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Scène dite « de première rencontre »

Publié le 10/10/2015

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Objet d?étude n°1: Le personnage de roman, du XVIIème siècle à nos jours Séquence 1 : « Leurs yeux se rencontrèrent? « : les scènes de rencontre amoureuse dans le roman du XVIIème au XXème siècle Lecture analytique : la « rencontre amoureuse « entre Emma et Charles Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857) Support: Depuis « Une jeune femme en robe de mérinos bleu? « jusqu?à « ?. en lui tendant son nerf de b?uf. « Scène dite « de première rencontre «. Passage essentiel car il s?établit un rapport entre les deux personnages dont la fiction développera les modalités, mais sans plus les remettre en cause ou presque, car s?y donne à lire une maîtrise parfaite du point de vue, car s?y multiplient ? comme partout ailleurs dans le roman, les notions de décors, d?ambiance, de geste, et enfin car s?y manifeste le travail de style flaubertien et le travail parodique également. I) La traditionnelle scène de rencontre débarrassée de tout romanesque excessif = un topos de la littérature romanesque et sentimentale transposé en étude de m?urs A- Le point de vue est celui de Charles : focalisation interne même si narration n?est pas prise en charge par Charles. Le regard du « connaisseur «. Un passage qui est presque entièrement à la focalisation interne : Charles n?est pas le narrateur, mais il prend en charge presque tous les aspects de la narration, depuis le verbe introducteur « fut surpris de «. Etudier la progression de la description, entièrement motivée par le personnage, et qui en suit le regard de manière très éloquente. Voir aussi le sujet des verbes, et le nombre de verbes de perception. Voir enfin comment le regard s?attardant sur Emma fait naître de nouvelles descriptions, entrecoupée par des retours à la narration qui ne lâchent pas pour autant le regard ou les sentiments de Charles. Significatif des goûts de Charles Bovary, mais aussi de la hiérarchie de ses centres d?intérêts : la découverte d?Emma est entrecoupée, dans notre extrait, de celle de la ferme qu?elle habite ? ce qui en dit long sur ses préoccupations. En effet, l?acte médical terminé, on redescend vers le rez-de-chaussée pour continuer l?exploration de la maison. La première phrase du troisième paragraphe isole Charles, qui voit seul la salle à manger. Ce ne sont pas les détails de la ruralité qu?il remarque d?abord, mais au contraire tout ce qui marque une certaine aisance : les meubles cossus « grand lit à baldaquin «, « haute armoire en bois de chêne « ; les couverts riches « avec des timbales d?argent «, ou encore l? « indienne à personnages représentant des Turcs «. Même la mention du « trop-plein du grenier « semble ici rassurante. Certes, nous apprendrons plus tard que le Père Rouault n?est qu?un dilapidateur, mais ce qui importe ici c?est l?effet de ces richesses paysannes sur Charles, absolument insensibles aux incongruités que l?ironie flaubertienne pointe du doigt (comme la grandiloquence des éléments décoratifs telle l?indienne, totalement inadaptée au lieu). Ainsi, c?est d?abord « l?odeur d?iris « qu?il remarque, avant celle des « draps humides «. Et en réalité, la ferme est loin d?être remarquable uniquement par son aisance : si les meubles sont cossus, des « sacs de blé « attendent au sol, les lieux sont « humides « comme les draps, et d?ailleurs la tête de Minerve encadrée décore un mur « dont la peinture verte s?écaillait sous le salpêtre «. L?héroïne est évoquée en une phrase : Son portrait se justifie très pratiquement par sa présence sur le seuil pour accueillir Charles. L?aspectualisation se réduit à deux caractéristiques élémentaires : sexe + âge : « jeune femme « + 3 détails vestimentaires : robe (attendu puisque personnage identifié comme féminin) + tissu bon-marché (effet de réel qui permet de la situer dans une échelle sociale) + 3 volants. La formulation est dépourvue d?emphase. Pas de coup de foudre. La mise en relation du personnage avec le cadre est beaucoup plus importante : la description de l?intérieur de ferme. Univers domestique (à détailler). Significatif de la hiérarchie des centres d?intérêt de Charles Le