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GIONO (Jean)

Publié le 17/01/2019

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giono

GIONO (Jean), écrivain français (Manosque 1895-id. 1970). Giono, qui est né, a vécu et est mort dans une petite ville de Haute-Provence, est fils d'un cordonnier et d'une repasseuse : pour aider ses parents, il dut quitter le collège en seconde et devenir employé de banque ; son appétit de culture, boulimique, sera ainsi en partie le fait d'un semi-autodidacte. Ce n'est pas un hasard si sa première œuvre d'importance, Naissance de l'Odyssée (écrite en 1925-1927, publiée en 1930), réinvente, en marge d'Homère, un Ulysse prisonnier des aventures qu'il s'est inventées et, par là, modèle de la toute-puissance de la fabulation. D'autre part, Giono a fait trois ans de guerre : il lui en est resté l'horreur de ces tueries dont la vision hallucinée alterne dans le Grand Troupeau (1931) avec les tableaux des champs et de leur irrépressible force de vie. Cette dualité se retrouvera dans l'ensemble des essais [le Serpent d'étoiles, 1933 ; les Vraies Richesses, 1936 ; Refus d'obéissance, 1937 ; le Poids du ciel, 1938) où la polémique du pacifiste succède ou se mêle à l'apologie lyrique des joies terrestres, de la communion avec l'univers et des grandeurs paysannes ; en suite de quoi Giono est devenu pour des générations le prophète naïf de la non-violence et du retour à la terre.

 

Il eût suffi de lire de près ses romans d'alors pour voir qu'il était, aussi, bien autre chose. Le premier, Colline (1929), révèle d'emblée une Provence tragique. L'univers ne s'ouvre à l'homme qu'au prix d'un difficile cheminement initiatique que symbolisent la remontée du fleuve et l'entrée dans la bestialité du Pays Rebeillard (le Chant du monde, 1934). Si Un de Baumugnes (1929), Que ma joie demeure (1935) et Batailles dans la montagne (1937) sont des chants de fraternité, comment oublier que les deux derniers de ces romans se terminent sar la défaite et la mort du héros sauveur ou sur son départ esseulé, et surtout que si Regain (1930) s'achève, lui, sur un happy end, c'est après avoir montré un village reconquis par une nature inhumaine et son dernier habitant sombrant dans la sauvagerie. Mais le cas exemplaire, c'est le récit largement apocryphe, que Giono, dans Jean le Bleu (1932), fait de sa propre enfance, pourtant placée sous la protection d'un véritable saint, son père ; car nulle peut il n'a donné à voir autant de sanie, de misère et de mort que dans cette évocation de ses vertes années, dans cette hagiographie où le saint finit par annoncer sa propre faillite. D'ores et déjà Giono sait être cruel, et le sentiment panique qui en fait le frère de Whitman est terreur aussi bien que jouissance du Tout. La chaleur des narrations et des dialogues nous trompe magnifiquement. Et l'usage tragique et délicieux du monde auquel Giono nous convie nous rend ce monde charnel et proche.

 

En 1935, Giono entraîne un groupe d'adeptes au Contadour, un village perdu de Haute-Provence, centre, dès lors, de rencontres qui se renouvellent jusqu'en 1939. La guerre éclate. Giono se laisse mobiliser, ce qui ne l'empêche pas d'être arrêté en septembre ; il sera relâché en novembre. Mais pour avoir publié dans un hebdomadaire vichyssois un de ses romans, Deux Cavaliers de l'orage, et

 

malgré l'aide efficace qu'il a fournie à des victimes du nazisme et à des résistants, il est incarcéré de nouveau à la Libération. Pour Giono, tout compte dans cette aventure : son revirement et la double et absurde persécution dont il est victime. Sa confiance en l'homme se perd, son univers noircit et son écriture change. Cette évolution ne se ramène toutefois pas à ces circonstances. Déjà, Deux Cavaliers de l'orage, rédigé presque entièrement entre 1937 et 1942 (et publié en volume seulement en 1965), reprend le thème de la fraternité virile, mais le fait verser dans le crime ; la volonté de puissance, conséquence d'un « ennui » qui a déjà sa dimension pasca-lienne, amène le frère aîné à tuer son cadet bien-aimé. Quant à la nature, elle n'est remède à ce même mal de vivre qu'à condition d'exhiber les monstres sous-marins de Fragments d'un paradis (écrit en 1944). Seul refuge : l'imaginaire. À travers Pour saluer Melville (1941), biographie fabuleuse de l'auteur de Moby Dick, à travers les deux pièces écrites alors (la Femme du boulanger, le Voyage en calèche), Giono offre une revanche à la fois ironique et triomphante à Don Quichotte : de même que celui-ci avait trouvé son bonheur dans les romans de chevalerie, de même Melville séduit Adelina White, le Boulanger reconquiert Aurélie et Julio emmène, souriante et consentante, sa Fulvia dans la mort parce que c'est par l'imaginaire seulement que ces personnages découvrent leur accomplissement.

