Devoir de Philosophie

« Une Thèse Nous Traverse, Une Histoire Nous Habite » (Tzvetan Todorov)

Publié le 11/09/2006

Extrait du document

histoire

Certains écrivains pensent qu’une thèse se suffit à elle-même, et d’autres préfèrent la rendre plus accessible en l’illustrant d’une histoire. Tzvetan Todorov a dit : « Une thèse nous traverse, une histoire nous habite. « Une thèse doit-elle vraiment être entourée d’une histoire pour habiter le lecteur, ou doit-elle au contraire être présentée sans artifices ? 

Une « thèse « est une opinion, un point de vue. Le sens du terme s’étale de « hypothèse « à « certitude «. Une thèse peut être appuyée par des faits, des preuves, des indices, des exemples ou simplement une conviction personnelle. Elle peut toucher des domaines divers. Une « histoire « recouvre aussi plusieurs réalités, de la fiction à l’anecdote, du roman à l’exemple historique... Selon Todorov, une thèse « traverse «, c’est à dire nous passe à travers, ce qui fait penser à l’expression « entrer par une oreille et sortir par l’autre «. Cela donne une impression de fugacité. Toujours selon lui, une histoire « habite « le lecteur, c’est à dire vit en lui, durablement. Mais veut-il seulement dire qu’il la comprend ? Qu’il la « digère « la mémorise ? Ou encore qu’elle pousse le lecteur à devenir le relais de la thèse ?

Certes, une thèse peut se suffire à elle-même, mais une histoire permet de mieux l’illustrer. L’une ou l’autre peut être préférable selon le type de thèse et le public visé.

 

Beaucoup considèrent que l’exposé d’une thèse est suffisant.

Tout d’abord, il est clair et didactique, sans superflu. Une bonne explication n’a pas nécessairement besoin d’une illustration, et peut même être plus facile à comprendre sans, pour ceux qui ont du mal à généraliser à partir d’un cas particulier. Les articles de l’Encyclopédie, par exemple, sont une référence, écrits par les meilleurs écrivains, philosophes et scientifiques de l’époque des Lumières. Ils se présentent comme des articles de dictionnaire, plus développés et parfois argumentés. La lettre ouverte J’Accuse, écrite de Zola pour défendre Dreyfus, n’est pas non plus accompagnée d’une histoire, mais encore maintenant, impressionne par le talent de l’auteur pour convaincre.

De plus, une thèse seule est parfois indispensable. On ne peut pas tout expliquer à travers une histoire, pas plus qu’on ne peut expliquer une notion qu’on ne comprend qu’à travers cette histoire : « ce qui se comprend bien s’énonce clairement «. Comment « raconter « une propriété mathématique ou physique ? Comment « raconter « une conception philosophique ? Les essais sont un genre représentatif : ceux de Descartes ou de Pascal, par exemple. Dans son Discours de la méthode, Descartes affirme qu’il faut rejeter les conjectures pour ne fonder un raisonnement que sur les évidences, partir des connaissances simples pour en déduire des plus compliquées. Ce genre de thèse gagnerait difficilement à être accompagné d’une histoire.

Enfin, un simple exposé force à choisir un camp, à approuver ou désapprouver la thèse. Il permet de réfléchir par soi-même, à travers sa propre expérience, ses propres connaissances, et pas seulement à travers un simple exemple imaginaire. On pense notamment à un extrait du Contrat social de Rousseau, sur la division des gouvernements, dans lequel il définit les différents régimes, monarchie, aristocratie et démocratie, et raisonne sur les conséquences de chacun. À partir de cet énoncé fait par l’auteur, on peut se faire sa propre opinion, changer d’avis ou rester sur sa position.

Cela dit, une thèse seule a ses limites : elle n’agit que sur le cerveau et pas sur le cœur, ce qui est un de ses avantages, car cela fait réfléchir, mais aussi son défaut le plus gênant, car pour convaincre, le ressenti du lecteur est capital, parfois même plus que son raisonnement. Comparons sur l’origine radicale des choses, un essai de Leibniz, et Candide, où Voltaire reprend les idées de Leibniz et en rit en les transformant en l’optimisme béat de Pangloss. Le second ouvrage est bien plus attrayant, et beaucoup plus lu encore de nos jours, même par les personnes qui partagent l’opinion de Leibniz. En effet, la raison n’est pas tout, les lecteurs ont aussi besoin d’émotions et d’exemples.

Une histoire peut donc permettre de mieux illustrer une thèse.

Elle est plus facile à suivre pour un plus grand nombre de personnes, instruit à travers un exemple, et divertit aussi, ce qui la rend plus attractive. Les contes philosophiques de Voltaire ou Diderot, comme Candide ou le Supplément au Voyage de Bougainville, défendent une thèse, mais font aussi rire ou pleurer. Mieux, ils permettent à tous d’appréhender les conséquences concrètes d’une thèse. L’histoire des Troglodytes, racontée dans l’extrait du corpus des Lettres persanes de Montesquieu, montre les conséquences d’une société individualiste et égoïste, et celles d’une société vertueuse et solidaire. Ces deux exemples sont bien sûr des caricatures, mais cette « simulation « montre en quelque sorte ce qu’il faut éviter et ce qu’il faut viser.

Une histoire a un grand pouvoir de représentation, à travers des exemples, comme on vient de le montrer, et le lecteur doit « décoder «, interpréter ces symboles. L’opinion de l’auteur est moins « visible «, il laisse la parole à ses personnages, qui peuvent représenter des points de vue différents, et même s’il peut donner l’avantage à l’un de ces points de vue, c’est en définitive au lecteur de se faire son idée sur ce que l’auteur voulait dire, et sur ce que lui veut en garder. En effet, elle permet aussi de relativiser des thèses souvent trop extrêmes. On le voit par exemple dans l’utopie de L’île des esclaves, où Marivaux s’amuse à inverser les rôles, entre maîtres et esclaves, ce qui donne une pièce amusante, mais aussi une illustration de l’injustice de l’esclavage, dans un « sens « comme dans l’autre ; le maître du jeu conclut d’ailleurs la pièce sur cette phrase : « Vous avez été leurs maîtres, et vous avez mal agi, ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent. Réfléchissez là-dessus. «

Le lecteur d’une histoire se met à la place des personnages, ce qui permet d’agir sur ses sentiments autant que sur sa raison. Il souffre pour les personnages si quelque chose d’injuste leur arrive, et va donc prendre position contre cette injustice ; il est amené à suivre le même cheminement de pensée qu’eux, car il partage, en quelque sorte, leur parcours, et va donc arriver à la même conclusion. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose : en effet, le lecteur risque de se laisser influencer voire manipuler par l’histoire et donc par l’auteur, et de ne pas réfléchir par lui-même. Mais cela peut aussi lui donner des « pistes « de réflexion, et dans ce cas alimenter ses opinions sans les remplacer.

Une histoire permet de présenter une thèse à travers une morale, comme les Fables de La Fontaine. Mieux que la sèche présentation de cette thèse, une morale apporte certes quelques réponses, mais s’ouvre surtout sur de nouvelles questions. Elle ne clôt pas la réflexion, mais la relance. On peut donc dire que sur ce point, une histoire est souvent plus efficace qu’une thèse pour faire réfléchir. Ce n’est pas par hasard si de nombreux écrivains « engagés « l’ont employé, comme ceux des Lumières, mais aussi les écrivains réalistes par exemple, avec notamment Zola et sa saga des Rougon-Macquart. Proches des fables de La Fontaine, les paraboles, notamment religieuses, ont ce même but didactique par l’exemple. On peut citer les nombreuses paraboles de la Bible, comme celle du Fils prodigue, dont chacun tire en quelque sorte ses propres enseignements.

On peut donc difficilement généraliser : une thèse comme une histoire peut mieux convenir à un sujet ou un public donné ; les deux peuvent également faire réfléchir et transmettre des connaissances ou des opinions.

Pour commencer, tout ce qui est connaissances « brutes « s’accorde souvent mieux sans histoire, bien que cela dépende aussi du type de connaissances, et de public visé. Certains comprendront mieux l’Histoire de France à travers des exemples de personnes ayant vécu, des journaux de l’époque, des anecdotes racontées, alors que d’autres préfèreront une chronologie générale ; cela dit rares sont ceux que cela aidera de connaître la vie de Pythagore pour comprendre son théorème...

Quant aux idées philosophiques ou religieuses, plus abstraites, elles se comprennent souvent mieux grâce à des métaphores, des utopies, des paraboles... Tout le monde connaît l’histoire de l’homme qui voit la paille dans l’œil de son frère, mais pas la poutre dans le sien, sans forcément savoir que c’est une parabole extraite de la Bible, mais cela n’a pas grande importance, puisque l’idée de ne pas juger les autres si l’on ne souhaite pas l’être soi-même continue à être transmise grâce à cette histoire marquante. 

Certains esprits synthétiques interpréteront facilement une histoire, d’autres, plus portés à l’analyse détaillée, préfèreront une thèse bien expliquée. Les premiers apprécieront la lecture de l’Ile des esclaves de Marivaux tandis que les seconds lui préfèreront celle du Contrat social de Rousseau ; ces deux ouvrages défendent sensiblement la même thèse sur l’esclavage, ainsi Rousseau dit que « l’ordre social ne vient pas de la nature ; il est fondé sur les conventions «, quand Marivaux se joue des dites conventions pour intervertir les rôles. La fable Le lièvre et la tortue, de La Fontaine, plaira aux premiers qui en décoderont le sens, alors que les seconds comprendront mieux sa seule morale : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point « Rousseau utilise donc à la fois histoire illustrant la thèse, et thèse formulée seule, ce qui lui permet de toucher un plus large public. 

 

Thèse et histoire peuvent toutes deux être efficaces pour diffuser des idées ou des savoirs et pour donner à réfléchir au lecteur. Elles emploient chacune des moyens différents, qu’on peut résumer ainsi : la thèse joue sur la raison, l’histoire joue sur le cœur.

Certaines œuvres réussissent très bien à mélanger thèse et histoire, encore faut-il que l’histoire soit au service de la thèse, et non le contraire. Une telle œuvre peut être lue à plusieurs niveaux : au niveau de la thèse, ou au niveau de l’histoire, pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas approfondir ; mais même chez eux, cela laissera une trace.

Les thèses seules sont moins lues, et moins accessibles. Elles sont en général destinées à des élites. Enfin, il y a aussi, certainement, des histoires sans thèses, qui se contentent de divertir.

Liens utiles