blessé accapare son attention sans que le souvenir d?Emma affleure à la surface du texte. B- Le personnage d?Emma gagne en importance : la nature de Charles fait qu?il est lent à se laisser émouvoir et peu sujet à mener plusieurs entreprises à la fois ni se laisser distraire Emma ressurgit dans le texte et donc le champ de perception de Charles quand les soins à donner au malade sont presque terminés. Présence d?Emma au chevet du père se justifie par son rôle de garde-malade. « Mademoiselle Emma « : Formulation respectueuse (des domestiques) qu?il convient d?attribuer à Charles qui la reprend à son compte comme il a compris la répartition des rôles. Permet d?identifier la jeune femme en l?individualisant à l?aide de son prénom (elle accède au statut de personnage de roman) De la dissocier, au moyen de l?appellatif « Mademoiselle «, de la servante qui, non identifiée n?est pas appelée à accéder au statut de personnage. Elle n?attire en rien son attention : son regard ne s?attarde pas sur elle en dehors de la tâche qu?elle effectue et elle ne fait l?objet d?aucune esquisse de portrait. En revanche, la maladresse d?Emma fait l?objet d?un compte-rendu et donc d?une observation détaillée qui ne détourne pas le regard de Charles de sa personne même pour la reporter sur son patient dont la colère est mentionnée mais pas décrite. Regard peu à peu plus attentif de Charles : une silhouette sur le seuil=>, une attitude dans la chambre => le détail de sa personne : regard admiratif mais non dénué d?esprit critique. « Main pas belle / un peu sèche. « (pas comme la main potelée des jeunes femmes oisives). «  Leurs yeux se rencontrèrent « (cf. ouvrage critique de Jean Rousset portant ce titre) : l?hypogramme (c'est-à-dire la formule culturellement pré-enregistrée dans la mémoire du lecteur et faisant partie de son horizon d?attente) : Spectacle plus qu?échange: impression de couleur « bruns/ noirs « domine sur message que les yeux adressent «  hardiesse candide « oxymore dont Charles ne perçoit pas l?énigmatique tension contradictoire. L?échange des regards, le traditionnel point culminant de la rencontre sentimentale et qui décide de la destinée du héros n?a ici pas plus d?importance que les autres échanges et ne modifient que très insensiblement le regard de Charles sur l?héroïne : premier témoignage d?admiration mais une admiration contenue et nuancée. Il continue d?engranger des détails charmants de la personne d?Emma, mais Charles ne perd pas la tête. Bovary = racine latine bos/ bovis (= le b?uf). II) Un blason fragmentaire et ambigu Éloge de la féminité La première chose qui « [surprend] « Charles, c?est la « blancheur de ses ongles «, longuement décris dans la suite de ce premier paragraphe. Surprise qui doit tenir à la faible expérience de Charles en la matière : ce n?est ni sa mère, ni HéloÏse qui auraient pu l?habituer à ce genre d?emblème. En effet, la blancheur des ongles est un signe aristocratique, qui dénote des soins tout particuliers (et l?on apprendra plus tard qu?Emma use de nombreux citrons pour les obtenir), et une attention soutenue à la féminité qui rend déjà Emma séduisante. Les deux premières phrases s?unissent dans l?accumulation de nasales « blancheur «, « ongles «, « brillants «, « fins «, « amande «, et l?harmonie de liquides et de [y]. La comparaison très normande « plus nettoyés que les ivoires de Dieppes « restitue l?émerveillement de Charles dans le cercle étroit de ses références, et signale ironiquement un « exotisme « tout relatif. Dans la deuxième partie de l?extrait, c?est encore la blancheur qui remotivera la description : « Son cou sortait d?un col blanc «, et le cou semble prendre la couleur du col dont il sort. Véritable canon de la beauté féminine. Les yeux sont d?autant plus valorisés qu?ils suivent la description de la main d?Emma, plutôt « défectueuse «. Pour la première description, ils apparaissent noirs (mais leur couleur change de manière curieuse au long du roman, puisqu?ils sont parfois bleus sombres). Le noir est donné comme un intensif du brun, peut-être parce qu?il est plus commun. Le mode de présentation, « ce qu?elle? c?