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Vous Traiterez Les Figures Féminines Dans L'Odyssée.

Publié le 19/09/2010

Extrait du document

 

L’Odyssée d’Homère est une épopée de vingt-quatre chants narrant le retour d’Ulysse à Ithaque après la guerre de Troie.

Les chants V à XIII qui nous intéressent forment le deuxième moment de ce récit, puisqu’après la Télémachie, mise en abyme réduite du voyage d’Ulysse, ils nous proposent le cœur de ce retour. Ils mettent en scène le départ de chez Calypso, l’arrivée de Ulysse en Schérie avec la rencontre de Nausicaa, l’analepse centrale du récit d’Ulysse et enfin son arrivée à Ithaque avec l’aide d’Athéna.

Calypso, Nausicaa, Athéna, autant de figures féminines qui scandent véritablement cette écriture de ce qu’est Ulysse (l’Odyssée étant étymologiquement « ce qui est fait d’Ulysse «, Ulysse se disant Odysseus en grec et Odyssée, Odysseia). Il convient donc de nous interroger sur le rôle de ces figures féminines, humaines, divines ou monstrueuses qui rythment et jalonnent les épreuves d’Ulysse.

En quoi peut-on dire que ces figures féminines déterminent profondément le personnage d’Ulysse et son Odyssée ? En quoi leur complexité fait-elle de ces figures non seulement des étapes nécessaires dans le parcours d’Ulysse mais encore des rencontres fondatrices pour celui qui recherche son identité, à savoir le personnage d’Ulysse mais aussi le lecteur?

Il conviendra donc d’envisager d’abord le fait que ces figures sont capitales, incontournables dans l’œuvre. Puis nous verrons que leur étrangeté, voire leur ambiguïté complexifie le parcours d’Ulysse et signent l'image même de l'humanité. Enfin ces figures féminines semblent déterminantes dans ce long passage, dans cette initiation que constitue l’Odyssée puisqu’elles ont le rôle d’être des « passeuses «. 

 

Les figures féminines sont véritablement capitales et incontournables dans l’Odyssée et en particulier dans le retour d’Ulysse narré dans les chants V à XIII.

L’importance qui leur est dévolue est d’abord visible par le fait qu’elles sont absolument omniprésentes. Ulysse ne cesse de croiser ou d’être accompagné de femmes ou de déesses.

Ainsi nous pouvons voir qu’il n’y a pas un chant qui ne mette en scène une figure féminine. Quand on sait le rôle qu’auront les femmes dans l’Antiquité grecque lectrice de l’Odyssée (l’absence de vie politique, le gynécée), on ne peut être qu’interpellé par leur nombre et leur fréquence dans le récit.

Il y a effectivement de nombreuses figures féminines : Athéna est quasiment présente dans chaque étape, que ce soit sous l'apparence d'un homme (par exemple le héraut au chant VIII), d'une femme-enfant dans le songe de Nausicaa (au chant VII), ou d'elle-même (au chant XIII), Circé occupe tout le chant X, le chant XI s'accomplit selon ses conseils et donc la perpétue, elle réapparaît physiquement au chant XII puis Ulysse met une fois de plus en pratique ses conseils, elle est donc présente de manière indirecte, Calypso ouvre et ferme le récit. Même le lieu des morts au chant XI est peuplé de figures féminines, importantes soit par leur statut et l'émotion d'Ulysse, c'est le cas de sa mère, soit par leur nombre et leur trace dans l'histoire grecque (le défilé des femmes mortes peuplé de figures aussi riches que celle de Clytemnestre par exemple).

Mais surtout le lecteur lui-même est confronté constamment à leur présence. Elles sont d’autant plus remarquables qu’elles apparaissent la plupart du temps seules face à Ulysse (en face à face) ou seules face au groupe des marins. Elles sont ainsi d'autant plus remarquables. C'est le cas par exemple d'Ino, qui dans le chant V, vient sauver Ulysse seule, avec l'aide de son voile, attribut typiquement féminin, ou encore Circé, figure féminine éclatante face au groupe d'hommes qu'elle terrasse rapidement. Elles peuvent enfin être mises en valeur par des attributs particuliers et hors du commun, une beauté presque divine chez Nausicaa lorsque Ulysse la découvre avec ses servantes (Ulysse raconte au chant VII qu'elle était « une vraie déesse au milieu d'elles. « (v 290, chant VII), une vertu sans faille pour Arété (dont le nom d'ailleurs signifie vertu), c'est d'ailleurs d'abord  vers elle que lui conseille d'aller Athéna (sous l'apparence d'une jeune enfant portant sa cruche, chant VII), et c'est elle que le lecteur découvre en premier, elle, son ascendance, et c'est elle d'ailleurs qui, la première, lui demandera qui il est : « Arété aux bras blancs, enfin, prit la parole «, v 233, chant VII).

