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Spinoza: la liberté est-elle l'absence de contrainte ?

Publié le 26/01/2012

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spinoza

[Introduction]

[Introduction du problème] Spontanément, nous tendons à définir la liberté comme

l’absence de contraintes, soit encore comme la possibilité de faire tout ce que nous voulons,

quand nous le voulons et où nous le voulons. Dans une telle perspective, l’obligation d’avoir à

obéir à des règles de conduite ne peut apparaître que comme une atteinte à la liberté. Il ne

saurait notamment pas y avoir de liberté pour ceux qui vivent au sein d’un Etat, dans la

mesure où l’Etat est une institution dont le but est précisément d’édicter des règles de

conduite (=les lois) et de les faire respecter par la force. Mais cette vision des choses est-elle

recevable ?

[Thèse du texte] Si l’on en croit le texte que nous allons étudier, c’est loin d’être le

cas. Spinoza, en effet, s’y emploie à réfuter l’idée que vivre au sein d’un Etat soit

nécessairement renoncer à la liberté. Il montre au contraire que vivre au sein d’un Etat, c’est

être libre, à condition, toutefois, que les lois édictées par cet Etat soient l’expression même de

la Raison, et que ceux qui y vivent aient par ailleurs une juste conception de ce qu’est la

liberté véritable.

[Plan du texte (et du devoir)] Spinoza établit cette thèse dans un développement où

l’on peut distinguer quatre parties. Des lignes 1 à 2, il rapporte une double opinion sur la

liberté et l’obéissance, double opinion qui correspond à ce que nous avons présenté comme la

conception spontanée de la liberté. Des lignes 2 à 4, il réfute la première partie de cette double

opinion, en lui opposant la vraie conception de la liberté. Des lignes 4 à 10, il en réfute la

deuxième partie, en distinguant deux types d’obéissance. Enfin, des lignes 10 à 12, il tire les

conséquences de ce qui précède et établit donc la thèse que nous avons précédemment

dégagée, à savoir que pourvu que certaines conditions soitent respectées, vivre dans l’Etat,

c’est être libre.

[B. Développement]

[Commentaire de la première partie du texte]

[Analyse de la teneur de cette première partie] Comme le signale le syntagme «on

pense que…«, le texte s’ouvre sur l’expression d’une opinion que Spinoza ne fait que

rapporter, et dont la suite du texte montre qu’il ne la partage pas, mais qu’il s’emploie au

contraire à la réfuter. Cette opinion comporte deux idées dont l’une est la conséquence de

l’autre. Première idée : «être libre, c’est agir selon son bon plaisir«, autrement dit, c’est faire

ce que l’on veut, quand on le veut, au gré de ses désirs et de ses envies. Conséquence, et

deuxième idée donc : agir «par commandement«, c’est-à-dire agir en obéissant à la volonté de

quelqu’un d’autre (notamment celle de l’Etat), c’est être esclave. [Explication] Nous avons

affaire ici à une vision des choses assez courante, vision des choses que l’on pourrait qualifier

de “spontanéiste”, et qui aboutit à cette conséquence — suggérée par l’emploi du terme

«esclave« — qu’il n’y aurait pas lieu de faire de différence entre les esclaves de l’Antiquité

ou de l’époque coloniale, et les hommes vivant dans des Etats. Les uns comme les autres

seraient privés de toute liberté, dans la mesure où ils seraient tenus d’obéir à une volonté

étrangère à la leur, volonté des maîtres dans un cas, et volonté de l’Etat (exprimée par les lois)

dans l’autre.

[Commentaire de la deuxième partie du texte].

[Transition] Après avoir rapporté ces deux idées courantes, Spinoza entreprend de les

réfuter. [Analyse de l’argumentation.] À l’idée qu’être libre, c’est agir selon son bon plaisir, il

oppose d‘abord deux arguments, à savoir qu’agir ainsi, c’est : 1) «être captif de son plaisir« ;

2) «être incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile«, d’où cette conclusion qui

constitue un véritable renversement dialectique : «c’est le pire esclavage«. À cette même idée,

il oppose ensuite la vraie conception de la liberté, laquelle consiste «de son entier

consentement, [à vivre] sous la seule conduite de la Raison.«

Comment comprendre ces deux arguments et cette conception de la liberté véritable ?

