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GIRAUDOUX (Jean)

Publié le 18/01/2019

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giraudoux

GIRAUDOUX (Jean), écrivain français (Bellac 1882 - Paris 1944). À sa ville natale, bourgade moyenne de la Haute-Vienne, qu'il a pourtant quittée à l'âge de cinq ans pour suivre un père fonctionnaire, Jean Giraudoux a rendu un hommage éclatant dans ses nouvelles et romans, dans son théâtre et jusque dans son œuvre critique [Littérature, 1941). Qu'il évoque son « abbatiale triste » ou les colonnades du mail, les tanneries sur le Vincou ou les habitants de la rue du Coq, Bellac est devenu pour le Parisien, le diplomate, le voyageur, un mythe : le mythe de la province heureuse. Ce n'est pas que Giraudoux romancier ait voulu le moins du monde devenir un écrivain régionaliste. Mais les paysages de ver-gnes et de prêles du centre de la France — souvenirs de son adolescence limousine et berrichonne — sont devenus pour lui synonymes de nuance, d'équilibre, de mesure ; et la province entière avec ses petits personnages médiocres mais touchants, comme un étalon de la sagesse, car les fonctionnaires, contrôleurs symboliques des Poids et Mesures, y contrôlent aussi le poids et les limites de la vie humaine.

 

Au lycée de Châteauroux, où, boursier

 

brillant, il emmagasina la culture classique, Jean Giraudoux doit son goût de la rhétorique et des mythes antiques, sa découverte du théâtre comme spectateur et jeune acteur, et peut-être sa foi fondamentale dans la mission de l'écrivain ; la khâgne puis l'École normale supérieure de la rue d'Ulm permettent au provincial de découvrir la capitale, le Paris de 1900-1907, avec les charmes de sa vie littéraire, les cafés, journaux et petites revues ; l'étudiant peut y développer son esprit d'humour et de canular ; et le Français du Centre, découvrir conjointement l'Allemagne du Saint Empire romain germanique, celle du premier et du second romantisme et la littérature fantastique. Après Goethe, Novalis, E. T. A. Hoffmann, le jeune et nouveau germaniste veut connaître l'Allemagne contemporaine et, au hasard d'une bourse d'études (1905), c'est Munich, c'est-à-dire pour l'interne jusqu'alors cloîtré dans les livres, la vie libre, la bière, les fêtes, les arts. Si bien que les événements de 1914 surprennent un adolescent prolongé et peu pressé de s'engager dans la vie active, un jeune auteur de nouvelles poétiques et pudiquement autobiographiques [Provinciales, 1909 ; l'École des indijférents, 1911) pour le jeter dans le monde brutal des réalités : meurtri dans sa chair, blessé deux fois, cité à l'ordre de l'armée, ému par la mort de voisins de tranchée, d'écrivains amis comme Émile Clermont, il évoque néanmoins la guerre sous son double aspect : abhorrée certes par l'esprit, mais « caressée » par le cœur de l'homme, comme le révèle le titre ambigu et paradoxal, Adorable Clio (1920). Un séjour à Harvard (1907-08) avait aussi permis au voyageur dilettante, à une époque où le cosmopolitisme était rare, de rendre un hommage discret au Nouveau Continent [Arnica America, 1919).

 

La seconde carrière, celle de l'installation dans une vie bourgeoise (mariage), professionnelle (concours des Affaires étrangères), littéraire (prix Balzac 1922), permet au romancier de s'affirmer comme l'un des écrivains les plus originaux de sa génération. Remarqué dès le début par Gide et Proust, l'auteur de Simon le Pathétique (1918), Suzanne et le Pacifique (1921), Siegfried et le Limousin (1922), Juliette au pays des hommes (1924), Bella (1926), Églantine (1927) apparaît aux uns comme un émule des Goncourt et de Jules Renard, aux autres comme un Mozart français pour l'aisance de sa phrase musicale ; mais tous reconnaissent une vision personnelle, un peu menue, un peu fragmentée, d'un univers dans lequel les êtres, les objets, les plantes, les astres se font des signes amicaux, un univers de correspondances parfois saugrenues, toujours poétiques, baroque dans sa juxtaposition forcenée de registres différents, et riche à l'excès de vocabulaire précis, de métaphores filées, de comparaisons ininterrompues et anthropomorphiques : ses amis appellent gentiment l'auteur « Monsieur Comme-Comme ». Lui-même se dit beaucoup plus sérieusement « sourcier de l'Éden », imaginant que l'écrivain est d'« avant » la Chute et qu'il peut, grâce à sa baguette ou son pendule (le langage), détecter, recréer, puis communiquer à ses lecteurs le bonheur d'un paradis retrouvé. La plupart des romans racontent une évasion qui se termine par un heureux retour, au pays natal, dans la famille, ou au « pays des hommes », et ce grâce à un bain d'atmosphère : évocation de noms propres, bruits et sons familiers, fugue d'un chœur provincial. Le romancier des jeunes filles, du printemps, de l'aurore est accusé d'angélisme ; on lui trouve un goût pour les archétypes ; aristotélicien selon les uns, il est platonicien selon les autres ; mais aussi stoïcien si l'on en croit le sous-titre de Simon le Pathétique, « l'École du Sublime » ; de toutes les étiquettes, celle qui revient le plus souvent est « précieux ».