Elles sont également importantes dans le temps qu'elles occupent dans cet exil, Ulysse reste sept ans chez Calypso, plus d'un an chez Circé, plus de vingt jours chez Nausicaa et les siens, et le reste du temps se joue sur la mer, lieu de rencontres avec d'autres créatures féminines (Ino, Charybde et Scylla, les sirènes...).

Ainsi, à n'en pas douter, les figures féminines occupent l'espace maritime et terrestre, elles sont sur tous les lieux que Ulysse traverse, mais elles occupent aussi l'espace du récit. Elles sont omniprésentes et, ce faisant, nécessairement incontournables.

 

De plus, on peut affirmer que les figures féminines sont fondamentales dans l'espace du récit qu'est l'Odyssée, dans la mesure où l'auteur choisit de faire de ces figures féminines des représentantes de toute la cosmogonie. Elles traversent tous les mondes, toutes les créatures, tous les possibles. C'est une traversée de toutes les strates du cosmos qu'elles représentent. 

En effet, l'Odyssée met en scène des figures féminines qui recouvrent la totalité des créatures du monde grec. Ainsi nous avons une représentation de tous les niveaux et de toutes les possibilités. Nous trouvons la femme simple : la servante, la femme aristocrate (Nausicaa, Arètè), la femme mortelle (la mère d'Ulysse), la femme devenue déesse, comme c'est le cas pour Ino. En effet, on découvre au chant V qu'Ino est devenue Leucothée et a été métamorphosée en déesse des eaux suite à la colère d'Héra : « simple femme aux beaux pieds naguère, aujourd'hui Leucothée,/dans les flots de la mer jouissant des honneurs divins. «. Calypso est une nymphe, Circé est le fruit d'Hélios et d'une Océanide (nymphe) et a des pouvoirs de magicienne. Les sirènes présentées par Circé et rencontrées par Ulysse sont des monstres féminins, mi-femmes (elles chantent et séduisent de leur belle voix et leur « chant clair «) mi-monstres qui se plaisent à faire pourir les corps des hommes qu'elles ont attirés, elles « ensorcellent « et tuent : « on voit s'entasser près d'elles/les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent. «.

On trouve également des déesses transformées en monstres : Charybde était la fille de Poséidon et de Gaïa. Elle était perpétuellement affamée. Lorsqu'elle dévora le bétail d'Héraclès Zeus la punit en l'envoyant au fond d'un détroit. Elle se mit à avaler la mer et les bateaux trois fois par jour jusqu'à faire apparaître le « sable sombre «. Scylla, quant à elle,  était une nymphe dont Glaucos était follement amoureux. Celui-ci alla demander à la magicienne Circé un philtre d'amour, mais cette dernière, jalouse, la transforma en un monstre terrifiant, ayant douze moignons pour pieds et six têtes emmanchées de longs cous. La description qu'en fait Circé est d'ailleurs effrayante.Elle détaille avec précision et effets de dramatisation ce monstre : « sa voix semble lavoix d'un petit chien qui vient de naître,/mais c'est un affreux monstre (...) Toutes ses pattes, elle en a douez, sont difformes./ Elle a six cous sans fin, et sur chacun une tête effrayante avec trois rangées de dents/nombreuses et serrées, pleine de noire mort. «. Elle insiste en répétant certains détails (trois mentions des six têtes). Toutes les monstruosités sont présentes à travers les figures féminines. On trouve enfin de véritables déesses, et à la tête de la hiérarchie, Athéna. En effet Athéna, fille de Zeus, est sa préférée, Athéna qui naquit toute casquée et armée de la tête de son père. La plupart du temps, le récit nous informe sur la généalogie de ces êtres, comme pour mieux nous signifier l'importance de ces différentes ascendances. Certes, Charybde et Scylla ne nous sont pas présentées ainsi, mais le fait que ce soit Circé qui nous les décrive peut être lu comme un signe, un rappel de l'histoire pour le lecteur de l'époque. 

On a également toute l'échelle de la morlaité représentée par les femmes, de la femme-assassin (Clytemnestre) mentionnée au chant XI, à la femme-vertu (Arété)...

Ainsi tout l'éventail des créatures du monde grec est présent à travers les personnages féminins. Il s'agit bien là d'une représentation essentielle de la cosmogonie grecque et ce sont les femmes qui la représentent. Leur rôle est nécessairement déterminant.

Enfin, on peut considérer leur importance par leur rôle moteur dans l'action même de l'Odyssée. Elles sont la fin de l'Odyssée, à la fois finalité et terme. Elles lancent l'action et la terminent. Elles sont à proprement parler des figures nécessaires.

