Religion et Politique
Publié le 21/04/2012
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Héritage de l’histoire moderne (avec la résolution des guerres de religion et la constitution des Etats-nations européens) et contemporaine (les révolutions, l’avènement et la généralisation de la démocratie libérale), la diversité des régimes juridico-politiques organisant les rapports entre les religions et l’Etat est grande en Europe. L’écart paraît de prime abord considérable, entre les pays relevant de régimes de laïcité – il y a des laïcités au pluriel et non une seule, comme l’imagine parfois une certaine laïcité « franco-française » qui a tendance à se penser unique et universelle – et ceux où une Eglise particulière bénéficie encore d’un statut de religion d’Etat. Mais la diversité des régimes juridiques ne doit pas être analysée indépendamment des évolutions politiques et sociales. Toutes les sociétés occidentales sont « sorties de la religion », au sens, répétons-le, d’une sortie d’un univers social et symbolique traditionnel marqué par la conjonction politico-religieuse, et non pas d’un effacement du religieux en lui-même dans ses dimensions non-politiques. Autrement dit, toutes ont rompu avec une conception où l’ordre politique est subordonné à une vision du monde religieuse (conception qui, notons-le, n’impliquait pas pour autant que l’Etat était subordonné à l’Eglise). Cette dissociation historique est passée tantôt par une évolution graduelle et pacifique de la société, tantôt par des réformes politiques actées d’en haut dans un contexte généralement conflictuel. De manière générale, une ligne de partage sépare l’Europe du Nord de l’Europe méditerranéenne : dans la première, c’est la voie sociétale non-conflictuelle qui l’a emporté, tandis que dans la seconde, c’est à travers des soubresauts et des allers-retours que le politique a imposé sa conception à une société parfois récalcitrante à accepter la « sortie du religieux ». Pour caractériser ces deux voies opposées, plusieurs sociologues français (Jean Baubérot, Françoise Champion) parlent, dans le premier cas, de logique de sécularisation, et, dans le second cas, de logique de laïcisation1. La laïcisation, telle que la définit la sociologue canadienne Micheline Milot, désigne un processus qui « introduit dans le politique une mise à distance institutionnelle de la religion dans la régulation globale de la société, notamment en contexte pluraliste »2. Le terme « laïcisation » correspond à peu près à l’anglais secularism. Le processus de laïcisation réaménage les rapports de l’Etat et des religions en autonomisant le pouvoir politique à l’égard de la religion et l’autorité religieuse à l’égard du politique. Ce deuxième versant permet de distinguer la laïcisation stricto sensu de la situation qui prévalait dans le monde communiste où l’autorité religieuse continuait à être dans une complète dépendance vis-à-vis du régime. Il en va de même dans des régimes dits de laïcité autoritaire dans le monde musulman où la religion musulmane reste étroitement contrôlée par l’Etat (cf. plus bas). La laïcisation d’un Etat induit une privatisation de la religion.
