrigue et les personnages, incitative en donnant envie d’en savoir plus sur les personnages par l’amorce de quelques éléments de l’intrigue et enfin dramatique en inscrivant la pièce dans la tragédie et en plongeant le spectateur dès la première scène dans une illusion de réel. Ainsi, alors qu’Hippolyte annonce à Théramène son départ à la recherche de son père disparu, un premier aveu se produit : Hippolyte aime d’un amour secret Aricie.  En quoi cette scène d’exposition est-elle traditionnelle ?  Tout d’abord, nous montrerons que cette scène d’exposition, en présentant les personnages selon sa fonction informative, s’avère cependant paradoxale. Puis nous étudierons le thème de la fuite qui est évoqué durant toute la scène. 

 I/ Une scène d’exposition traditionnelle et paradoxale 

      Présentation des personnages     Hippolyte : H nous est présenté par le biais d’une conversation avec Théramène, son gouverneur et confident. En effet, parce que nous sommes au théâtre, la particularité du genre repose sur une double énonciation c’est-à-dire qu’il y a à la fois une parole entre les personnages et une parole qui s’adresse aux spectateurs afin de livrer quelques éléments de l’intrigue.  On apprend ainsi qu’Hippolyte est le fils de Thésée (vers 17 « le roi votre père »), qu’il est prince (on note que Théramène l’appelle « Seigneur ») et qu’il est admiratif de son père.  H est également présenté par sa généalogie :    C’est d’abord le fils d’Antiope (vers 69-70), reine des Amazones,   femmes guerrières hostiles aux hommes et aux mariages. Il   hérite ainsi de sa mère d’un certain mépris de l’amour, d’une   forte influence guerrière (on apprend qu’il a goût prononcé   pour la chasse : vers 130-132). Mais on distingue aussi inévitablement   une rivalité symbolique avec la mère puisqu’H cherchera,   en tant qu’homme, à asseoir sa virilité.       D’autre part, H est le fils de Thésée, roi d’Athènes et de Trézène   : il incarne l’idéal héroïque par ses exploits, c’est un personnage   hors du commun, associé à la victoire sur les brigands, sur   les monstres et sur les femmes. De plus, il se place délibérément   du côté de la loi et de l’ordre ce qui en fait véritablement un   héros.      Ainsi le poids des ancêtres a de lourdes conséquences à la fois sur la façon d’être des personnages et sur leur destin (fatalité).   Phèdre :  Phèdre est également présentée par sa généalogie. Elle est désignée par la périphrase « La fille de Minos et de Pasiphaé » (vers 36) : c’est donc bien l’oxymoron incarné, un personnage profondément contradictoire par le poids de ses ancêtres.  En effet, sa mère Pasiphaé est la fille du Soleil : c’est un personnage solaire qui se place du côté de la lumière. En revanche, son père Minos est le juge des Enfers ce qui le place du côté de l’obscurité. Cette thématique ombre/lumière va être retrouvée tout au long de la pièce. Donc, Phèdre, par sa généalogie, montre une dualité. Cette thématique est associée à ce qui est sacré, caché, à la notion de faute (dans la tragédie). Mais Phèdre, qui a un statut de reine, va cependant chercher l’obscurité (vers 46).  Au sein de sa famille, on note une deuxième contradiction : Minos doit symboliquement être du côté de l’ombre mais il représente l’ordre et la loi. Pasiphaé quant à elle est associée au désordre et à l’égarement. On a donc d’un côté un modèle, la sagesse, et de l’autre la déraison. Pasiphaé apparaît plus monstrueuse encore que le Minotaure, elle ne pouvait engendrer que des monstres.  Phèdre, comme sa mère, est à la fois victime de la malédiction et coupable puisqu’elle fait payer sa faute sur les autres (elle a exilé H : vers 39-40).  La profonde contradiction de Phèdre est mise en valeur par le vers suivant (vers 36) :  « [La fille] [de Minos] // [et] [de Pasiphaé] »  3/3 // 1/5  Cet alexandrin est coupé en deux parts égales de 6 pieds :    Le premier hémistiche est symétrique, le rythme est fluide   et régulier ce qui est à mettre en relation avec Minos       Le deuxième hémistiche est désarticulé, on a du mal à placer   une coupe. De plus, le rythme est impair ce qui traduit le côté   désordonné du personnage de Pasiphaé.      Il est important de noter que c’est l’un des premiers vers dans lequel Phèdre est évoquée : elle doit donc être associée à ses parents, à sa généalogie.   Aricie :  Aricie est présentée par Hippolyte lui-même qui insiste dès lors sur sa généalogie : il souligne sa parenté aux Pallantides dans les vers 51, 53/54, 105/106/107/108.  