D'un point de vue littéraire cela s'exprime par le jeu cyclique autour de la figure de Calypso, elle retient Ulysse dans sa grotte et c'est sur cette image que se donne au lecteur la première vision d'Ulysse. Il n'est pas anodin que le chant V, véritable commencement de l'histoire d'Ulysse, les premiers chants mettant en scène la Télémachie, s'ouvre sur ce moment du parcours d'Ulysse. Il ne s'agit pas de la première « épreuve « d'Ulysse, ni du premier personnage rencontré. En effet les premiers personnages rencontrés sont les Cicones, peuple qui se battra contre Ulysse et ses compagnons. Ulysse, après être parti de chez Calypso se rendra chez les Phéaciens et commencera une longue analepse retraçant son parcours jusqu'à son arrivée chez Calypso. Ainsi, le choix de l'auteur est intéressant. Il s'agit bien d'ouvrir le texte sur une femme. Précisément Calypso représente un cercle autour d'Ulysse, par le procédé du récit enchâssé. Ainsi, c'est la féminité qui encercle Ulysse. Cela a du sens si l'on considère que le but de Ulysse est justement de retrouver une figure féminine, symbole pour lui de bonheur humain, sa femme Pénélope qui tient la maison, l'oikos, et qui l'attend. Cette femme est le but et la fin de la quête d'Ulysse. Cette figure est un moteur et est présentée toujours en creux par toutes les femmes, reflets, ombres de la véritable, ainsi sa relation avec Calypso, la couche partagée avec Circé, l'attirance pour Nausicaa, sur laquelle nous reviendrons, mettent en évidence l'absence de Pénélope mais en même temps son ombre permanente. C'est bien une femme que va retrouver Ulysse. Ce sera d'ailleurs dans la suite du texte, la dernière personne qui le reconnaîtra et qui mettra donc fin à sa quête.

D'autre part la figure féminine est un moteur de l'action aussi d'un point de vue héroïque. La plupart des épreuves, des obstacles sont incarnés par des femmes : les sirènes constituent un épisode en soi, Circé, de même Charybde et Scylla. Les femmes sont donc en soi l'épreuve d'Ulysse, le défi, il s'agit de mettre en place une action qui est mue par une figure féminine.

Ainsi, il est indéniable que les figures féminines occupent une place centrale dans l'Odyssée, elles la créent, la nourrissent et la font s'accomplir.

 

Mais si elles sont centrales, ces figures de la femme n'en demeurent pas moins étranges. Elles sont, pour Ulysse, un défi, une épreuve par leur complexité, voire leur ambiguïté. Les incarnations féminines sont dans l'Odyssée aussi troubles que la conscience humaine et Ulysse doivent enseigner par leur équivocité, à trouver la mesure.

 

Les figures féminines sont très souvent équivoques, cette complexité, ce jeu d'illusions, cette difficulté pour en saisir une vérité unique, sont autant d'épreuves pour Ulysse et d'apprentissage. C'est pour lui un moyen d'affiner sa ruse mais aussi de prendre conscience de ce centre qu'est la pace de l'homme. Les femmes sont profondément ambiguës.

Tout d'abord cette ambiguïté, voire cette duplicité se présente par le fait que les figures féminines sont souvent l'incarnation d'un désir dangereux, du mal donné au monde des hommes, mais un mal invisible. Elles sont l'attirance, le plaisir qui cachent un danger et une perte irrémédiables, elles sont bien ici filles de Pandore, femme artificielle créée par Héphaïstos, sur la demande de Zeus, comme vengeance contre Prométhée et les hommes, un être à l'imitation des déesses à l'extérieur et au « coeur de chienne « à l'intérieur et qui ouvrira, sur la demande de Zeus, le coffre d'où s'échapperont les maux qui peupleront à jamais le monde des humains.

Nombreuses sont les figures féminines qui incarnent la séduction et le danger, une beauté irrésistible, car presque divine mais une réalité fatale. Elles sont ainsi, comme Pandore une figure du mal omniprésent dans le monde mais caché.

Par exemple les sirènes sont particulièrement attirantes. Elles ont tous les attributs féminins, la voix en particulier, elles attirent les hommes dans leur désir de connaissance de la vérité, elles promettent aux hommes de revenir « lourd-s- d'un plus lourd trésor de science «. Elles promettent donc le plus grand désir qui soit à l'homme, la connaissance des causes, en d'autres termes devenir des dieux, or la place de l'homme est ailleurs, non pas dans la recherche du vrai, mais dans la recherche du bon, de l'efficace. Mais elles sont monstrueuses et, comme on l'a vu, ne réalisent que l'humanité dépouillée de toute dignité : une mort sans sépulture. La description faite par Circé des corps est d'ailleurs très prosaïque, il s'agit de figurer à Ulysse la mort dans sa pire vérité : « « os «, « chairs décomposées «, « corps décomposés «, le tableau est atroce.