étaient «, l?adverbe « franchement « et l?oxymore « hardiesse candide « concentrent tout le personnage dans ce regard. Regard plus troublant qu?il n?existe que dans l?ombre des cils (tout comme la main n?existe que dans la blancheur des ongles ?). La longue phrase de description des cheveux s?inscrit dans une thématique récurrente chez Flaubert. Elle commence par une surprise dont la cause est identique à celle causée par les ongles blancs : « pour la première fois de sa vie «, Charles remarque une coiffure, et, s?il ne peut comprendre qu?elle est romantique, il en saisit la séduction. Plusieurs réseaux sémantiques s?entrecroisent ici : la grâce (« lisse «, « fins «, « légèrement «, « ondés «) ; l?ordre (« deux bandeaux «, « un seul morceau «, « milieu «, « raie «, « séparé «) ; la pudeur (« légèrement «, « laissant voir à peine «), et enfin la sensualité, discrète ou plus apparente (« le bout de l?oreille «, « chignon abondant «).Toutes ces connotations se confondent en un transport de Charles : c?est toute la femme qu?il contemple dans cette chevelure. Rythme de la phrase flaubertienne particulièrement impressionnant ici : alternance de segments courts et longs, relance par les relatifs et par le « et « fréquent, on a l?impression d?un balancement qui suggèrerait à la fois l?onde des cheveux, et le transport de Charles. Les échos sonores enfin concourent à rendre cette chevelure prodigieuse, bien loin de ce que Charles s?était attendu à trouver dans sa campagne. Emma en Minerve L?attention aux détails très caractéristique de Flaubert est essentielle dans ce passage, et notamment dans la mention du portrait de Minerve qui suit la description de la salle principale. L?ordre de cette description vise d?ailleurs à mettre en valeur, à la fin, le portrait de Minerve qui nous ramène par les trois mots qui le soulignent à Emma, sur laquelle le regard de Charles reviendra peu après. Le fait qu?un portrait de Minerve, dessiné par Emma, soit accroché dans la salle à manger la ramène tout d?abord en maîtresse de maison. Implicitement, c?est donc elle qui tient la salle en ordre, qui parfume le linge et installe le couvert. Minerve, déesse maîtresse, virile, est donc en quelque sorte le symbole d?Emma, et l?opposition entre les dorures, l?académisme du sujet et le salpêtre du mur semble déjà annoncer ses troubles futurs. Mais le portrait de Minerve annonce également le « lorgnon « qui clôt le portrait. « Elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d?écaille «. Véritable incongruité, d?autant plus qu?elle suit la description de la roseur des pommettes, on ne peut plus conventionnelle. L?incise « comme un homme « insiste fortement sur cette virilité du personnage, et peut-être également sur le trouble de Charles qui la remarque. Par ailleurs, le jeu de la description se fonde ici autant sur la virilité que sur la charge d?érotisme : c?est Emma, qui les a glissés dans le corsage, et c?est Charles qui en contemple l?échancrure. C?est enfin dans les dernières phrases de l?extrait que l?on retrouve cette mention de la virilité d?Emma, avec l?épisode de la cravache. On peut interpréter de bien des manières cette scène de comédie, mais il faut tout de même noter que le jeu d?Emma avec la cravache entre réellement en résonance avec le lorgnon masculin. Pour faire simple, disons que c?est Emma qui la première, voit la cravache, que c?est elle qui se précipite le plus vite pour la ramasser, et que c?est Charles qui en éternel second attend qu?elle la lui tende. Par ailleurs, les sous-entendus du « nerf de b?uf « sont suffisamment évidents pour les citer, et l?on dira simplement pour finir que c?est Emma qui lui tend cet artifice on ne peut plus masculin. Une femme sensuelle Ce qui rend le portrait d?Emma éminemment sensuel, c?est tout d?abord l?importance très nette accordée par le regard de Charles à la chair, et à la peau. La description des mains tout d?abord le montre, même si elle n?est guère amène : « pâle «, « sèche «, « sans molles inflexions de ligne «. Puis la description se fait par le retour aux « lèvres charnues «, qui amènent au « cou blanc «, au « bout de l?oreille «, et enfin aux « pommettes roses «. Le portrait que Charles fait d?Emma est un blason totalement éclaté, totalement déconstruit, qui laisse de côté le visage (point central de tout portrait de femme !) pour ne s?intéresser qu?aux détails qui le fascinent : et ces détails sont, parce qu?ils touchent à la peau et à ses caractéristiques, particulièrement sensuels. Le geste d?Emma, qui mordille ses lèvres pendant le repas, en est sans doute l?apogée. Le début de cette description ne semble pourtant pas particulièrement sensuel : « comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en mangeant «, mais la sensualité arrive avec l?adjectif « ses lèvres charnues «. Cette mention de l?