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Acte I, scène 1 - Le début de Dom Juan: éloge du tabac par Sganarelle - Molière

Publié le 17/01/2022

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La scène est en Sicile.

 

ACTE I

Scène première

Sganarelle, Gusman.

Sganarelletenant une tabatière. Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

Gusman Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?

Sganarelle Non pas ; mais, à vue de pays, je connais à peu près le train des choses ; et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

 

C'est sur ce texte que commence Dom Juan. Il ouvre la scène dite «d'exposition« car elle a pour fonction de mettre en place les éléments de l'action dramatique. Ces paroles sont prononcées par Sganarelle, le valet de Don Juan, et s'adressent à Gusman, le valet de Done Elvire. Mais à travers celui-ci, l'auteur, bien entendu, s'adresse aux spectateurs, car il importe de les informer du sujet de l'intrigue. Il importe non moins d'éviter de donner ces informations indispensables de manière formelle et stéréotypée.  Il est intéressant d'examiner comment Molière résout ce double problème.

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« Tout d'abord, il fait un éloge du tabac, lequel a un rapport à la tabatière qu'il tient à la main, mais n'en a aucunavec les renseignements que Gusman attend de lui.

Cette partie s'étend jusqu'à la phrase par laquelle il faitsemblant de prendre conscience de l'impatience rentrée de Gusman : «Mais c'est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours.» Il paraphrase alors le discours que Gusman vient de lui tenir, ce qui est, pour l'auteur, une manière habiled'informer le spectateur de la situation.

Ce deuxième temps apporte un élément d'information, mais trop évasifet dubitatif pour constituer une réponse. La troisième partie du texte regroupe les interrogations de Gusman, au comble de l'inquiétude, et la repartie deSganarelle qui, sans donner d'explication concrète, apporte tout de même une confirmation aux craintes duvalet de Done Elvire. AXES D'EXPLICATION Une scène d'exposition paradoxale Dom Juan commence par une pirouette, un pied de nez de Sganarelle à Gusman, mais aussi de Molière à un destinataire absent, que l'on devine derrière Gusman et derrière la salle.

D'emblée, on est agressé par une ambiguïtéfondamentale et littéralement renversante.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit: renverser l'ordre habituel des choses,introduire le doute quant aux valeurs apparemment les mieux établies.

Comme Gusman, on est suspendu à la parolede Sganarelle, une parole maligne, déroutante, désarmante.

Comme Gusman, on ne sait pas où l'on en est; comme Gusman, on est obligé de passer par les caprices du valet de Don Juan pour en savoir plus. Molière applique un procédé assez courant de la comédie que l'on pourrait appeler « fausse exposition ».

On entre,en effet, dans la pièce comme par effraction et cette impression d'indiscrétion est rehaussée par le fait que l'onécoute une conversation destinée à rester confidentielle, puisque Sganarelle est tout bonnement en train de livrer àGusman les secrets de son maître. Mais on ne comprendra que plus tard ce dont il s'agit vraiment, quand Sganarelle, interrompant son éloge du tabac,fera mine de prendre enfin conscience de la perplexité de son interlocuteur.

Il peut paraître désinvolte d'entamerune scène d'exposition par une digression sans lien aucun avec le sujet.

Et le procédé serait, à vrai dire, peuprobant s'il était gratuit.

Or, il n'en est rien.

Les propos de Sganarelle sont fortement motivés de l'intérieur même dutexte, par la psychologie du personnage autant que par la problématique générale de l'oeuvre. D'une part, Sganarelle se moque de Gusman; d'autre part, il tient des propos dont le caractère apparemment anodinrecouvre une ironie violemment subversive.

En cela, le valet contrefait son maître. Un Sganarelle discoureur Sganarelle se fait plaisir.

Il profite de l'occasion qui lui est donnée pour prendre sa revanche sur ses humiliationsquotidiennes.

Sganarelle plastronne.

Il reproduit les tournures mêmes qu'il entend d'ordinaire de la bouche de sonmaître.

Il y a, dans ses propos, une pédanterie qui dissimule leur ironie.

Et, comme Don Juan, Sganarelle s'amuse.

Iljoue de l'inquiétude et du désarroi de Gusman pour tyranniser sournoisement celui-ci. Mais Sganarelle n'est que le double burlesque et maladroit de Don Juan.

En l'imitant, il fait ressortir tout ce quisépare l'homme du peuple du grand seigneur cultivé.

Il utilise des formules toutes faites et il travestit même demanière comique un vers de Corneille: «Et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre» (Corneille disait «sans honneur »).

Quand il exalte les vertus thérapeutiques du tabac qui « réjouit et purge les cerveaux humains», on perçoit une allusion à l'ignorance et au jargon des médecins qui annonce le futur travestissement de Sganarelle enguérisseur improvisé. On relèvera les tournures et les intonations qui marquent la rupture entre la première partie du texte, où Sganarellefait l'éloge du tabac, s'adressant pompeusement au public en ignorant Gusman, et la seconde partie où il récapitulela situation en résumant les propos de ce dernier.

Il suffit de confronter le « vous » et le « tu » employés dans l'un et l'autre cas pour mettre en évidence ce basculement: «Ne voyez-vous pas bien dès qu'on en prend..

Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse...». Un autre élément comique, se rattachant à la façon de parler de Sganarelle, réside dans la juxtaposition desexpressions relevant du langage populaire comme «à vue de pays» et les formes emphatiques par lesquelles il singe le langage des maîtres: «Sur de tels sujets, l'expérience m'a pu donner quelques lumières.» La polémique La référence au tabac n'est pourtant pas anodine.

Il est frappant que, malgré le ridicule du valet singeant sonmaître, Sganarelle restitue assez fidèlement la teneur paradoxale et caustique des paroles et des idées de Don Juan,la substance même de l'attitude libertine qui consiste à prendre le contre-pied des prescriptions de l'ordre moral. Quand il s'exclame: «...

C'est la passion des honnêtes gens », Sganarelle brave un interdit, puisque l'usage du tabac avait été sévèrement proscrit par la Compagnie du Saint-Sacrement.

Molière poursuit donc ici le combat engagéavec Tartuffe contre les dévots.

De même, la référence bouffonne à un vers de Corneille n'est pas ici par hasard.. »

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