De même Calypso est un être ambigu. Si elle est partculirement attirante, l'épithète homérique « la bouclée «, ou « la nymphe aux belles boucles « scande d'ailleurs souvent sa beauté, si elle charme par sa « belle voix «, si son île est elle-même une métaphore de ses charmes sensuels par ses parfums « l'odeur très loin/ du cèdre et du thuya sec se consumant/ Parfumait-ant- l'île «, entre autres, beauté mise en valeur par une véritable hypotypose du « locus amoenus « (la traduction de Jaccottet jouant d'ailleurs très bien sur la dimension presque maniériste avant l'heure du tableau avec l'anaphore « là « qui propose autant de touches de couleurs), elle est cependant dangereuse car retient Ulysse et lui promet l'immortalité : « je lui promis/de le rendre immortel et qu'il ne vieillirait jamais... «. Sa dangerosité vient de ses faiblesses, elle est jalouse comme une femme, amoureuse, mais elle nie Ulysse dans son essence, le nie comme homme, comme mortel et le nie comme rattaché à un foyer. D'ailleurs si Ulysse partage sa couche, il est déjà en train de perdre sa place d'homme, monogame et attaché à son foyer. C'est en soi une perte. Les larmes d'Ulysse au chant V seul sur un promontoire en témoignent. Elle pourrait aussi lui être fatale. Ulysse le sait et s'en méfie, comme on le voit par leurs échanges au moment de son départ.

Circé également séduit parce qu'elle chante « d'une voix claire «, parce qu'elle tisse merveilleusement, parce qu'elle flatte les sens des compagnons : l'appétit, en leur servant au chant X « miel, vin... « mais elle cherche à les perdre en leur faisant « oublier la patrie «. Cette ambiguïté est telle qu'elle pourra à nouveau changer en obéissant à Ulysse, en accueillant un an ces hommes avec « force viande et vin doux «, s'attendrira, mais une fois de plus pour mieux faire oublier l'origine. Elle est bien « Circé aux beaux cheveux, la redoutable à voix de femme. « Elle fait perdre à Ulysse son rang d'homme, sa famille et donc sa seule façon de se perpétuer, sa vie de mortel et la famille. Il risque de tout perdre. Son nom d'ailleurs révèle l'être caché qu'elle peut être, il signifie « faucon, épervier «, un oiseau considéré comme malfaisant, cherchant à s'emparer des hommes.Ulysse là encore se méfiera de cet être double.

Ainsi les figures féminines sont complexes, leurs charmes sont souvent bien des envoûtements dangereux qui, in fine, perdent les hommes. Cette duplicité met en évidence leur rôle complexe et la finesse des questionnements qui hantent l'Odyssée.

De plus, toutes ces figures féminines révèlent leur ambiguïté dans leur rôle dans le schéma actanciel, dans la quête d'Ulysse. Elles sont presque toutes à la fois adjuvant et opposant.

Si l'on s'en tient aux personnages duplices, cela semble aller de soi. Mais en réalité, leur rôle dans la quête d'Ulysse est plus complexe qu'il n'en paraît. Ainsi, Circé aide Ulysse en lui disant de se méfier des sirènes -elle lui donne l'astuce de l'attache au mât (« mais que dans le navire ils te liens les pieds et les mains/debout sur l'emplature, en t'y attachant avec cordes... « (chant XII, v50-51)-, elle le prévient pour Charybde et Scylla, elle lui dit de se rendre chez Hadès et lui donne des conseils techniques très précis : « là creuse un trou d'une coudée carée; verse alentour la libation à tous les morts,/ d'abord le lait miellé, esuite le vin doux.... «, le prévient pour les vaches du Soleil, ainsi elle l'aide finalement, concrètement, à retourner à Ithaque. Ce caractère tout à fait ambigu laisse planer quelque chose de mystérieux et d'insaissisable, c'est d'ailleurs ce qu'illustrent les très beaux vers de la fin du chant X, question ouverte sur la démarche silencieuse et mystérieuse de Circé : « Circé était venue auprès du noir navire/y lier un agneau et une brebis noire,/passant sans peine inaperçue : et qui pourrait surprendre,/s'il n'y consent, les damrches d'un dieu? «. De même Calypso obéit très vite à Hermès (l'ordre des dieux n'est pas déréglé) et va aider Ulysse à trouver les composants de son radeau: elle l'emmena « à la poite de l'île où de grands arbres avaient crpu, /des sapins hauts comme le ciel, des peupliers, des aunes, /qui, depuis longtemps morts et sec, flotteraient bien./ Quand elle eut désigné au héros le lieu de ces arbres,/la merveilleuse Calypso s'en retourna. « (v238-242, chant V) . Ainsi ces figures peuvent se montrer tout à fait efficaces pour aider, de manière très prosaïque, Ulysse à traverser les mers en même temps qu'elles s'opposent à leur retour en les retenant aussi des années et dans l'oubli. De même, le personnage de Nausicaa est un adjuvant si l'on sen tient au fait qu'elle aide Ulysse à atteindre le palais d'Alcinoos, dernière étape avant Ithaque mais peut être un opposant par l'amour qu'elle ressent pour lui et le mariage qu'elle envisage. Ainsi, dans l'action même du retour concret à Ithaque, les figures féminines sont à la fois adjuvants et opposants, elles retiennent et libèrent, elles enferment et donnent les moyens de rentrer dans le pays espéré. Cette ambiguïté très concrète est aussi à l'image de la figure féminine dans le rapport aux hommes (Pandore et toutes les femmes brûlent et assèchent l'homme par le désir sexuel mais sont les seules qui peuvent garder la semence dans leur ventre), mais aussi à la complexité et à la richesse de cette traversée des mondes et des mers qu'est la vie, pour Ulysse.

