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Une guerre tant annoncée...

Publié le 27/02/2008

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17 janvier 1991 -   Le 2 août 1990, à 1 h 30 du matin, le téléphone sonne dans le palais du jovial prince héritier Saad Abdallah, premier ministre du Koweït.

   Au bout du fil, son ministre de la défense lui annonce, d'une voix angoissée, que des centaines de chars lourds irakiens sont en train de franchir la frontière et foncent vers la capitale. Trois heures plus tard, cheikh Jaber, chef de la famille régnante des Al-Sabah, s'envole vers l'exil à bord d'un hélicoptère américain. Pour la première fois, l'armée d'un pays arabe vient d'en envahir un autre. La crise du Golfe éclate.

   Cette crise couvait depuis des mois, longtemps inaperçue des diplomates occidentaux et de leurs gouvernements, trop absorbés par le grand remue-ménage européen. A plusieurs reprises, en ce premier semestre de 1990, Saddam Hussein-au pouvoir depuis juillet 1979-lance des mises en garde dont la violence de ton stupéfie et alarme ses pairs arabes. Ce sont autant de menaces, à peine voilées, envers les riches-trop riches, selon Bagdad-pétromonarchies du Golfe, tenues pour de simples suppôts de l' " impérialisme américain. " Le 23 février, à Amman, lors d'un sommet diplomatique régional, le président irakien traite le Koweït et l'Arabie saoudite en accusés. Il leur enjoint d'annuler la dette-30 milliards de dollars-contractée auprès d'eux par l'Irak pendant sa guerre contre l'Iran et leur réclame, de surcroît, un don équivalent. Faute de quoi, il promet des représailles...

   Le 28 mai, Saddam Hussein enfonce le clou à l'occasion d'une réunion de la Ligue arabe, qu'il accueille à Bagdad. Il reproche aux Etats du Golfe d'extraire trop de pétrole, ce qui contribue, selon lui, à déprécier les cours du brut. " Chaque baisse de 1 dollar par baril, calcule-t-il, fait perdre à l'Irak 1 milliard de dollars par an. " Il accuse certains de ses " frères arabes " -en premier lieu le Koweït-de lui livrer une " guerre économique ".

   Le 16 juillet, Tarek Aziz, chef de la diplomatie irakienne, remet au secrétaire de la Ligue arabe un mémorandum anti-koweïtien, qui a la tonalité d'un réquisitoire, et où-nouveau grief-Bagdad accuse son petit voisin de lui voler une partie du brut extrait du champ pétrolifère-et frontalier-de Roumaylah.

   Jusqu'au bout cependant, aucun dirigeant arabe ne croira au danger d'invasion, tant celle-ci leur semble sacrilège. Choisi comme médiateur par la Ligue arabe, le président égyptien Hosni Moubarak reçoit-ou plutôt croit recevoir-de Saddam Hussein, le 24 juillet à Bagdad, des assurances apaisantes. " Aussi longtemps que les discussions dureront entre l'Irak et le Koweït, je n'utiliserai pas la force ", promet le maître de Bagdad à son " frère Moubarak ". Une semaine plus tard, le 1e août vers midi, au lendemain des ultimes et infructueuses discussions de Djeddah, Saddam Hussein donne le feu vert à son armée pour la nuit suivante. Son homologue enragera d'autant plus d'avoir été trompé qu'il s'était aussitôt trop imprudemment porté garant du statu quo auprès des dirigeants américains et koweïtiens.

Un immense malentendu ?

   La guerre est aussi le fruit d'un immense malentendu entre Bagdad et Washington, qui s'est alourdi au fil des mois menant à cette nuit fatale du 2 août où le Koweït perdit sa liberté. Les dirigeants américains et irakiens n'ont cessé, pendant cette période d' " avant-crise ", de se méprendre les uns sur les autres, de méjuger leurs intentions mutuelles, d'échanger mots et signes mal interprétés.

   Les légèretés de l'Amérique frisent parfois l'incohérence, avant que son aveuglement ne la trahisse. Au gré de ses porte-parole, Washington oscille, à l'égard de Bagdad, entre fermeté et complaisance, passant, sans logique apparente, des menaces aux compliments.