Aricie incarne ainsi la fratrie fautive, elle porte la faute attachée à ses origines (les Pallantides ont comploté pour s’emparer du trône). La faute rejaillit ici toujours chez les femmes, ce qui donne plus de poids à une lecture janséniste de la pièce par Racine (réflexion sur le pêché originel de l’homme) : la parenté est ici interdite.        Les liens entre les personnages     Outre leur généalogie, les personnages sont présentés en tenant compte des liens qui les unissent.   Théramène/Hippolyte :  Théramène est le gouverneur de H : il a donc la charge de son éducation, il doit le préparer au pouvoir et à la politique mais aussi lui apprendre l’art de la guerre (vers 133).  Mais Théramène représente également pour H un véritable confident (vers 37, 67, 73, 75) : c’est un personnage attentionné, protecteur, conciliant et qui lui prodigue des conseils et n’hésite pas à l’encourager à aimer (vers 55, 119/120). Il fait ainsi l’office de père de substitution.  Mais Théramène a aussi un important rôle dramatique : par de nombreuses questions, il permet les révélations et l’aveu.   Thésée/Hippolyte :  On apprend les liens qui unissent le père et le fils par le biais du portrait indirect qu’H fait de son père. Dès lors, on peut dire que ces deux personnages apparaissent antagonistes :    Le père est un « héros intrépide » dont la réputation est éclatante   grâce à ses nombreux exploits (champ lexical de la gloire «   nobles exploits », « monstres étouffés et les brigands punis   », « glorieux », « long amas d’honneurs », « vainqueur »… ; gradation   : vers 79/82 ; énumération : vers 80 et hyperbole : vers 84).   C’est un guerrier vainqueur des monstres, des brigands (c’est   un justicier, il est du côté de la loi « par des lois sévères »   vers 105) et des femmes (vers 84 à 90 : homme séducteur, inconstant,   insensible : rapport de force avec les femmes). On peut donc   dire que Thésée est un personnage emblématique qui détient   la force « surnaturelle », le courage, la beauté et le charisme.       Hippolyte au contraire apparaît d’abord jeune et inexpérimenté   voire même inconscient dans sa ferme volonté de partir (vers   1 à3). Bien que très admiratif de son père, il n’arrive pas à   sa hauteur et s’en sent d’autant plus inférieur (vers 97, 99/100   : H se compare ici explicitement à son père et cette comparaison   est mise en relief avec « comme lui » en fin de vers). Mais H n’a   pas seulement réussi moins d’exploits, il se montre également   réticent à l’amour : c’est un personnage relativement pur,   aux valeurs très fortes comme le courage (il décide de partir   à la recherche de son père), la fidélité (il regrette les « jeunes   erreurs » de Thésée, « cette indigne moitié d’une si belle histoire   » vers 23 et 94), le respect au père (vers 22) et à la loi (vers   105/106, 111/112). Cette distance face à l’amour s’explique   en effet d’abord par un fort sentiment de culpabilité lié à   sa généalogie (c’est un fils d’Amazone, guerrière qui méprise   l’amour) mais aussi parce qu’il porte la culpabilité des frasques   du père (il en a honte) et qu’il ne voudrait pas y être associé   à son tour. De plus, Hippolyte nourrit un amour secret pour   Aricie qui se voit contrarié pour des raisons politiques :   Thésée «défend de donner des neveux à ses frères » et « veut avec   leur sœur ensevelir leur nom » (vers 106 et 108) par peur que   la lignée de Pallante reprenne le pouvoir. L’objet d’amour   d’H, Aricie, repose donc sur un interdit qui a valeur de loi.   H est donc face à un dilemme cornélien : il a le choix entre l’amour   et le pouvoir, le trône, Thésée. Cet amour est donc d’emblée   placé sous le signe de la faute ce qui renvoie à une lecture janséniste.   Il y a donc une toute puissance du père, le roi, qui dicte la loi   : son autorité est castratrice puisqu’il empêche son fils   d’accéder au statut d’homme, d’adulte.      On peut donc dire que ces deux portraits de Thésée et d’H sont opposés : d’un côté, Thésée incarne le héros légendaire dont les exploits lui assurent une réputation éclatante et de l’autre, H montre un personnage beaucoup plus fragile, sujet au doute mais de la sorte, beaucoup plus humain. Toutefois il nécessaire de noter que ce portrait de Thésée est fait à partir du récit de Théramène : il est donc idéalisé, c’est un éloge (tous ses comportements sont « excusables » même les plus amoraux envers les femmes), ce qui suggère une discordance entre la perception d’H et la réalité. En revanche, H, avec ses nombreuses hésitations, provoque la pitié du lecteur/spectateur : la catharsis s’opère. 

