LAFORGUE (Jules)
Publié le 22/01/2019
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LAFORGUE (Jules), écrivain français (Montevideo 1860-Paris 1887). Sa brève existence pourrait être placée sous le signe du déracinement : quittant son Montevideo natal, il passe à Tarbes une adolescence sombre et solitaire, puis gagne Paris pour cultiver la pauvreté en même temps que des rêves de gloire littéraire. Là, il devient secrétaire d'un riche collectionneur, Charles Éphrussi, et, en 1881, il sera lecteur de l'impératrice Augusta. Commence alors l'exil allemand, triste et doré, qui le mène de villégiature en villégiature et approfondit un ennui («Je m'ennuie, natal ! ») que ne parviennent à dissiper ni son amitié pour le pianiste Théodore Isaye, ni les soirées au concert, ni les visites des musées (il acquit un goût sûr en peinture). Il quitte Berlin avec une jeune Anglaise qu'il épouse à Londres avant de revenir goûter, malgré l'aide de ses amis, à la misère parisienne. Il meurt quelques mois après son retour, phtisique, suivi de peu dans la tombe par sa femme. Cette vie errante impose sa marque à une œuvre désinvolte, aérienne, grinçante, qui s'est voulue résolument moderne. Laforgue fréquente tout d'abord les Hydropathes, se lie d'amitié avec Gustave Kahn, qui l'aidera pour ses publications, voue une admiration fervente au jeune Paul Bourget ; on trouvera donc trace en lui d'un certain goût du grotesque, de réflexions sur la prosodie et d'un culte du nouveau mal du siècle. En six ans, son parcours est immense et exemplaire des nouvelles tendances de l'époque : des nombreuses influences qu'il subit, la première, celle de Baudelaire, lui fait définir un spleen acéré qui constitue une note fondamentale de sa poésie ; à Verlaine, il empruntera quelque goût pour l'impair, et, surtout, un travail assidu sur la métrique ; grâce aux Poètes maudits, il découvre Rimbaud et pressent immédiatement son importance. Mais c'est Mallarmé qu'il admire le plus et on le verra cultiver l'ellipse et raffiner sa syntaxe. Ces veines sont étayées par un substrat philosophique qui ira en s'atténuant : une crise religieuse aboutit à la tentation du néant et à un bouddhisme affirmé ; à l'hégélia-nisme s'ajoute la découverte de l'inconscient (par la Philosophie de l'inconscient de Hartmann), qui accentue le pessimisme nourri de la lecture de Schopenhauer et motive sa conception de l'art qui « est tout, du droit divin de l'inconscience ». Si le syncrétisme de toutes ces tendances n'a pas eu vraiment le temps de s'opérer et si des lambeaux de théorie entachent la limpidité des premiers écrits [le Sanglot de la terre, composé en 1880), l'ironie, la pirouette, le sourire cynique, bref, tout un art de
la distance ou de la pose — suprême sincérité ? — empêchent l'œuvre de venir grossir le lot des poésies à thèse ou des plagiats. L'emphase outrée des interrogations métaphysiques, l'humour qui bafoue la passion et défait le discours amoureux ou le corps féminin, tout concourt à la désacralisation des mythes ; et en particulier la parodie qui s'attaque pêle-mêle aux textes célèbres, aux rites ou aux personnages illustres (surtout dans la prose). La création laforguienne, scintillante de multiples références qu'elle souligne en les dénonçant, peut être qualifiée, selon une formule de J.-P. Richard, de « quasi cita-tionnelle » et ne saurait être totalement appréhendée hors des intertextes. Laforgue travaille aussi à souligner la dérision de tout symbole : et il est bien plus décadent en ce sens que symboliste. Il fonde une entreprise impossible : raillant le quotidien, il ne peut prôner aucun idéal et, loin d'élaborer une poésie pure, utilise à foison ce qu'il nomme des « naturalismes ». C'est ainsi que se créent des dissonances, que la lune, les cygnes, la blancheur — récurrents dans les deux recueils publiés du vivant du poète (et à compte d'auteur), les Complaintes (1885) et l'imitation de Notre Dame la lune (1886) —, ou les fines adolescentes de ses nouvelles en prose, les Moralités légendaires (1887), tous ces éléments, qui devraient renvoyer à un univers de transparence, se trouvent corrodés par la moquerie ; tout se corrompt, la lune en vieille goguenarde et les vierges en saintes nitouches. Seul est vrai le Pierrot parce qu'il est fardé et qu'il sautille entre ciel et terre sans que l'un ou l'autre puisse le revendiquer comme sa créature. Primesautière, l'angoisse chez Laforgue se distille en gouttelettes d'humour acide, sur un rythme élégamment saccadé ou sur celui d'un air populaire léger ou plaintif. D'où peut-être l'impossibilité pour le poète de conserver longtemps, même assoupli, même brisé, l'alexandrin, mètre trop serein. Il lui faut une diversification sans cesse accrue des vers, des strophes, jusqu'à cet aboutissement des Derniers Vers (1890), qui inaugurent le vers libre.
L'insatisfaction à utiliser les mots affadis par l'usage — préoccupation toute mallarméenne — débouche, non sur le raffinement du vocabulaire symboliste, mais sur la formation, souvent sardonique, d'un lexique personnel qui procède avant tout du jeu de mots (« voluptiales, violupté, étemullité ») et qui montre bien, parce qu'il accompagne l'emploi alterné de la préciosité et du prosaïsme, que cette poésie est celle d'une discordance essentielle, d'un écartèlement souriant : « Ma chair, ô Sœur, a bien mal à son âme. »
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