Enfin, les figures féminines apparaissent souvent comme duplices, doubles, ambiguës dans la mesure où elles se présentent elles-mêmes comme des miroirs étranges d'Ulysse ou de ses compagnons. Elles sont ses reflets et se présentent ainsi pour le lecteur comme équivoques. Elles ne sont pas à lire seulement comme des péripéties dans ce schéma narratif de la quête mais comme des reflets d'Ulysse lui-même ou de ceux qui l'accompagnent. C'est lui-même souvent qu'Ulysse croise en elles. Leur image est plus vacillante qu'il n'y paraît. Ainsi elles peuvent se présenter comme le miroir des qualités, au sens technique du terme -ce qui le qualifie-, d'Ulysse. Athéna est bien sûr autre chose qu'un élément divin, elle est le reflet, le daimon d'Ulysse. Si elle est constamment à ses côtés, c'est parce qu'elle reflète ce qui définit essentiellement Ulysse : l'ingéniosité, la mètis. Cette mètis, comme Athéna, le suit partout, car il ne peut pas la perdre, c'est par elle qu'il est humain. Athéna est fille de Mètis et dès l'ouverture du chant V, elle le met pleinement en évidence par le discours savamment construit qu'elle adresse à Zeus pour implorer son aide pour Ulysse. Ainsi elle choisit d'abord de le convaincre de la nécessité de l'aider par un raisonnement par l'absurde présenté sous forme ironique : si les dieux ne rendent pas justice à ceux qui sont pieux, ceux qui les honorent et croient en eux pour, justement, leur capacité à rendre justice dans le monde, ils n'ont plus lieu d'être. Il est donc nécessaire pour que les dieux soient à nouveau légitimes qu'ils assurent ce qui fait qu'ils sont dieux et honorés. Elle utilise ensuite la persuasion en attendrissant son père par l'imaginaire de la relation père-enfant (en répétant plusieurs fois le mot « père «) d'Ulysse, image projetée de l'amour paternel de Zeus pour Athéna. Zeus est conquis : sa première parole le prouve déjà « mon enfant «. Athéna, l'ingéniosité, se présente d'emblée comme répondant à sa qualité première et c'est cette intelligence qu'elle incarnera aussi auprès d'Ulysse. C'est son daimon qui l'accompagne. Ulysse d'ailleurs lors de son « combat « avec le cyclope signe d'abord sa prouesse par le nom suivant (mètis qui est une forme du « outis « signifiant personne), ainsi il fait preuve d'ingéniosité au moment même où il choisit cette feinte (le cyclope sera ensuite ridiculisé face à ses pairs en révélant que « personne « lui a crevé l'oeil). Ainsi il se nomme comme Athéna en rusant, sa phrase est métapoétique et a une valeur performative. Il est bien toujours accompagné par Athéna, comme par lui-même. Circé aussi est une figure du double, elle offre en miroir aux compagnons, par la métamorphose en porcs, une image de leur bassesse, eux qui seront prêts à ne pas respecter les dieux et à n'obéir, comme les animaux, qu'à leur ventre et leur appétit : elle leur renvoie l'image de ce qu'ils ne doivent pas être seulement, mais ce de quoi ils sont aussi faits.

