Devoir de Philosophie

MERCIER (Louis-Sébastien)

Publié le 26/01/2019

Extrait du document

MERCIER (Louis-Sébastien), écrivain français (Paris 1740-id. 1814). S'il connut de son vivant une incontestable célébrité, il fut oublié dès le xixe s., quoique son influence persistât, en France mais surtout en Allemagne. Son œuvre, énorme et inclassable, se situe au carrefour de tous les courants novateurs de la fin du xvme s. Professeur de rhétorique à Bordeaux, il débute avec quelques Héroïdes conventionnelles, puis par des Songes philosophiques (1768). Venu à Paris (v. 1770), il se lie avec Rousseau, Crébillon fils, Diderot, Letoumeur. Il écrit alors de nombreux drames {Jenneval ou le Bamevelt français, 1769 ; le Déserteur, 1770 ; Olinde et Sophronie, 1771 ; Jean Hennuyer, évêque de Lisieux, 1772 ; la Brouette du vinaigrier, 1775; le Juge, 1774; la Destruction de la Ligue, 1782), mais s'attire l'hostilité des Comédiens-Français en publiant une théorie du théâtre qui ressemble à un pamphlet contre la tradition {Du théâtre ou Nouvel Essai sur l'art dramatique, 1773). C'est en 1781 que commence à paraître son Tableau de Paris, qui connaît un succès considérable mais qui, censuré, le contraint de fuir en Suisse : c'est à Neuchâtel qu'il l'achève et écrit Mon bonnet de nuit (1784). En réalité, dès 1771, la publication d'une utopie, l'An deux mille quatre cent quarante, rêve s'il en fut jamais, intègre Mercier dans la frange la plus avancée politiquement de l'élite des Lumières. Pendant la Révolution, il se lance dans le journalisme et collabore aux Annales patriotiques et littéraires de la France. Élu à la Convention en 1793, il refuse de voter la mort du roi, et est arrêté avec les Girondins. Oublié en prison, il est libéré après Thermidor. Au Conseil des Cinq-Cents, il se signale par quelques interventions, s'opposant par exemple au transfert de Descartes au Panthéon ou à la légalisation du divorce. Nommé professeur d'histoire à l'École centrale, il poursuit son œuvre d'écrivain avec le Nouveau Paris (1798), une Histoire de France (1800) et sa Néologie ou Vocabulaire de mots nouveaux (1801). Sous l'Empire, il continua à afficher des opinions républicaines avec un courage constant.

 

L'œuvre de Mercier est toujours travaillée par sa propre « actualité ». Reprenant constamment ses textes, leur auteur ne cesse de leur inventer une modernité qui les rend à jamais inachevés. Avec une conscience aiguë du devenir, il se relit et se récrit sans cesse, « journalisant » son œuvre, saisie toujours comme pratique sociale. Cette obsession du mouvement est si grande qu'il ne peut se résigner à donner à l'An deux mille quatre cent quarante les structures définitivement figées de l'u-topie. Il préfère l'u-chronie, qui lui permet d'inscrire dans le temps la société qu'il imagine pour la France. Il peut alors affirmer après coup avoir prophétisé la Révolution. Bien plus que l'utopie, l'uchronie libère les démons critiques qui habitent l'imagination, dirigent le regard et viennent se saisir du réel. Le Paris de 2440 mène le lecteur tout droit à celui de 1781, au Tableau de Paris. Un nouveau Diable boiteux nous révèle toute la bigarrure de la société parisienne de l'Ancien Régime, mêlant, loin de toute contrainte formelle, jugements, descriptions, anecdotes, et indignations. Mais, avec Mercier, on s'est éloigné de Lesage ou de La Bruyère ; c'est bien la société qui apparaît, dans tous ses états, dans les détails les plus ténus, les gestes les plus quotidiens. Ce livre, dit l'auteur, « je puis dire l'avoir fait avec mes jambes ». L'écriture a les pieds sur terre et circule partout avec une allégresse bouffonne et populaire. Elle offre à l'historien un témoignage irremplaçable et découvrit aux lecteurs du xixe s. — rien de moins que Balzac ou Hugo — l'émergence d'une poésie urbaine, la naissance littéraire de la ville. La réalité des choses n'éloigne pas Mercier de la réalité des mots, ceux qui viennent de naître dans toutes les couches de la société comme ceux qui doivent rejoindre une réalité transformée : de là cette Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles.

 

C'est par le théâtre que Mercier saisit le plus directement la création littéraire comme événement social. Il rejoint Diderot et Beaumarchais dans leur combat pour une réforme de l'écriture dramatique. Rejetant la comédie et la tragédie classiques, il se tourne vers le drame bourgeois. Dans ses textes théoriques comme dans ses pièces, il privilégie la dimension exemplaire, pédagogique et morale du théâtre. Le Juge (1774), Montesquieu à Marseille (1784) présentent des héros positifs bourgeois dont la vertu et la « condition » sont indissolublement liés. Le refus des règles classiques permet l'élaboration de caractères

 

mixtes dans lesquels le public bourgeois visé peut se reconnaître. Un bon spectacle doit offrir un tableau utile au plus grand nombre. Mercier prétend s'adresser au « peuple », c'est-à-dire retrouver, en dehors de toute imitation, le rapport qui, chez les Grecs anciens, unissait le théâtre et la cité. Mais son théâtre va plus loin que celui de ses contemporains ; la grande bourgeoisie n'a pas seule droit de cité sur la scène. Le salon s'ouvre aux couches inférieures de la bourgeoisie avec l'indigent et la Brouette du vinaigrier.

 

Cependant l'originalité de Mercier est ailleurs, dans la dimension politique de sa réforme. Mercier veut que le théâtre éclaire et pousse le spectateur à agir : voilà pourquoi il rejette la tragédie classique, qui soumet à la fatalité le devenir historique. Ce n'était pas en montrant au peuple son image (projet de « représentation » que l'on sait voué à l'échec) que Mercier pouvait atteindre son objectif ; ses héros populaires sont toujours, peu ou prou, présentés à travers le prisme de la condescendante charité ou du regard infantilisant du maître d'école. Mais ses drames historiques montrent au peuple sa cible, le pouvoir royal {Philippe II, Charles II, 1784) ; retrouvant le rire des saturnales, de la caricature, du carnaval, il fait du détenteur du pouvoir un grotesque. Mercier ne présente le terrible Louis XI [la Mort de Louis XI, 1783) qu'à la veille de sa mort : terrifié, le roi se promène dans une cage de fer pour éviter les attentats et se laisse dominer par des superstitions ridicules. Ces pratiques carnavalesques et populaires deviennent politiques lorsque l'histoire en décide. On les retrouve aussi dans les pamphlets de la fin du siècle, dans le Père Duchesne ou dans le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal.

 

Cet homme extravagant ne pouvait être pris au sérieux par une critique qui choisissait le parti de la respectabilité bourgeoise et Mercier fut longtemps oublié. De même, une œuvre dans laquelle aucune hiérarchie ne vient situer à une place « naturelle » le sérieux et le futile, l'important et le dérisoire, le noble et l'ignoble et installer l'auteur dans sa dignité de « génie » ne pouvait prendre rang dans l'aristocratie de la littérature.

Liens utiles