 

En 1928 commence la troisième carrière, car l'écrivain, célèbre comme romancier d'une élite, adulé d'une minorité intellectuelle, se tourne vers le théâtre, et c'est l'aventure de Siegfried. Giraudoux a beau déclarer — plus tard — que le théâtre est une forme de littérature comme les autres, et qu'il n'y a pas de « métier d'auteur dramati

 

que », il lui a bien fallu, pour sa première pièce, se soumettre à la durée normale d'une représentation, construire une intrigue, recommencer sept fois, et essayer plusieurs dénouements. La rencontre, grâce à Bernard Zimmer, du poète avec celui qui se disait modestement un artisan du théâtre, Louis Jou-vet, fut à ce sujet providentielle : d'une pièce que l'auteur écrit pour quelques-uns, Jouvet fait un spectacle pour tous. Siegfried (3 mai 1928) marque une date dans l'histoire du théâtre français. La « première » fut un peu YHemani d'une génération : loin du Boulevard facile naissait un théâtre de texte, dense, littéraire, qui rendait un son neuf. Siegfried marque l'évasion du théâtre hors du naturalisme, du psychologisme, grâce à la poésie. L'« attelage dramatique » Jouvet-Giraudoux, noué sous les auspices de Siegfried, devait se révéler l'un des plus solides de toute l'histoire du théâtre, puisque, résistant aux épreuves de la guerre, de la séparation {l'Apollon de Bellac fut créé par Jouvet en 1942 à Rio sous le nom de l'Apollon de Marsac), il ne devait se dénouer que par la mort de l'auteur. Fondé sur une modestie et une reconnaissance mutuelles, ce merveilleux compagnonnage allait drainer de 1928 à 1939 vers les salles parisiennes des foules de plus en plus enthousiastes : Amphitryon 38 (1929), Judith (1931), Intermezzo (1933), Tessa (1934), La guerre de Troie n'aura pas lieu (1935), Électre (1937), Ondine (1939) comptent parmi les créations les plus importantes de l'entre-deux-guerres, et, si le snobisme a pu contribuer au succès de Giraudoux, il n'a certes joué qu'un rôle minime, car ce théâtre témoin d'une époque angoissée et raffinée, coïncidait parfaitement avec elle : il présentait à une société bourgeoise, intellectuelle, sensible, des problèmes graves sous un jour fantaisiste, et ceci grâce à une vision personnelle de l'univers, une méthode et surtout un style.

 

Le monde agnostique de Giraudoux pullule de dieux ; l'homme voudrait être « seul sur la terre », mais il se sent aimanté, épié, gêné, par ces éléments du monde surnaturel qui envahissent les recoins les plus intimes de ses demeures et de son cœur ; en lui non plus il n'a pas su trouver le bonheur, car, par orgueil, il s'est séparé des autres règnes, animaux, plantes, minéraux, il a voulu « son âme à soi », il a « morcelé l'âme générale » ; c'est là le péché originel : la rupture de l'harmonie cosmique. Le héros giralducien — ou plus souvent l'héroïne — doué d'une sorte de sixième sens, se fait en quelque sorte le messie de la religion cosmique, car seul il comprend les rouages de l'univers et peut, en réalisant son essence, réaliser celle du monde. Détenteur d'un secret ou d'un pouvoir, il désire non prendre comme la plupart des personnages classiques, mais donner (l'amour, bien sûr, mais aussi l'amitié, la paix, le secret de la nature ou de l'au-delà). Le conflit devient alors don et assaut de générosité ; le protagoniste, un intermédiaire ou un médium ; l'architecture dramatique, une architecture musicale ; la pièce, oratorio ou symphonie. Mais, comme la vérité se présente toujours déguisée, apparaissent alors les thèmes du jumeau, de l'ombre portée, du quiproquo : apparence et réalité jouent à cache-cache sur la surface de la terre et sur la surface de la scène ; le vrai et le faux se succèdent en un jeu de masques, de courses-poursuites, comiques ou tragiques, le plus souvent dérisoires, lorsqu'ils ne sont pas réunis en une même personne, un même lieu, une même phrase, créant, avec le paradoxe et la rencontre de tous les extrêmes, une dramaturgie de l'ambiguïté.

 

Qu'il choisissent un roman, un conte, un mythe antique ou biblique, Jean Giraudoux préfère en général la littérature au second degré, à savoir des variations personnelles sur un canevas existant, l'auteur dramatique utilise alors une méthode qui lui est propre : de l'histoire il respecte les données initiales ; par une pirouette ou comme une formalité, il en retrouve aussi la donnée finale ; mais ce qu'il choisit d'éclairer, c'est ce qu'on pourrait appeler l'entre-deux, ou l'espace laissé vierge par la légende : en transformant les

 

épisodes intermédiaires ou les motivations des personnages, il change en quelque sorte l'angle de prise de vue et écrit ainsi une tout autre pièce : Judith l'amoureuse, Alcmène la très humaine, Électre la chasseresse. Et, à une époque où le langage au théâtre est galvaudé, Jean Giraudoux affirme sa noblesse, sa pérennité et son rôle même au-delà de la scène, dans la vie politique et morale d'une nation. Si la foule des spectateurs, venue en un lieu de belle lumière, se laisse gagner par l'émotion comme un « balcon d'euphorie », c'est que le langage agit sur elle comme un philtre, car le style passe « sur les âmes froissées par la semaine comme le fer sur le linge ».

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