Il y a aussi des doubles d'Ulysse, des miroirs quant à l'appartenance à un groupe. La mère d'Ulysse bien sûr qu'il « retrouve « au chant XI dans les Enfers est le miroir de la famille, Nausicaa est celui de son statut royal, cela correspond d'ailleurs au moment où il est pour sa part, physiquement, méconnaissable. Nausicaa apparaît donc comme un miroir de ce qu'il est profondément, un roi, le roi d'Ithaque.

Ainsi, les figures féminines sont des êtres profondément ambigus et étranges, elles peuplent l'Odyssée comme autant de miroirs flous du héros dans sa quête.

 

Cette complexité des figures féminines, cet aspect trouble qu'elles recouvrent, est plus intéressant encore si l'on prend conscience qu'il ne s'agit pas seulement d'une différence entre la vérité et les apparences, mais le fait qu'elles soient souvent entre deux vérités, entre deux mondes marque en réalité leur rôle plus fondamental dans le récit. Les figures féminines sont des êtres qui sont le « passage «, elles sont des êtres hybrides, car elles sont les êtres de transition. Ce sont elles qui permettent à Ulysse le passage d'une réalité à une autre, les véritables passeurs dans son Odyssée.

 

Finalement, à l'image de Pandore, la femme est un être double mais qui par son hybridité même rappelle à l'homme ce qu'il est : entre le divin, l'aspect extérieur de Pandore et l'animal, l'intérieur de ce « coeur de chienne «, l'appétit pour la nourriture, pour la sexualité. L'homme, comme l'analyse J.P Vernant, par l'image de la femme, doit apprendre qu'il est cet entre-deux. Hésiode le met en évidence dans un texte contemporain de l'Odyssée, les Travaux et les jours, Homère le met en pratique à travers des figures féminines qui représentent toutes pour Ulysse un apprentissage, qui par leur duplicité même sont des figures du passage, donc des miroirs de l'humanité. Elles sont bien des figures de l'initiation.

Tout d'abord elles sont le passage entre l'humanité et la divinité. Elles rappellent à l'homme qu'il n'est pas dieu, qu'il est séparé du monde des dieux, mais qu'il est soumis à l'ordre éternel des dieux. L'homme est en relation avec les dieux et cette relation est celle d'un  devoir de dons, de rites. L'homme est parce qu'il sait sa place relative. C'est un être relatif aux dieux. 

Ainsi il est intéressant que Homère ait choisi des figures féminines qui soient elles-mêmes des êtres mi-humaines, mi-déesses ou des femmes qui aient eu une relation avec les dieux.

Par exemple si Circé est une déesse elle ressemble trait pour trait à une femme, on ne sait pas bien d'ailleurs ce qu'elle est « femme ou déesse « (v 255), de même Calypso, faible comme une femme dans sa jalousie (sa coquetterie la rapproche des humaines, et son plaidoyer est celui d'une femme dépitée, elle ira même jusqu'à dénigrer Pénélope pour séduire Ulysse en opposant sa beauté éternelle au vieillissement de Pénélope, ce que comprend très bien Ulysse : « (...) je sais que la très sage Pénélope/n'offre aux regards ni ta beauté ni ta stature : /elle est mortelle, tu ignores l'âge et la mort. «, cependant il souhaite la retrouver. Calypso comme Circé se retrouvent seules avec leurs chants, êtres jouets aussi de leur double identité.

Nausicaa estd'emblée qualifiée de « princesse à la figure d'immortelle « (v.16 chant VI), le poète développe une longue comparaison de la jeune fille à la déesse Artémis (v.102 à 109) pour qualifier son aisance dans le groupe. Ainsi elles sont toutes des sortes de miroirs du passage, du lien entre l'humanité et la divinité. Elles font miroiter ce lien, par des jeux d'apparition-disparition.

Dans le chant XI, Ulysse rencontre des femmes qui ont eu une relation avec des dieux, par exemple la princesse Tyro, mêlée au fleuve-Dieu, Antiope « qui se flatte d'avoir dormi entre les bras de Zeus «...ces femmes apparaissent d'ailleurs en premier comme pour rappeler que ce temps de l'union des dieux et des hommes est désormais révolu, mais que dans cette nouvelle relation des hommes et des dieux, il reste quelque chose, un lien.

