Le quatuor d'Alexandrie
Publié le 12/04/2013
Extrait du document
C'est sous un pseudonyme que Durrell a commencé sa carrière littéraire. Sous le nom d' « Oscar Epfs «, il a également signé des aquarelles et des gouaches. Malgré une différence d'âge de plus de vingt ans, l'amitié de Lawrence Durrell et de son aîné Henry Miller a souvent été comparée à un vrai « coup de foudre à la russe «. Les lettres témoignant de la richesse de cette relation privilégiée entre les deux écrivains ont été éditées sous le titre Une correspondance privée.
«
« Je la revois chez
sa couturière, assise
devant
les grands
miroirs à multiples
faces ...
»
EXTRAITS --------
L'emprise d'une ville
Six heures.
Le piétinement des silhouettes
blan ches aux abords de
la gare.
Les maga
sins qui se remplissent et se vident comme
des poumons dans la rue des Sœurs .
Les
pâles rayons du soleil d'après-midi qui
s'allongent et éclaboussent les longues
courbes
del' Esplanade , et les pigeons , ivres
de lumière , qui se pressent sur les minarets
pour baigner leurs ailes aux derniers éclats
du couchant.
Tintement des pièces d'argent
sur les comptoirs des changeurs.
Les
bar
reaux de fer aux fenêtres de la banque,
encore trop brûlants
pour qu 'on puisse y
poser la main.
Roulement des attelages
emmenant les fonctionnaires coiffés de leur
pot de fleurs rouge vers
les cafés de
la Corniche.
C
'est l'heure la plus pé
nible à supporter, et, de
mon balcon, je l'aperçois
qui
s'en va vers la ville,
d 'une démarche noncha
lante, en sandales
blan
ches, encore mal éveillée.
La ville sort lentement de
sa coquille comme une
vieille tortue et risque un
coup d' œil au-dehors.
Pour un moment, elle
abandonne les vieux
lam
beaux de sa chair, tandis
que
d'une ruelle cachée
près de l
'abattoir, domi
nant les beuglements et les bêlements, mon
tent les bribes nasillardes d'une chanson
d'amour syrienne ; quarts de ton suraigus,
tel
un sinus réduit en poudre dans un mou
lin à poivre.
Puis des hommes fatigués qui relèvent les
stores de leurs balcons et
font un pas en
clignotant dans
la pâle et chaude lumière
- fleurs languides des après-midi
d'an
goisse, têtes dolentes sous le pansement des
rêves moites de leurs affreuses couches.
Une longue quête de l'amour moderne
Sachant à quel point elle aimait Nessim que
j'aimais, moi aussi, énormément, je ne
pouvais pas sans terreur m'attarder
à cette
pensée.
Allongée
à côté de moi, respirant
légèrement, ses grands yeux contemplaient
le plafond orné de
chérubins.
Je dis :
« Cela ne peut
mener à rien, cette
affaire entre un
pauvre professeur
et une femme de
la haute société
d 'Alexandrie .
Cela
finira par un
scan
dale mondain qui
nous laissera seuls
chacun de notre côté et tu seras obligée de
te débarrasser de moi.
»
Justine avait horreur d'entendre ce genre de
vérités.
Elle se tourna,
s'appuya sur un
coude, et, abaissant ses magnifiques yeux
troublés vers les miens, elle me regarda
longuement.
« Nous n'avons pas le choix, dit-elle de cette
voix rauque qui m
'était devenue si chère.
Tu
parles comme si nous avions le choix.
Nous
ne sommes pas assez forts ou assez mauvais
pour pouvoir choisir.
Tout cela fait partie
d 'un plan arrangé
par quelque chose
d'autre , par
la ville peut-être, ou une autre
partie de nous-mêmes .
Est-ce que je sais,
moi ?»
Je la revois chez sa couturière, assise devant
les grands miroirs
à multiples faces, et
disant :
« Regarde ! Cinq images différentes du
même sujet.
Si j'étais écrivain, c'est ainsi
que j'essaierais de dépeindre un person
nage, par une sorte de vision prismatique.
Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas voir
plus d'un profil
à la fois ? »
Buchet-Chastel, 1959
« Elle se tourna,
s'appuya sur un coude ...
»
NOTES DE L'ÉDITEUR toile d'araignée incrustée de gouttes de
rosée qui frissonnent et miroitent dans une
atmosphère impalpable.
Et au fur
et à
mesure que l'histoire se déroule , Je dessin
de la toile se précise et s'ordonne selon ses
propres lois internes.
La substance de ce
dessin ténu et complexe est une prose
poétique la plus exigeante , la plus riche , la
plus contrôlée et
la plus évocatrice qui soit.
» La lecture de ce livre est une aventure qui
marque -par sa forme , sa sonorité, sa
couleur.
Le récit ne progresse pas selon la démarche
habituelle du roman ; il miroite et
ondule dans la trame flottante de cette
matière sacrée si rarement invoquée par le
romancier:
la lumière .
Une lumière
surnaturelle saturée de la lie
et des
réminiscences du passé.
Encore une fois,
« La ville ne joue pas ici un simple rôle de
décor :
c'est une entité vivante, un être
quelque peu monstrueux fait de chair, de
pierre, de crime , de rêve ou de mythe, si
vous voulez.
Un portrait " héraldique" »,
comme dirait Durrell.
« Dans ce premier volume [Justine] , il fait
chatoyer devant nos yeux une étoffe
magique chargée d
'allusions sensuelles, une
1 Sipa Pre ss 2, 3, 4 pein tures de Henri Mati sse: 2 New York.
coll.
A.
Lasker: 3 Philadelphie.
Museum of Art: 4 Mexico, coll.
Gelman
je pense à Ravel, à Seurat, à Pythagore.
Et pour faire bonne mesure, j'ajouterai un
soupçon de l'esprit démentiel d'Alexandre
Je Grand, qui, après tout,fut sublime.
»
Henry Miller, Justine, préface, Buchet
Chastel, 1959.
DURRELL02.
»
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