Amour et scandale (Albert Cohen, Manon Lescaut)
Publié le 06/05/2023
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«
Manon Lescaut
Explication linéaire 1 : une scène de première rencontre
J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens.
Hélas ! que ne le marquais-je un
jour plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute mon innocence.
La veille même de
celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui
s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à
l'hôtellerie où ces voitures descendent.
Nous n'avions pas d'autre motif que la
curiosité.
Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt.
Mais il en resta
une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge
avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s'empressait pour faire tirer son
équipage des paniers.
Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé
à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je,
dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout
d'un coup jusqu'au transport.
J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à
déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la
maîtresse de mon cœur.
Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes
politesses sans paraître embarrassée.
Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et
si elle y avait quelques personnes de connaissance.
Elle me répondit ingénument
qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse.
L'amour me rendait déjà
si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein
comme un coup mortel pour mes désirs.
Je lui parlai d'une manière qui lui fit
comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi.
C'était
malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au
plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les
miens.
Manon Lescaut,
Explication linéaire 2 : la réconciliation
Nous nous assîmes l'un près de l'autre.
Je pris ses mains dans les miennes.
Ah !
Manon, lui dis-je en la regardant d'un œil triste, je ne m'étais pas attendu à la noire
trahison dont vous avez payé mon amour.
Il vous était bien facile de tromper un
cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous
plaire et à vous obéir.
Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d'aussi tendres
et d'aussi soumis.
Non, non, la Nature n'en fait guère de la même trempe que le
mien.
Dites-moi, du moins, si vous l'avez quelquefois regretté.
Quel fond dois-je
faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd'hui pour le consoler ? Je ne
vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais ; mais au nom de toutes les
peines que j'ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus
fidèle.
Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s'engagea à la
fidélité par tant de protestations et de serments, qu'elle m'attendrit à un degré
inexprimable.
Chère Manon ! lui dis-je, avec un mélange profane d'expressions
amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature.
Je me sens le
cœur emporté par une délectation victorieuse.
Tout ce qu'on dit de la liberté à SaintSulpice est une chimère.
Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le
prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux, mais de quelles pertes ne
serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent
point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient
de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que j'espère avec toi
sont des biens méprisables, puisqu'ils ne sauraient tenir un moment, dans mon
cœur, contre un seul de tes regards.
Manon lescaut,
Explication linéaire 3 : la mort de Manon
Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue.
Je vous
raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple.
Toute ma vie est destinée
à le pleurer.
Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon
âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de
l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit.
Je croyais ma
chère maîtresse endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la
crainte de troubler son sommeil.
Je m'aperçus dès le point du jour, en
touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes.
Je les
approchai de mon sein, pour les échauffer.
Elle sentit ce mouvement, et,
faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible,
qu'elle se croyait à sa dernière heure.
Je ne pris d'abord ce discours que
pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les
tendres consolations de l'amour.
Mais, ses soupirs fréquents, son silence
à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle
continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses
malheurs approchait.
N'exigez point de moi que je vous décrive mes
sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions.
Je la
perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle
expirait.
C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et
déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne.
Le Ciel ne me trouva point, sans
doute, assez rigoureusement puni.
Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une
vie languissante et misérable.
Je renonce volontairement à la mener
jamais plus heureuse.
Extrait de la deuxième partie de Manon Lescaut - L'abbé PrévostExtrait
de la première partie
Texte du parcours associé : « personnages en marge : plaisir du
romanesque »
Thérèse Desqueyroux de Mauriac, 1927, chap 4
Le jour étouffant des noces, dans l'étroite église de Saint-Clair où le
caquetage des dames couvrait l'harmonium à bout de souffle et où leurs
odeurs triomphaient de l'encens, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit
perdue.
Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la
lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait.
Rien de
changé, mais elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se
perdre seule.
Au plus épais d'une famille, elle allait couver, pareille à un
feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l'autre, puis
de proche en proche crée une forêt de torches.
Aucun visage sur qui
reposer ses yeux, dans cette foule, hors celui d'Anne ; mais la joie
enfantine de la jeune fille l'isolait de Thérèse : sa joie ! Comme si elle eût
ignoré qu'elles allaient être séparées le soir même, et non seulement dans
l'espace ; à cause aussi de ce que Thérèse était au moment de souffrir de
ce que son corps innocent allait subir d'irrémédiable.
Anne demeurait sur
la rive où attendent les êtres intacts ; Thérèse allait se confondre avec le
troupeau de celles qui ont servi.
Elle se rappelle qu'à la sacristie, comme
elle se penchait pour baiser ce petit visage hilare levé vers le sien, elle
perçut soudain ce néant autour de quoi elle avait créé un univers de
douleurs vagues et de vagues joies ; elle découvrit, l'espace de....
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