Enfin, elles révèlent à Ulysse que l'homme doit rester dans le mystère de certaines vérités des dieux. L'Odyssée s'ouvre et se clôt (grâce à l'analepse) sur la figure de Calypso : sa grotte, le ventre (et c'est une figure essentielle de l'humanité depuis le mythe de Prométhée) montre à l'homme qu'il est celui qui doit cacher pour vivre mais qu'il y a aussi certaines vérités qui doivent demeurer cachées (son nom signifie d'ailleurs cacher : kaluptein en grec), et précisément l'aède ne nous révèle que peu de choses sur ces sept ans de vie passés chez elle. Le texte est bien cohérent. Même les sirènes sont le rappel, malgré leur danger dans l'aventure d'Ulysse, que certaines vérités doivent restées muettes. Les sirènes sont le rappel que l'homme n'a pas à chercher une vérité transcendante, car s'il la cherche, non seulement il fait preuve d'Hybris, mais surtout car la vérité, l'éternité des dieux, n'est pas à chercher dans une démarche de transcendance, désirer la transcendance c'est tuer cette éternité des dieux dont la vérité est dans le présent éternel d'un tableau et dans lequel l'homme est comme dans un ventre, comme dans une grotte. Ainsi, les sirènes apparaissent comme une étape dans cette iniation paradoxale d'Ulysse, ce qu'elles révèlent précisément, c'est qu'il n'y a rien à révéler, que certaines choses doivent rester cachées à l'homme, et que ce monde des dieux n'a aucune vérité transcendante à offrir. C'est un enseignement qu'elles lui offrent, le passage à l'humanité dans la révélation de la place de l'homme face aux dieux.

De plus, les figures féminines offrent à Ulysse une initiation à l'humanité par l'épreuve de l'animalité. Elles font figure de transition dans cet apprentissage. Ainsi, elles sont aussi des figures du passage entre la bête et l'homme et lui permettent d'éprouver ce passage. Ulysse et ses compagnons s'initient à l'humanité en éprouvant négativement ce qu'elle est, le dépassement de la simple nature, de la simple animalité. Elles font passer Ulysse et ses compagnons de l'animal à l'homme.

Ainsi dans le chant XI, Ulysse rencontre des femmes qui se sont tournées vers l'animalité, ainsi Epicaste, la mère d'Oedipe en commettant l'inceste s'est inscrite à une place inhumaine et animale. L'animal, comme l'explique J.P Vernant, est celui qui mange n'importe quoi, s'unit à n'importe qui. Son ventre ne cache rien, ne protège rien. L'homme, lui, depuis que Prométhée a volé la semence du feu (sperma purgos), doit toujours cacher ses semences, cacher la semence du blé dans un sillon de la terre (cultiver la terre), cacher sa semence humaine dans le ventre de la femme (pour ainsi se perpétuer et faire du fils un autre lui-même), il se doit donc d'être monogame et de manger du pain, les deux sont profondément liés. Or, la femme qui s'unit à son fils détruit cette place de l'homme, devient un animal. Rencontrer dans les Enfers, ce type de femme, est un rappel pour Ulysse des monstruosités, des limites de l'humanité, de la déshumanisation. Il lui faut les revoir pour se rappeler ce qui le fait véritablement homme et retrouver sa place.

De même si elle semble un opposant à Ulysse quand elle transforme ses compagnons en porcs ou quand elle lui fait, par des douceurs, oublier sa patrie, Circé est en réalité une aide, paradoxale en apparence seulement. Cette aide n'est pas à comprendre dans l'accomplissement immédait du retour, puisque dans ce cas bien sûr, elle s'y oppose en apparence. En revanche, si l'on comprend bien ce que représente pour Ulysse cet exil, on s'aperçoit que le fait d'être en apparence un opposant, est une forme d'aide. Nous sommes en effet dans une initiation. Or une initiation réside précisément dans une série d'épreuves qui par leur caractère en apparence destructeur, sont en réalité nécessaires et bénéfiques. Ainsi, avec Ciré et la métamoprhose de ses compagnons, Ulysse est confronté à une étape indispensable de son parcours : l'épreuve de la perte de l'humanité, pour mieux ensuite la désirer et la reconquérir. Qu'est-ce qu'un homme? Un être du milieu, entre la bête et les dieux. Il est soumis à son ventre, mais si son ventre est, comme on l'a rappelé, à nourrir, il doit cependant se différencier de celui des bêtes. Ainsi, se nourrir de glands comme les bêtes, oublier de se nourrir du pain, fruit de la semence cachée dans la terre et de la transformation de la nature, c'est précisément ne plus être un homme. Or, précisément si Circé les a métamorphosés en porcs, c'est parce qu'ils avaient oublié leur humanité, ils se sont laissés séduire par leur ventre, par leurs appétits, et ont oublié de les dépasser, elles leur renvoient leur propre image. C'est d'ailleurs dans un lieu très construit et humain que cela a lieu, comme pour mieux faire apparaître les deux pôles humanité-animalité. La demeure de Circé est précisément décrite au chant X, on y voit des servantes accomplir leurs tâches, et les métaux présents (l'or, l'argent) sont des symboles de richesse. Elle présente un lieu luxueux, plein d'hospitalité, fortement humanisé donc. Mais cet aspect civilisé est trompeur. Circé habite un lieu sauvage, les arbres sont des chênes, à la différence des arbres nommés au chant V, or, dans la culture grecque le chêne est associé à la nature sauvage, des fauves gardent l'entrée. L'animalité se perpétue par la métamorphose des hommes en porcs. L'opposition n'en est que plus grande. Cette prise de conscience de la différence entre l'humanité et l'animalité est une aide, l'homme, comme Ulysse, a besoin de distance, de temps et d'analyse.Ainsi les figures féminines sont des seuils pour atteindre l'humanité.