 II/ Une entrée placée sous le signe de la fuite 

      Le départ d’Hippolyte     Cette première scène est surprenante car alors qu’elle nous présente l’un des protagonistes de la tragédie, on apprend, dès le premier vers, qu’il est sur le point de partir : cela répond alors à la fonction incitative de la scène d’exposition puisqu’elle suscite l’étonnement et l’intérêt du spectateur.  On doit alors se demander les raisons de son départ :    Celui-ci est dû à l’absence de son père : on apprend la disparition   de Thésée (vers 5 à 7).       Mais n’est-ce pas pour prouver sa valeur et pour devenir lui-même   un héros ? (recherche de gloire et de conquêtes : vers 99)       Ou n’est-ce pas pour fuir la « dangereuse marâtre », Phèdre   ? : vers 34 à 36, 37/38       Cependant, on découvre à partir du vers 50 une autre raison   à son départ : « Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie ».   Après l’aveu de son amour, on peut se demander si ce départ n’est   pas lié à la fuite d’Aricie, de ses sentiments, de lui-même.           L’aveu :  le statut de la parole dans la scène    Dans la pièce, la parole participe à la fonction dramatique : c’est parce que les choses sont dites que l’action a lieu ou pas. Mais cette parole a également un statut particulier.  Ainsi, Phèdre et Hippolyte souffre de cette parole : alors que Phèdre la cache consciemment, H la refoule inconsciemment. Phèdre de ne pouvoir dire et H de la parole qui va être prononcée.  En effet, H fait tout pour éviter de parler : on note des phrases déclaratives et affirmatives (« je pars, cher Théramène » vers 1) et des répliques relativement courtes. En revanche, Théramène tente de le pousser dans ses retranchements avec des questions incessantes (vers 52 à 55, 57 à 65) et l’aveu se fait alors par étape. Il est rendu possible grâce aux méprises de Théramène qui le pousse à se justifier (système de questions/réponses) : il rassure H quant à Phèdre (vers 37 à 47) ce qui oblige H à avouer qu’il fuit finalement Aricie (vers 50). On sent alors tout le refoulement d’H : tandis qu’il emploie « je » dans le vers 48, il parle de lui à la troisième personne dans le vers 49 comme s’il ne s’assumait pas et ne voulait pas s’impliquer dans cet amour. S’ensuit une deuxième méprise de Théramène : il pense qu’Ariciefait figure d’ennemie pour H mais il se trompe sur le sens du mot utilisé au vers 49. En effet, dans ce vers, il est employé au sens galant du XVIIe siècle qui désigne la femme aimée que l’on doit fuir. Cela entraîne alors l’aveu d’H avec une litote qui suggère son amour « Si je la haïssais, je ne la fuirais pas. » (vers 56). Cet aveu est donc progressif.  Mais la parole peut également être coupée, contrainte au silence lorsqu’elle pose inconsciemment un problème aux personnages : vers 20/21 et 138 (refoulement d’H). Enfin, elle peut être remise en question lorsqu’elle dérange (vers 66).       Une scène marquée par la fatalité     Dès la première scène, cette pièce s’ancre dans la tragédie à plusieurs titres.  D’abord, on remarque une prédominance du poids du passé, de la généalogie, qui influe sur le destin des personnages et qui va déterminer leurs actions futures quoiqu’ils fassent.  Ensuite, l’influence des Dieux est considérable car elle détermine également le sort des personnages : Vénus et les autres dieux ont mené Phèdre sur le chemin d’H pour se perdre et pour perdre H en même temps (vers 34/35/36 : poids de la fatalité). On note l’emploi de la forme passive qui fait de Phèdre un objet du destin.  Enfin, la fatalité repose aussi sur la vue puisque voir alimente la passion (parallèle entre les vers 39 et 140). La question de Théramène est dangereuse car Phèdre redevient alors une sorte d’ennemi potentiel.   Tout au long de la scène et durant toute la pièce, le destin des personnages est entretenu par la généalogie qui constitue le moteur de l’action. Grâce à cette présentation des protagonistes, on découvre alors les relations qui les unissent mais aussi leurs failles. La parole a ainsi un statut particulier car, en plus de permettre les révélations (fonction dramatique), elle traduit ici leurs hésitations en particulier celles d’Hippolyte et son refoulement face aux sentiments.  Dans cette pièce, Racine reprend le thème de la faute et de l’interdit qui apparaît dès la scène d’exposition : cela permettra alors une lecture janséniste de Phèdre c’est-à-dire une réflexion sur la condition humaine et sur le pêché originel.

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