[Explication] On doit d’abord comprendre qu’agir selon son bon plaisir, ça n’est pas

“faire ce que l’on veut”, comme on le croit souvent, mais faire ce que “veulent” nos envies et

nos désirs, ainsi que le suggère l’expression «être captif de son plaisir«. Mais en quoi est-ce

être privé de liberté ? Ne puis-je vouloir ce que “veulent” mes désirs ? Comme le montre la

suite du texte (trois autres occurrences du mot) la notion d’utilité est ici capitale. Il n’y a de

liberté, ou du moins de possibilité de liberté, que pour l’homme qui est «vraiment utile« à luimême,

c’est-à-dire pour l’homme qui agit dans son intérêt véritable. Dans le cas contraire, il

n’y a pas de liberté. Ceci étant dit, reste à comprendre pourquoi, quand on agit selon son bon

plaisir, on n’agit pas dans son intérêt véritable, voire contre lui. Un exemple tiré de

l’expérience ordinaire suffira à l‘expliquer. On admettra qu’un fumeur invétéré agit selon son

bon plaisir à chaque fois qu’il prend une nouvelle cigarette. En même temps, on sait

aujourd’hui qu’à long terme, son comportement risque d’avoir des conséquences nuisibles

pour sa santé. Maintenant, si nous admettons que tout homme a intérêt à ne pas exposer sa

santé, alors il apparaît clairement qu’en agissant selon son bon plaisir, le fumeur invétéré agit

contre son intérêt véritable. Et qu’il s’agisse d’une absence de liberté, en témoigne le repentir

de certains fumeurs qui disent “si j’avais su, j’aurais agi autrement”. Ils ont certes eu le

sentiment d’agir comme ils le souhaitaient avant leur repentir, mais, a posteriori, ils jugent

qu’ils ont agi à l’encontre de ce qu’ils auraient souhaité s’ils avaient été mieux informés.

À l’inverse, vivre sous la conduite de la «Raison« c’est, comme le suggère la suite du

texte, vivre dans un Etat dont toutes les lois sont l’expression de la Raison. Or la Raison est,

entre autres choses, la faculté d‘anticiper les conséquences de nos actes à court, moyen et long

terme. Elle est donc la faculté qui nous éclaire sur ce qui nous est vraiment utile. Aussi la

liberté véritable consiste-t-elle à vivre dans un Etat dont les lois sont l’expression de cette

faculté, à condition toutefois, précise Spinoza, que nous y vivions «de [notre] entier

consentement«. Dans la mesure où la dernière partie du texte reviendra sur cette condition,

nous n’en dirons pas plus pour le moment.

[Ultime problème et ébaucxhe de solution] Reste à présent à élucider un dernier point :

même si l’on admet que vivre au gré de ses envies et de ses désirs, au lieu de vivre sous la

conduite de la Raison, c’est être privé de liberté, en quoi est-ce «le pire esclavage« ? N’est-il

pas pire encore d’être esclave, au sens antique ou colonialiste du mot ? Une réponse possible à

cette objection est d’invoquer l‘exemple du philosophe stoïcien Epictète, qui a été esclave

durant une période de sa vie. Nul doute que Spinoza aurait considéré qu’en dépit des

apparences, Epictète était plus libre que ses maîtres, dans la mesure où, contrairement à ces

derniers, il vivait entièrement sous la conduite de la raison et contrôlait ses désirs et ses

passions.

[Commentaire de la troisième partie]

[Transition et énoncé de la thèse de la troisième partie] À présent que se trouve réfutée

l’idée qu’être libre, c’est agir selon son bon plaisir, Spinoza en arrive à la réfutation de sa

conséquence, à savoir que tout commandement rendrait l’homme esclave. [Analyse de

l’argumentation] L’argument qu’il utilise consiste à distinguer deux types de commandements

: 1) Celui qui contraint l’homme à agir dans l’intérêt du donneur d’ordre ; 2) Celui qui

contraint l’homme à agir dans son propre intérêt. [Poursuite de l’analyse et explication]

Spinoza reconnaît que dans le cas du premier type de commandement, «l’agent« (=l’homme

qui agit conformément à l’ordre reçu) est effectivement esclave. C’était la situation des

esclaves au sens antique ou colonialiste du mot. Ce serait, plus généralement, la situation de

tout être humain soumis à un régime d’oppression et d‘exploitation absolus. Dans le cas du

deuxième type de commandement, en revanche, les choses sont plus ambiguës. Certes, dans

ce deuxième cas, l’agent est «en quelque manière« privé de liberté, comme l’a d’emblée

reconnu Spinoza au début de cette troisième partie du texte. Mais en même temps, c’est dans

son propre intérêt qu’il est contraint d’agir. De sorte que, malgré lui, il se rend service à luimême,

