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Aragon, Aurélien (commentaire)

Publié le 30/03/2011

Extrait du document

aragon

La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois... Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait. Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées1, et plus tard, démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore : Je demeurai longtemps errant dans Césarée2 En général, les vers, lui... Mais celui-ci revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice... l'autre, la vraie... D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie3. