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Vers une super-humanité totale par P.Cavalieri (Hors Série Sciences et Avenir n°139)

Publié le 22/02/2012

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L'amoralité de l'animal nous dispense-t-elle de toute obligation envers lui ? Le principe de réciprocité « je te respecte si tu fais de même » s'applique-t-il à des êtres incapables de respecter des normes ? Les temps actuels sont à l'égalitarisme. Grâce à un long travail de critique rationnelle, le principe d'égalité qui commande de traiter de la même manière les cas semblables a été étendu à tous les êtres humains, sans distinction. La logique même de ce processus ne suggère-t-elle pas que ce principe puisse être étendu au-delà de l'espèce humaine ? Le Projet Grands Singes apporte une première réponse positive. L'ouvrage éponyme, publié à Londres en 1993 et aujourd'hui traduit en français, réunit des contributions de philosophes et de scientifiques qui soutiennent la proposition d'inclure les grands singes non humains dans la communauté des égaux. Cette proposition se fonde sur un argument ad hominem adressé à l'égalitarisme contemporain. Cet argument se décompose en deux volets. Le premier consiste à avancer : puisque l'égalitarisme n'accorde aucune valeur morale à des caractéristiques telles que la race ou le sexe, pourquoi en attribuer une à la notion d'espèce ? Si l'on condamne le racisme et le sexisme en tant que formes injustifiées de biologisme, ne devrait-on pas condamner de même le spécisme - la discrimination fondée sur l'espèce ? Quant au second volet, il revient à dire : puisque la volonté de garantir une protection identique à tous les humains, y compris les individus non paradigmatiques - tels les handicapés mentaux, les individus atteints de lésions cérébrales ou séniles -, a réduit au minimum le niveau mental requis pour faire partie de la communauté des égaux, n'est-il pas contradictoire de continuer à en exiger un très élevé lorsqu'il s'agit des animaux ? Bref, si l'égalitarisme veut être cohérent, il doit ouvrir la porte aux membres d'autres espèces. Parmi les candidats non humains à l'admission, les premiers sont certes les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans. Leur incroyable affinité avec nous - longtemps perçue, et aujourd'hui accréditée par la découverte d'une très grande proximité génétique - est confirmée par les plus récentes études en éthologie. Comme nous, les grands singes non humains ont des personnalités uniques comme nous, ils modifient sans cesse leur comportement ; ils se trompent et se demandent pardon ils s'extasient devant les beautés de la nature. Ainsi que l'a souligné un récent article paru dans la revue « Nature », ils vivent en sociétés dotées de traditions culturelles différentes. De plus, ils possèdent cette faculté de raisonnement à laquelle la philosophie occidentale a si souvent attribué le rôle de ligne de partage entre « humanité » et « animalité ». Ils sont rationnels quand ils développent des stratégies pour gagner le pouvoir, construisent des « sandales » d'écorce pour escalader des troncs épineux, démontent leur cage à l'aide d'un tournevis pour s'enfuir ou quand, ayant appris l'ameslan, ils relatent des événements passés, racontent des mensonges et généralisent correctement des signes d'évaluation tels « bon » et « mauvais ». Aujourd'hui, dans nos sociétés, ces parents proches ne sont que des choses. Comme jadis les esclaves, ils sont achetés, vendus, mutilés, tués. Pour leur garantir les droits fondamentaux- à la vie, à la liberté, au bien-être - qui sont au coeur de la théorie des droits humains, il suffirait pourtant d'attribuer aux grands singes le statut de personne, dont la définition juridique - ainsi que le souligne le spécialiste américain de droit constitutionnel Laurence Tribe en critiquant la condition des animaux en tant que biens - ne cesse de s'étendre. Face à cette demande du Projet Grands Singes, certains critiques objectent qu'il est impossible de conférer des droits à qui n'a pas de devoirs. Cette objection comporte deux variantes. La première renvoie à l'idée que la morale repose sur la réciprocité. La corrélativité entre droits et devoirs serait justifiée par une sorte d'échange : je respecterai des normes envers toi si tu fais de même. Plausible dans le cas d'êtres capables de respecter des normes, l'idée est inacceptable quand il s'agit d'êtres qui n'en sont pas capables. Si la règle d'or « Traite les autres comme tu voudrais qu'ils te traitent » est remplacée par la règle d'argent « Traite les autres comme ils te traitent », alors la réciprocité a pour effet de livrer les plus vulnérables à la merci des plus forts. La seconde variante de l'objection renvoie, elle, à l'idée que l'agent moral - c'est-à-dire celui qui est en mesure de suivre des normes éthiques - mérite un meilleur statut que le simple patient moral - celui qui, bien qu'il puisse être traité justement ou injustement, ne saurait suivre des normes. Et ce parce que, s'il n'y avait pas d'agents moraux, il n'y aurait pas de morale. Cette idée aussi pose problème, car elle naît de la confusion entre le comment - la possibilité - et le quoi - l'objet - de la morale. Comme le démontre l'attribution de droits égaux aux êtres humains non paradigmatiques, admettre que les agents moraux rendent la morale possible n'entraîne pas nécessairement de leur garantir un statut privilégié. Et pourtant, une fois critiquée la thèse de la corrélativité entre droits et devoirs, il reste quelque chose à ajouter. Peut-être les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans ne sont-ils pas capables de développer une morale rationnelle articulée - combien d'entre nous y parviennent ? -, mais il est certain qu'ils en présentent des aspects fondamentaux. D'un côté, qu'ils appliquent la stratégie du donnant- donnant, en aidant ceux qui leur viennent en aide et en rejetant les tricheurs, prouve qu'ils connaissent ce principe de réciprocité que l'on voudrait faire valoir à leur détriment. De l'autre, en montrant modération envers les vaincus, abnégation à l'égard des membres de la famille, fidélité aux amis, bienveillance envers les faibles, ils confirment clairement l'affirmation de Nietzsche selon laquelle toutes les vertus que nous désignons comme socratiques sont animales. Face à cela, nous nous réclamons de nos capacités morales prétendument supérieures pour refuser à ces êtres non humains l'égalité que la cohérence éthique imposerait de leur garantir, et qui suffirait pour les soustraire à notre impitoyable exploitation. N'y a-t-il pas quelque chose de particulièrement mesquin dans tout cela ?

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