à la grande différence de l’esclave. C’est la situation des hommes qui vivent dans un

Etat dont «la loi suprême est le salut de tout le peuple, et non l’intérêt de celui qui

commande«. Comprenons : un Etat où toutes les lois découlent de cet unique principe :

préserver l’intérêt véritable de chacun, et non un Etat tyrannique. Dans un tel Etat, l’homme

est dans une situation intermédiaire entre l’absence de liberté et la liberté : absence de liberté,

car il est contraint d’obéir aux lois ; liberté, car en obéissant aux lois, il agit dans son intérêt

véritable. Il a donc un statut intermédiaire entre celui d’esclave et celui d’homme libre. Cet

état intermédaire, Spinoza le nomme l’état de «sujet«.

[Commentaire de la quatrième partie]

[Transition] Au point où nous en sommes de l’explication, nous savons quelle est la

pire forme d’esclavage, nous savons aussi en quoi consistent l’esclavage proprement dit et la

sujétion. La question qui se pose alors est la suivante : en quoi consiste la liberté ? La

deuxième partie du texte a déjà amplement anticipé sur la réponse à cette question. Nous y

avons vu, en effet, qu’une des conditions nécessaires pour être libre, c’était de vivre sous la

conduite de la Raison. Spinoza revient sur cette idée dans la dernière partie. [Thèse de la

quatrième partie et formulation du problème qu’elle pose.] Il confirme, en effet, que c’est

dans un Etat «dont les lois sont fondées en droite Raison« que l’homme a la possibilité, «dès

qu’il le veut«, d’être libre. Mais dans la mesure où un tel Etat n’est pas autre chose que l’Etat

dont «la loi suprême est le salut de tout le peuple« (3e partie), la question qui se pose encore

est alors de savoir ce qui fait la différence entre le «sujet« et l’homme libre. [Solution du

problème.] C’est ici qu’intervient le deuxième facteur constitutif de la liberté. Deuxième

facteur déjà évoqué dans la deuxième partie du texte et que Spinoza évoque à nouveau ici : à

la différence du «sujet«, c’est «de son entier consentement« que l’homme libre vit sous la

conduite de la Raison. En d’autres termes, il est d’accord avec les lois de l‘Etat. Il ne peut

donc plus les vivre comme une contrainte. En obéissant aux lois, il obéit aux mêmes règles

que celles qu’il se donnerait à lui-même si l‘Etat n’existait pas. Bref, la volonté de l’Etat est

identique à sa propre volonté. Tout se passe donc comme si en lui obéissant, il s’obéissait à

lui-même : il est autonome. [Formulation d’un ultime problème et solution] Mais, objectera-ton

encore, par quel “miracle” l’homme libre arrive-t-il à un tel résultat ? Et pourquoi Spinoza

écrit-il que chacun, «dès qu’il le veut«, peut y parvenir ? La réponse n’est pas dans le texte.

Mais on peut facilement deviner qu’elle consiste à dire que l’homme libre fait usage de la

Raison qui est en lui. Or, les lois de l’Etat dans lequel il vit étant elles aussi l’expression de la

Raison, il ne peut que reconnaître qu’elles servent ses intérêts véritables et les approuver. Et

on admettra encore que faire usage de sa Raison, chacun le peut «dès qu’il le veut«.

[Conclusion]

Au terme de cette explication, trois points ressortent clairement :

1. La conception spontanéiste de la liberté paraît bien naïve et superficielle. Difficile,

en effet, de ne pas être d’accord avec Spinoza quand il distingue l’action qui nous est

vraiment utile, et l’action qui nous fait simplement plaisir. Difficile encore, de ne pas le suivre

quand il distingue les commandements qui servent les intérêts du donneur d’ordre et les

commandements qui servent les intérêts de celui qui les reçoit. Dirait-on d’un enfant que ses

parents empêchent de sauter du dixième étage qu’il est leur esclave ?

2. L’opposition de la liberté à l’absence de liberté est trop grossière pour rendre

compte de la réalité. En effet, il y a au moins deux degrés dans l’esclavage, le pire étant

l’esclavage de qui vit au gré de ses désirs, en l’absence de tout contrôle de la Raison.

Pareillement, il y au moins deux degrés dans la liberté, la sujétion étant son degré le plus bas.

3. La liberté pleine et entière (son degré maximal) est probablement quelque chose de

rare et difficile. Car il n’est déjà pas facile pour l’être humain de faire usage de la Raison.

Mais il est peut-être plus difficile encore d’instaurer un Etat dont toutes les lois soient

l’expression de cette même Raison.

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