épaisseur de la chair et du mordillement annonce une sensualité toute particulière, d?autant plus qu?elle est associée au repas ? et donc à une forme de jouissance. Charles contemple cette érotisation, d?autant mieux qu?elle est conquête d?une première intimité : « comme elle en avait l?habitude «. Enfin, le rythme de la phrase (7/9/12/18), nettement ascendant, concourt à souligner l?importance de ce geste que l?on peut rapprocher du passage qui précède juste notre extrait, où Emma porte à sa bouche les doigts qu?elle se pique en cousant. La fin de la scène introduit donc le premier contact entre Emma et Charles, involontaire et maladroit. Contact physique particulièrement mis en valeur dans ce dernier passage narratif, à l?aide d?une succession de passés simples et de ruptures de rythmes continuelles crées par les nombreuses virgules. Le contact fort mince se résume au final à cette phrase : « comme il allongeait son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regardant par-dessus l?épaule? «. Le contraste entre la précision extrême de la narration, presque épique, et l?absence totale de formulation des sentiments des personnages est intéressant. On remarque qu?à l?absence de réaction de la part de Charles s?oppose la rougeur d?Emma. Certes, elle peut être mise sur le compte de la pudeur, mais cela semble démenti par le « regard « qui l?accompagne. Si Emma est certes une femme dont Charles remarque la sensualité, c?est plus que cela, une femme réellement sensuelle, et la focalisation interne s?efface alors pour nous montrer la réalité de cette caractéristique d?Emma. Cherchez l?ingénu (e) : une stratégie de séduction étudiée ? La focalisation interne dans la mesure où elle repose toute entière sur un observateur aussi lent à s?émouvoir que peu porté à s?interroger, ne permet que de déceler les indices d?une stratégie de séduction échafaudée par l?héroïne : un échange qui relève du traditionnel pathos (agir sur les passions de l?interlocuteur) et ethos (construire son personnage). Le pathos Des indices qui, concordants et réitérés, relèvent tous avec insistance de l?infime mais réelle transgression du code de chasteté, d?un érotisme discret fondé sur la non moins discrète suggestion, à proportion de la marge de man?uvre dont bénéficie une jeune fille bien élevée et qui tient à sa réputation. Se pique les doigts : Signale qu?elle est inapte aux travaux grossiers des servantes. Porte ses doigts à la bouche pour les sucer : attire l?attention sur sa bouche et ses doigts. ? Sensualité voulue. Effet immédiat: Charles prête attention à ses ongles qu?il admire: artifice dont Charles, marié à une veuve sur le retour, peu familier de l?univers des femmes, ignore tout. - Lecture ultérieure révèlera qu?Emma dépense énormément en jus de citron pour blanchir ses ongles « elle grelottait tout en mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues qu?elle avait coutume de mordillonner à ses moments de silence.  « Raison alléguée : «  comme la salle était fraîche «, celle à laquelle Charles/ personnage point de vue adhère sans suspicion aucune. Ne cherche aucune explication au mordillonnement : constate et ne mesure pas son émoi, en homme inexpérimenté, candide et dépourvu d?artifice. Effet produit : attire l?attention sur ses lèvres, partie du corps érotisée s?il en est. « que le médecin de campagne remarqua pour la première fois de sa vie. « La séduction a opéré : la coiffure ordinaire des femmes de l?époque. Emma est devenue unique pour Charles. Il est amoureux. « Ses pommettes étaient roses. Elle portait comme un homme ? « Description érotisée plus que regard de Charles : effet d?association et d?échos dans le choix du lexique : roses / boutons / corsage. La limite de ce que Flaubert, qui ne craint pas la paillardise dans sa correspondance, (cf. notamment lettres au dédicataire de Madame Bovary) peut se permettre pour respecter la psychologie de son chaste héros. Alléger la charge d?