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Regards sur le monde actuel de Valéry

Publié le 06/04/2011

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   La prédilection de Paul Valéry pour les thèmes antiques pourrait faire croire à un refus du présent : le poète déçu par une société asservie par le machinisme, victime de la modernité, s'échapperait vers un monde libre. Or si la volonté d'évasion existe en effet chez Valéry, elle n'exclut pas un sens très aigu de l'actuel. Le poète rêve avec les poètes de tous les siècles, mais le prosateur vit avec son temps. De même l'hermétisme voulu de la poésie trouve son complémentaire dans la limpidité d'une prose qui rivalise de justesse avec celle de Montesquieu et de Voltaire.

« LA CRISE DE L'ESPRIT. Le canon de la Marne et de Verdun dissipe le décor oriental et les métaphores symbolistes : l'Europe est menacéenon dans l'avenir, mais dans l'immédiat, et la victoire ne fait pas reculer le danger.

Aussi la pensée se concentre, laforme se dépouille des ornements futiles; c'est un cri d'alarme que Valéry lance à tous les Européens dans les deuxlettres intitulées La Crise de l'Esprit, d'abord publiées en avril et mai 1919 par la revue londonienne l'Athenaeum, puispar la Nouvelle Revue Française et insérées finalement dans Variété.

La conclusion de l'Avant-Propos de Regards surle monde actuel montre la filiation de ces Lettres par rapport aux premiers essais, et leur paternité dans lesdéveloppements ultérieurs : La Crise de l'Esprit que j'ai écrite au lendemain de la paix, ne contient que ledéveloppement de ces pensées qui m'étaient venues plus de vingt ans auparavant.

Le résultat immédiat de lagrande guerre fut ce qu'il devait être : il n'a fait qu'accuser et précipiter le mouvement de décadence de l'Europe.Toutes ses plus grandes nations affaiblies simultanément ; les contradictions internes de leurs principes devenueséclatantes ; le recours désespéré des deux partis aux non-Européens, comparable au recours à l'étranger quis'observe dans les guerres civiles ; la destruction réciproque du prestige des nations occidentales par la lutte despropagandes, et je ne parle point de la diffusion accélérée des méthodes et des moyens militaires, ni del'extermination des élites, telles ont été les conséquences...

de cette crise... Première lettre. La Première Lettre s'ouvre sur le solennel De Profundis, si souvent orchestré depuis : Nous autres, civilisations, noussavons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers,d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins...

Nous savions bien que toute la terreapparente est faite de cendres, et que la cendre signifie quelque chose.

Nous apercevions à travers l'épaisseur del'histoire, les fantômes d'immenses navires qui furent chargés de richesse et d'esprit.

Nous ne pouvions pas lescompter.

Mais ces naufrages, après tout, n'étaient pas notre affaire. Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu designification pour nous que leur existence même.

Mais France, Angleterre, Russie...

ce seraient aussi de beauxnoms...

Nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie... L'anxiété provoquée par la guerre dépasse les craintes habituelles pour le salut de la patrie particulière; elles'applique à l'Europe entière et suscite une panique comparable à celle de l'an Mille.

Dans la tourmente, chacunselon ses convictions cherche une bouée de sauvetage dans la lecture ou dans la prière.

Valéry la trouva lui-mêmedans l'étonnante gymnastique de la Jeune Parque.

A la crise militaire succède bientôt une crise économique, quiaugmente le déséquilibre causé par la guerre, et surtout se développe la crise de l'Esprit, une vague de doute surtoutes les valeurs intellectuelles et morales qui constituent l'homme civilisé. Panique de l'esprit. Cette panique n'est pas l'illusion d'infortunés ou d'aigris; elle résulte des faits mêmes.

A ceux qui oublient, Valéryrappelle la cruelle leçon de la guerre.

Tout d'abord, il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes quisont morts.

Si l'on veut se rendre compte de l'importance numérique de cette perte, il suffit de consulterl'Anthologie des Ecrivains morts à la guerre, publiée par Thierry Sandre en 1924-1926.

Dans notre seul pays et dansle seul domaine des Lettres, figurent 500 noms : des poètes comme Péguy, Lionel des Rieux, Guillaume Apollinaire,des romanciers comme Alain Fournier, Psichari, et tant d'autres, disparus à l'aurore de leur carrière.

Devant cecarnage, comment croire encore à la culture européenne et pourquoi se fier à la science? La seconde illusioneffacée par la guerre, c'est la valeur morale du savoir.

Déjà Pasteur s'inquiétait des applications militaires de lascience et redoutait les massacres futurs : « Deux lois contraires semblent aujourd'hui en lutte : une loi de sang etde mort, qui, en imaginant chaque jour de nouveaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours prêtspour le champ de bataille, et une loi de paix, de travail, de salut, qui ne songe qu'à délivrer l'homme des fléaux quil'assiègent » (1888). Valéry a vu se vérifier ces deux lois dans une tragique alliance du savoir et du pouvoir.

Alors qu'au début du siècle lascience semblait la grande espérance de l'avenir, ses applications meurtrières, qui mobilisent tant de vertus pour laperte de l'homme, augmentent l'angoisse au lieu de la dissiper : Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? Laguerre laisse la science mortellement atteinte dans ses ambitions morales et comme déshonorée par la cruauté deses applications.

Les systèmes philosophiques, les religions sont également compromis pour avoir été utilisés dansles camps ennemis comme instruments de propagande.

Rien n'a résisté à la tempête : L'oscillation du navire a été siforte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées. L'Europe avant 1914. Après ces réflexions désabusées, on attendrait, selon le reflux habituel de l'espoir, quelques encouragements,quelques lueurs dans ces ténèbres, mais il n'en est rien.

Un optimisme très relatif se manifestera dans divers essaisde Regards sur le monde actuel, mais beaucoup plus tard.

En 1919, indifférent aux vagues d'enthousiasme de lavictoire, aux agréments de l'abondance revenue, Valéry songe aux millions de morts, la jeunesse de l'Europe, et il. »

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