   Homme-clé des contacts avec Bagdad, le sous-secrétaire d'Etat John Kelly incarne, pour le pire, cette ambiguïté américaine. Reçu le 12 février par Saddam Hussein, il lui déclare : " Vous êtes une force de modération dans la région. Les Etats-Unis souhaitent élargir leurs relations avec l'Irak. " Aux anges, le président irakien rapporte aussitôt par téléphone ces propos flatteurs au roi Hussein de Jordanie. Le 2 avril, dans un discours radiodiffusé, Saddam Hussein affirme : " Si Israël tente quoi que ce soit contre l'Irak, nous ferons en sorte que le feu ravage la moitié de ce pays. " Stupeur à Washington où l'on met vite à l'étude une série de mesures de rétorsion financières et commerciales. Divisée quant à leur opportunité, l'administration Bush traînera les pieds et ces sanctions, au bout du compte, resteront lettre morte.

   Le 25 avril, à l'occasion de la fin du Ramadan, le président Bush adresse un message d'amitié à son homologue irakien. Intervenant devant une sous-commission du Congrès, deux jours avant l'invasion du Koweït, John Kelly réaffirmera, avec une insistance maladroite, qu'aucun traité de défense ne lie l'Amérique aux Etats du Golfe.

   Saddam Hussein est d'autant plus enclin à accueillir cette passivité comme une garantie de non-intervention que, le 25 juillet, au cours d'un entretien fort courtois, dont on connaît aujourd'hui les moindres répliques, l'ambassadeur américain, April Glaspie, lui a affirmé que Washington " n'a pas d'opinion " sur le conflit frontalier irako-koweïtien. Pourquoi diable douterait-il désormais de la relative bienveillance occidentale ? Pour sa part, l'Amérique, jusqu'au bout, ne veut pas croire à l'inéluctable. Ni les alertes lancées dès le début de mai par la CIA-qui jugeait " probable " une attaque irakienne contre le Koweït-ni les mises en garde, peu de temps après, d'une équipe d'experts israéliens en visite à Washington ne convaincront l'administration Bush, assez tôt, du danger.

" George, il ne s'arrêtera pas. "

   L'URSS n'a pas été plus clairvoyante. Lorsqu'un journaliste de l'agence Tass apprend la nouvelle à Edouard Chevardnadze, tout juste descendu de son avion, le chef de la diplomatie soviétique, répond, interloqué : " Quelle invasion ? " L'agression commise par leur " client ", qu'ils croyaient si bien connaître, prend les Soviétiques à contre-pied. La réaction de Moscou est immédiate. Dès le 2 août, l'URSS suspend toute livraison d'armes à l'Irak. Surtout, le lendemain, Edouard Chevardnadze signe avec son homologue américain James Baker une déclaration appelant la communauté internationale à " prendre des mesures pratiques " contre Bagdad.

   C'est peu dire, car leur initiative a une portée historique. Pour la première fois, Américains et Soviétiques décident de s'atteler ensemble au règlement d'un conflit régional, le premier conflit de l' " après-guerre froide ". Fini le temps des guerres par procuration, des affrontements indirects, des luttes d'influence attisées sur les champs de bataille du tiers-monde. Au nom de la détente, Moscou et Washington s'efforcent d'allier leurs énergies au service du nouvel ordre mondial. C'est une métamorphose des relations internationales.

   Fidèle à cette " nouvelle pensée diplomatique ", l'URSS, malgré quelques inflexions, maintiendra son soutien aux Etats-Unis jusqu'au bout de la crise.

   Là réside la faute initiale-et majeure-de Saddam Hussein : avoir dressé un mauvais diagnostic de l'état du monde. Son analyse s'appliquait à une réalité déjà disparue, celle de l' " avant-Gorbatchev ". Comment le cynique-et intelligent-président irakien a-t-il pu négliger les premiers ravages de la perestroïka dans le monde arabe, qu'annonçait le plus spectaculaire d'entre eux, l'émigration massive des juifs soviétiques ? Saddam Hussein n'a pas tenu compte du souci de l'URSS, dégrisée de ses chimères impériales, de se désengager militairement du Proche-Orient. Il a oublié que le monde arabe, désormais privé du soutien inconditionnel de Moscou, ne pouvait plus espérer exploiter la vieille rivalité soviéto-américaine.