érotisme des lorgnons glissés dans le corsage et qui par métonymie disent le regard rapproché : «  comme un homme «. C?est Emma qui les a glissés là. Accomplissement chaste du désir et acte manqué « : il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille courbée sous lui. « «  en lui tendant son nerf de b?uf « = friponnerie de Flaubert qui se joue de son Bovary. (Premier lieu d?exploration spontanée = le lit.) Construction d?un ethos «  La tête de Minerve  « qui s?affiche avec une certaine ostentation au milieu de la pièce Au panthéon des dieux, modèle choisi = chaste déesse des vertus domestiques et de la raison => appel à l?identification comme le portrait révèle toujours le portraitiste (une part d?autoportrait) Dédicace = piété filiale et fille vertueuse sous la tutelle d?un père tient en respect les galants indélicats. Désamorce l?effet un peu ambigu des timbales d?argent, le lit à baldaquins qui trône au milieu de la pièce + draps humides par l?armoire laissée entrouverte. Atmosphère suggérée de ces dîners galants qui peuplent les romans réalistes. Discrète érotisation de la pièce et de la description (sélection des détails sur lesquels le regard s?arrête) Conversation : hiérarchie des sujets abordés Le père (convenance oblige et la tutelle de Minerve aussi) Une jeune femme en détresse : la plainte appelant naturellement le réconfort. La jeune fille ne songe qu?à quitter sa ferme? et son père tyrannique (scène à son chevet). III) Arts et détours de la description flaubertienne Emma : le divorce entre sa condition et ses aspirations Le personnage d?Emma apparaît dès cette scène de rencontre avec tous ses paradoxes, toutes ses failles qui seront caractéristiques du personnage jusqu?à la fin de l??uvre. Ainsi en est-il de sa main, et du regard que Charles pose sur elle. Cette main est en effet caractérisée par la dualité, l?opposition entre les ongles aristocratiques et la main elle-même, que Charles ne trouve pas belle. Tandis que les ongles essayent d?imposer un paraître aristocratique, comme idéalisé par le regard bourgeois de Charles, la main renvoie aux tâches ménagères : manque de pâleur (pâleur : beauté et oisiveté mondaine opposée au hâle du travailleur), sécheresse, absence de mollesse (encore un signe de travail, et ici de travail de ferme). Tout ceci est nettement renforcé par l?accumulation d?adverbes souvent dépréciatifs (« pourtant «, « point «, « un peu «, « trop «). On retrouve cette dualité dans la description des yeux, et surtout dans la presque oxymore « hardiesse candide «, mais aussi dans le décor de la salle commune. Ainsi, tout le personnage d?Emma est représenté dans cette opposition entre le caractère concret et réaliste de la salle de ferme, avec ses « sacs de blé « à même le sol et ses murs humides, et la « délicatesse « des ornements. C?est son romantisme kitsch que l?on retrouve dans « l?indienne à personnages représentants des Turcs « (et l?on songe aux descriptions à venir des romans historiques qu?Emma affectionne), dans « l?odeur d?iris «, dans la « dorure « qui encadre la tête de Minerve (et l?on note aussi le classicisme de cet exercice d?école, et l?admiration des Anciens, de l?historique, du romanesque toujours). Enfin, le divorce entre ses aspirations, voire ses prétentions et son statut réel est évoqué également dans la conversation du repas. Pour le rendre plus efficace, plus marquant, c?est au discours indirect libre que l?auteur annonce déjà l?ennui d?Emma : « Mademoiselle Rouault ne s?amusait guère à la campagne, maintenant surtout qu?elle était chargée presque à elle seule des soins de la ferme «. La seule femme de la maison ne s?identifie donc pas du tout au rôle que les circonstances lui font tenir. Le drame de toute une vie s?inaugure donc ici, dans une litote qui laisse entendre combien Emma s?ennuie. L?impossible romantisme Pour parachever cette vision d?Emma en attente, l?auteur nous offre son portrait dans une position qui reviendra souvent au cours du roman : celle d?Emma à la fenêtre : « il la trouva debout, le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés par le vent «. Ce regard de l?héroïne, qui met la vitre en écran entre la nature et son univers quotidien est très représentatif du personnage : dualité entre les vents violents du dehors (et sans doute, dans son esprit nourri de lectures romantiques, un paysage-état d?