Sur le continent européen, le mouvement socio-historique de sortie de l’univers de la religion à partir de la fin du XVIIIe siècle a institué une nouvelle légitimité du pouvoir politique, légitimité immanente où les hommes sont les législateurs de la société. Pendant tout le XIXe siècle et le XXe, le processus d’affirmation de l’autonomie des sociétés humaines s’est approfondi et a abouti, par delà le maintien de situations juridiques d’organisation des rapports religion/Etat très diverses, à une convergence « laïque-séculière », pour associer dans un même terme la laïcité typique des sociétés catholiques de la secularity caractéristique des sociétés protestantes. Cette convergence repose sur trois principes : un principe de liberté religieuse en fonction duquel les droits de toute personne à pratiquer sa religion (non seulement dans la sphère privée mais aussi dans l’espace public) sont garantis dans les limites du respect de l’ordre public ; un principe d’égalité des citoyens interdisant toute discrimination liée à l’appartenance (ou la non-appartenance) à une religion ; un principe d’indépendance réciproque du politique et du religieux ce qui signifie aussi bien la liberté du politique par rapport aux religions que la liberté des religions par rapport au politique5. L’autonomie des hommes dans les affaires de la Cité va maintenant de soi pour la plupart des Européens ; elle tend à être perçue comme une dimension de la démocratie, ce qui fait que principe démocratique et principe laïque-séculier apparaissent de plus en plus comme les deux faces d’une même réalité. Dans ce face-à-face avec des Etats séculiers/laïques, les religions (tout au moins les Eglises chrétiennes) ont abandonné leurs prétentions à régenter la Cité terrestre. Elles gardent une fonction collective de pourvoyeuses de sens pour l’expérience individuelle ou collective, ce que la société démocratique n’est pas capable de produire. Cependant, même pour leurs fidèles, ce sens doit se limiter à une proposition et non se transformer en une imposition. En somme, les Européens ont une attente de type service public vis-à-vis des Eglises : elles assurent certains besoins religieux, la symbolisation de moments importants de la vie et d’autres services liés à l’assistance à autrui. Mais un service public face auquel la plus grande partie de la population se trouve dans une situation de consommateur irrégulier et passif. A ce titre de service public, les religions reçoivent, en Europe, divers types de reconnaissance par l’Etat. Le caractère formel ou informel de cette reconnaissance, et les dispositions qui y sont attachées, varient suivant les pays et les religions. Reconnaissance dans le sens que, même dans les pays de séparation, comme la France, on ne met pas sur le même pied les religions historiques et les nouveaux mouvements religieux : même si « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » selon l’article 2 de la loi de 1905, il y a quand même une forme de reconnaissance publique du religieux (par exemple par le biais du droit fiscal ou encore, symboliquement, lors de la cérémonie des voeux à l’Elysée). Dans d’autres pays, comme l’Italie, cette reconnaissance prend un aspect plus formel à travers la signature d’« ententes » (intesa) entre un culte particulier et l’Etat.
Pourtant, en dépit de cette empreinte religieuse sur le politique qui perturbe la conception de la laïcité reçue en France, les USA sont bel et bien un pays laïque depuis quasiment les débuts de la République. La constitution rédigée selon les conceptions de T. Jefferson et J. Madison6 et adoptée en 1787 est la première constitution laïque de l’histoire puisqu’elle repose sur trois principes : 1) la foi relève de la conscience de l’individu ; 2) (en conséquence), il faut éviter toute ingérence de l’Etat et rejeter toute idée de donner un statut officiel au christianisme ; 3) chacun est libre d’adhérer à la religion de son choix7. Bien que les treize colonies qui ont donné naissance aux Etats-Unis soient pour partie peuplées de protestants dissidents venus chercher en Amérique la liberté religieuse qui leur était interdite en Angleterre, la nouvelle constitution rompt dès le départ avec la conception chrétienne du théologico-politique : la souveraineté est populaire et ne vient pas de Dieu comme dans la doctrine calviniste. A la constitution s’adjoint un Bill of rights (déclaration des droits) qui proscrit toute religion d’Etat au niveau fédéral mais sans appliquer la même mesure aux Etats fédérés. De ce fait, la séparation Eglises/Etat ne sera appliquée que progressivement dans chacun des Etats (au Massachusetts seulement en 1833). Cette laïcisation de l’Etat ne signifie pas que la société se sécularise au même degré. Dans la plupart des Etats, seuls les protestants ont accès aux fonctions politiques jusqu’à la fin du XIXe siècle, les « papistes » sont suspects d’allégeance à une autorité étrangère (il faudra attendre le début des années 1960 pour que ce préjugé s’estompe et qu’un Kennedy catholique puisse accéder à la Maison-Blanche). On peut résumer l’équilibre du système américain né au XVIIIe siècle en disant qu’il instaure un Etat laïque mais sans laïcisme d’Etat. Il marque une nette séparation entre la sphère politique et l’autorité religieuse – le fameux « mur de séparation » (wall of separation) –, tout en laissant ouvert le dialogue entre la religion et la République.
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