   En corollaire, le président irakien a sous-estimé la volonté et les moyens de riposte des Etats-Unis, auxquels le forfait soviétique avait abandonné le monopole de la superpuissance. La détermination de George Bush est à la mesure de l'irritation qu'il ressent d'avoir été induit en erreur par le président Moubarak et le roi Hussein qui ont, de bonne foi, endormi sa méfiance. D'emblée, il partage la crainte de Margaret Thatcher qui, dès le 2 août, le met en garde contre Saddam Hussein : " Vous devez le savoir, George, il ne s'arrêtera pas. " Le 7 août, à la demande de l'Arabie saoudite, les Etats-Unis lancent " Bouclier du désert ", la plus vaste opération militaire depuis la guerre du Vietnam. Le lendemain, Bagdad annonce la " fusion totale et irréversible " de l'Irak et du Koweït, qui deviendra sa " dix-neuvième province ". Saddam Hussein contrôle désormais plus du cinquième des richesses pétrolières du monde.

Le retour en force de l'ONU

   Le président irakien-autre erreur-a fait l'impasse sur la volonté soviétique de voir les Nations unies jouer à nouveau pleinement leur rôle, au point de suggérer-comble de " légitimisme " onusien-le recours à des mécanismes prévus par leur Charte, tel le comité d'état-major, mais jamais mis en oeuvre jusqu'ici. Dès le 2 août, la grande maison de verre des bords de l'East River devient, de ce fait, le principal centre de traitement de la crise.

   La solidarité entre Washington et ses alliés s'y déploie au sein du Conseil de sécurité. Celui-ci adopte douze résolutions consacrées à la crise, entre la 660 ( 2 août), exigeant le " retrait immédiat et inconditionnel " des forces irakiennes du Koweït, et la 678 ( 29 novembre) autorisant, à partir du 15 janvier, le recours à la force pour rétablir la souveraineté de l'émirat. Ce dernier texte marque la rupture entre deux stratégies, celle-patiente-de l'embargo et celle-plus immédiate-de la menace de guerre.

   Sourd aux sanctions de l'ONU, Saddam Hussein choisit la surenchère.

   Dans la nuit du 17 au 18 août, il décide de retenir en otages des dizaines de milliers de ressortissants " des nations agressives " présents en Irak et au Koweït, au mépris des plus élémentaires règles de droit international. Parmi ces " invités " du " peuple d'Irak ", quelques centaines sont dispersés sur des sites stratégiques où ils resteront, dit-on à Bagdad, aussi longtemps que l'Irak ne sera pas convaincu des intentions pacifiques du monde à son égard. Il s'agit, pour Saddam Hussein, de transformer ces civils étrangers en " boucliers humains " qui seraient à leur corps défendant en première ligne en cas d'attaque contre les objectifs militaires et économiques de l'Irak. Le dictateur irakien lance un défi majeur à ses adversaires en jouant sur quelques cordes sensibles des opinions occidentales. Le 23 août, on le voit apparaître pour la première fois sur l'écran de la télévision irakienne, dans le rôle d'un aimable maître de céans devisant avec des otages britanniques. Mais George Bush refuse de se laisser happer par une nouvelle crise des otages semblable à celle qui, en Iran, traumatisa l'Amérique, dix ans plus tôt.

La " diplomatie des otages "

   Alors, Saddam Hussein gère avec habileté son stock de prisonniers, en mettant en scène des libérations collectives-d'abord au compte-gouttes puis par " paquets ",-le plus souvent concédées à d'anciens gouvernants ( Edward Heath, Willy Brandt) ou à des personnages en mal de publicité ( Kurt Waldheim, Jean-Marie Le Pen)-venus en " pèlerinage " à Bagdad. Mais au fil des semaines, cette " diplomatie des otages " s'use sans atteindre son principal objectif : arracher à la coalition liguée contre lui un engagement de non-agression. Saddam Hussein y met fin en plusieurs étapes : autorisation de sortie accordée aux femmes et aux enfants ( 28 août), puis aux Français ( 23 octobre), annonce de la libération des otages entre Noël et la fin mars ( 6 décembre). En fait, tous ceux qui le souhaitaient auront pu quitter l'Irak avant le 13 décembre.