âme où elle retrouve la violence qu?elle aimerait trouver dans sa vie), et la froide quiétude de la salle commune d?une ferme. C?est encore un divorce intérieur que l?on lit, et qui connote, encore, l?ennui. Cette observation du vent et de sa violence sont peut-être enfin à mettre en rapport avec, dans cet extrait, l?absence totale de violence justement. Si Emma, lorsque Charles la frôle, rougit, on voit que lui n?a aucune réaction. Et toute cette scène de première rencontre montre bien l?apparente inertie de Charles. S?il est celui par qui la description nous parvient, il ne semble pourtant éprouver aucun sentiment. Ses constats sont toujours surpris, parce qu?il découvre un monde inconnu, mais vides de sensations amoureuses ou sensuelles. On peut rappeler la manière dont Emma rêvait l?entrée de la passion dans sa vie : « L?amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et des fulgurations ? ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l?abîme le c?ur entier «. Or, dans cette scène, c?est une platitude absolue qui se joue, et le seul ouragan du texte est celui du dehors qui a emporté les « échalas des haricots «. On est loin d?un début d?idylle romanesque dans ce texte qui ressemble davantage à un faux départ, un coup de foudre manqué. Et l?impossibilité du romantisme avait peut-être déjà été signalée par Flaubert dans l?ironique remarque de la conversation du repas : « les loups qui couraient dans les champs, la nuit «. La présence conjointe des loups et du vent annonce assez irrésistiblement le « Madame, il fait grand vent et j?ai tué six loups « de Ruy Blas. Cette référence, romantique s?il en est, introduite dans la platitude de la conversation, semble dénoncer l?impossibilité du romantisme. De la même manière, l?ironie terrible portée par l?auteur sur le regard de Charles lorsqu?il regarde la chevelure d?Emma et la raie qui s?enfonce « légèrement selon la courbe du crâne «. Le terme très médical de « crâne « dément alors le romantisme de la description et la replace dans le professionnel et l?attrait de Charles pour la phrénologie. Éléments de conclusion À la fois portrait complet de l?héroïne et scène de première rencontre, donc scène essentielle dans le roman. Ce qui frappe c?est sa construction, extrêmement morcelée : l?auteur alterne des passages de description, des retours à la narration avec l?introduction de différents discours qui font surgir des bribes de conversation, puis une longue ellipse (toute la fin du repas est mise sous silence, ainsi que la montée de M. Rouault dans sa chambre), puis, à l?aide de passés simples nombreux, une nouvelle scène dans la scène qui clôt l?extrait. Tout en effet n?existe dans ce texte qu?à l?aune de l?ironie latente qui s?y développe. Si, selon Flaubert, le narrateur doit être absent de son texte, il reste pourtant « présent partout «, comme il le dit également, dans ces marqueurs de l?ironie. L?auteur semble donc déconstruire littéralement tout ce qui est dit : chaque élan lyrique est brisé par l?ironie (voir la description de la chevelure et la mention du « crâne «, ou la description de la blancheur des ongles et les « ivoires de Dieppe «, les pommettes « roses « qui renvoient explicitement au blason médiéval). De la même manière que le texte est morcelé (et n?est-ce pas ce que Flaubert annonce lorsqu?il parle de « manger un morceau « ?), le blason est éclaté à la fois par le regard de Charles et sa fascination et par l?ironie du narrateur. Enfin, la présence de l?auteur est perceptible également dans un discret jeu de pronom personnel qui sort de manière évidente de la focalisation interne omniprésente. Ainsi, dans la phrase « son regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide «, que penser de ce « vous « ? Equivalent d?un « on «, il va au-delà de Charles, implique l?expérience générale et du même coup le lecteur. Il remotive ici l?illusion réaliste, mais en dénonçant du même coup la présence du narrateur.

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