Enfin, les figures féminines permettent à Ulysse d'éprouver à l'intérieur de son humanité qu'il n'est qu'un passage, que l'homme est un être qui passe. Après lui avoir fait comprendre ce passage qu'il était entre la bête et les dieux, c'est à l'intérieur de lui-même qu'elles lui permettent de prendre conscience de cette vérité. L'homme est un être relatif au temps. L'homme n'existe que dans ce temps qui s'écoule, il n'y a pas de présent éternel pour l'homme, il est un être qui ne vit son présent que dans la ligne du temps, que dans la perte et l'espoir, que dans le vieillissement. Il est dans ce tissage permanent de lui-même et c'est cela qu'est sa vie. 

En effet toutes les femmes tissent dans l'Odyssée, Pénélope bien sûr, Circé, Calypso, Arétè (elle offre d'ailleurs à Ulysse son ouvrage), elles sont ce qui relie les éléments, or ce tissu est une figure du temps, le cas de Pénélope le métaphorise très nettement. Ulysse apprend à travers les rencontres des figures féminines à prendre conscience de cette ligne du temps, de cet être horizontal qu'il est.

Ainsi, les rencontres de ces figures féminines sont comme autant d'étapes du temps, de la durée humaine, qu'il rencontre. 

Ainsi le chant V s'ouvre sur Calypso, symbole de la naissance d'Ulysse, elle est le ventre maternel, le nom du lieu signifie d'ailleurs le nombril de la mer « omphalos talassès « v.50, chant I). Elle est associée à l'idée de féminité et de protection par la grotte, par son aide au moment de son départ. D'ailleurs la suite du texte confirme cette idée de la naissance d'Ulysse par ce ventre qu'est Calypso : il naît de cette mer, nu, à la fin du chant V. L'arrivée chez Nausicaa (et l'organisation du récit) a du sens aussi dans cette métaphore du vieillissement : la rencontre avec Nausicaa signe l'âge suivant : la jeunesse. Nausicaa joue à la balle avec ses servantes, elle est dans le passage de l'enfance à la femme (elle est bientôt en âge de se marier, le rêve de Nausicaa évoque son mariage futur, ce qu'elle tait devant son père, ce que souligne le narrateur : « ...elle eût rougi de paler à son père/de la fête des noces. « (V66-67, chant VI). Elle trouvera une autre raison d'aller laver le linge.

Nausicaa rappelle à Ulysse sa jeunesse, d'ailleurs elle évoque plusieurs fois son attirance pour lui et l'éventualité d'un mariage.

Ulysse revoit ainsi sa condition humaine, son vieillissement, mais doit accepter que cet âge est passé. Il partira.

L'analepse permet ainsi de continuer la ligne du temps, du vieillissement des hommes. En effet, le récit passe le relais à Circé, femme mûre qui par ses prophéties, comme autant de prolepses et le retour chez elle met en évidence ce milieu de la vie, milieu qui ne s'envage que dans la prise de conscience de la ligne du temps. Enfin Ulysse retourve dans le chant XI sa mère, Anticlée : la femme âgée, la mort : les deux mères se rejoignent....

Anticlée est à la fois la fin de la boucle mais aussi une façon de montrer à Ulysse qu'il est à son tour père, sa mère est morte, c'est à lui de devenir le père et donc de retrouver son fils et sa femme. Elles sont donc autant de relais sur cette 

 

Ainsi les figures féminines ont un rôle essentiel dans l'Odyssée, elles sont les signes de l'accès à cette humanité pour Ulysse, ce statut ambigu entre la bête et l'homme, et si elles apparaissent comme des obstacles c'est souvent pour en réalité permettre à Ulysse d'acquérir son humanité. Cette humanité est marquée par le rôle de la femme : l'humain doit, depuis Pandore, cacher sa semence, la cultiver et accepter sa place qui n'est que le moment d'un passage. L'homme est un être horizontal qui traverse le temps, et c'est ce que ces figures lui enseignent.

 

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