 

Revenu à Marseille en mars 1945, puis à Manosque, Giono s'y réinstalle pour n'en plus bouger, et c'est la gloire qui va l'y retrouver : de 1945 à 1957, c'est son été flamboyant, un renouvellement inouï de son inspiration et qui joue sur deux tableaux. Il imagine un héros selon son cœur, Angelo, un exilé politique des années 1830, un hussard piémontais, objet de tout un cycle qui tantôt devait nous jeter en plein xxe s. parmi la descendance d'Angelo (seul, Mort d'un personnage, publié en 1949, témoigne de ces chevauchements chronologiques), tantôt suivra le Hussard dans ses aventures d'il y a un siècle : dans Angelo (écrit en 1945), il entre en Provence où Pauline de Théus le recueille ; le Hussard sur le toit (1951) lui fait redécouvrir Pauline, mais cette fois parmi les ravages du choléra ; enfin, dans le Bonheur fou (1957), il poursuit son idéal à tra vers l'Italie insurgée de 1848. Héros « positif » s'il en est, prêt à tous les élans, à tous les défis d'un Fabrice del Dongo, il est pris dans un tourbillon narratif qui enveloppe ce personnage stendhalien d'un souffle épique. Mais, si épopée il y a, c'est l'épopée des miasmes et de la purulence, et aussi l'épopée de la désillusion, celle qui naît des complots légitimistes à base de brigandages, de l'ignominie humaine révélée par l'épidémie, du machiavélisme des libéraux du Risorgimento ; et, quand Angelo veut s'en retourner vers Pauline, il est trop tard. Le cycle du Hussard unit l'enthousiasme et l'amertume.

 

L'autre volet du diptyque, ce sont les « Chroniques », un genre créé alors par Giono, mais dont la cruauté à l'emporte-pièce pouvait se deviner dans certaines des nouvelles recueillies jadis dans Solitude de la pitié (1930) et dans l'Eau vive (1943). Un roi sans divertissement (1947), conformément à son titre pasca-lien, offre, de façon centrale cette fois, la misère radicale de l'ennui auquel seul le sang peut apporter la plus désespérée des diversions. Au heu de ce remède du sang, qu'on imagine celui du jeu et de la plus dangereuse tricherie : on aura les Grands Chemins (1951). Quant au Moulin de Pologne (1952), l'acharnement du destin contre une famille y masque en fait le goût de se perdre. Tous ces motifs de l'ennui et du divertissement composent le monde noir de Giono d'après-guerre : le propre de la « chronique » gionienne est de créer presque instantanément un huis clos du récit ; tout surgit et vit intensément en une cinquantaine de pages, au bout desquelles l'aventure est exemplaire et le mystère intact. Cette efficacité devient virtuosité quand, quittant la « chronique » brève, Giono nous donne à choisir entre les versions incompatibles du drame des deux héroïnes des Âmes fortes (1949). Que sa verve créatrice soit capable, dix fois de

 

suite, d'entamer une histoire qui fait naître l'illusion, et de détruire celle-ci en s'arrêtant tout net, comme il fait dans Noé (1947), roman du romancier, c'est, certes, un tour de force, mais c'est aussi autre chose : une espèce de preuve par neuf des pouvoirs de l'imaginaire, seul salut, par la création, chez un homme plus persuadé que personne de la difficulté d'être.

 

Vient son automne. Giono projette plusieurs « chroniques », il en achève deux, Ennemonde (1968), où s'épanouissent la volonté de puissance et le bonheur dans le crime, et l'iris de Suse (1970), qu'il avait pensé intituler l'invention du zéro, car on y voit un truand converti à un amour gratuit et sans réponse, le plus proche de ce goût de la « perte », si fréquent dans les « chroniques » et qui, pour finir, se révèle, dans la ferveur et l'ironie, la plus heureuse des tentations. Quand Giono retourne au théâtre par la radio avec Domitien (1959), il s'agit toujours de se perdre, et cette fois dans la mort ; quand il se lance dans le cinéma, Crésus (1960) illustre, à sa façon, l'« invention du zéro » et la « perte » heureuse de millions fallacieux. Enfin, s'il entreprend de conter le Désastre de Pavie (1963), c'est pour y saisir l'instant historique où s'abolit l'esprit de chevalerie, autrement dit le règne de l'imaginaire.

giono

« par Guy Le Clec'h. »

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