   Mis au ban de la communauté internationale, le régime de Bagdad cherche à briser son isolement. D'où la spectaculaire volte-face irakienne du 15 août envers Téhéran. Ce jour-là, Saddam Hussein capitule en rase campagne en acceptant les conditions mises par l'Iran à un accord de paix entre les deux voisins : retrait irakien du territoire iranien, échange immédiat et total des prisonniers de guerre. Trop heureux de cette victoire à retardement, deux ans après la fin du premier conflit du Golfe, les dirigeants de la République islamique empochent la mise mais se gardent bien de voler au secours de l'Irak. Pour le président iranien Hachemi Rafsandjani, artisan tenace du rapprochement vers l'Occident, il n'est pas question de renier cette politique de longue haleine pour le bénéfice aléatoire d'une alliance de circonstance avec le voisin détesté.

Ali Baba et Saladin

   Sur le champ de bataille, l'Irak fait face à une coalition militaire de vingt-huit nations dont la difficile coordination est mise au point le 6 novembre par un accord signé entre James Baker et le roi Fahd d'Arabie saoudite. Le 7 novembre, les Etats-Unis annoncent le renforcement massif de leur dispositif qui, à terme, comprendra notamment 430 000 hommes, 1 000 chars, 1 500 hélicoptères et plus de 1 300 avions. Le 15 septembre, la France décide l'envoi en Arabie saoudite de plus de 4 000 hommes dans le cadre de l'opération " Daguet ", la plus importante depuis la guerre d'Algérie. Le premier détachement arrivera le 29 septembre. Douze mille soldats français se trouvent aujourd'hui dans le Golfe.

   Saddam Hussein fait figure d'ores et déjà de " grand perturbateur " du monde arabe.

   A l'immense masse des pauvres, il se présente en justicier infligeant aux satrapes le sort qu'ils méritent. Nouvel Ali Baba dévalisant la " caverne des voleurs " du Golfe, il prétend récupérer une partie de la rente pétrolière dont le monde arabe est, selon lui, injustement dépossédé. Incarnant, à contre-emploi, un Saladin moderne qui menace d'une nouvelle guerre sainte les infidèles et leurs laquais corrompus, Saddam Hussein tient aussi un langage " nationaliste religieux " au service d'un idéal à première vue pourtant bien lointain, le panarabisme " laïque " du parti Baas. Enfin, il emprunte à un registre plus classique du répertoire arabe, le refus haineux d'Israël.

   Dénonçant un complot " impérialiste et sioniste " dans l'alliance privilégiée qui unit Washington et Jérusalem, il tente de faire oublier son forfait en dressant, dès le 12 août, un parallèle-juridiquement faux et historiquement contestable-entre l'annexion du Koweït et l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza. Qu'importe, car seuls comptent aux yeux des foules arabes la douloureuse frustration née de leur impuissance à récupérer les territoires passés à l'ennemi, le reproche de complaisance envers Jérusalem adressé en permanence à l'Amérique, les critiques lancées à l'Occident soupçonné de tenir un double langage et de réagir diversement à l'injustice, au gré de ses amitiés et de ses intérêts.

   C'est à propos de la Palestine, vieille blessure dans le flanc du monde arabe, qu'ont échoué toutes les ébauches de discussions entre Washington et Bagdad-jusqu'à la rencontre James Baker-Tarek Aziz du 9 janvier à Genève. Jusqu'au bout, les Etats-Unis auront farouchement refusé de laisser, dans la négociation, s'établir un " lien " entre la crise du Golfe et le conflit israélo-palestinien-en s'engageant par exemple à organiser, une fois le Koweït évacué, une conférence de paix au Proche-Orient-car c'eût été à leurs yeux récompenser l' " agresseur " irakien, trop heureux de passer, dans cette hypothèse, pour le meilleur serviteur de la nation arabe. Mais jusqu'au bout aussi, Saddam Hussein aura utilisé la Palestine comme alibi suprême de sa volonté de puissance.

JEAN-PIERRE LANGELLIER Le Monde du 18 janvier 1991

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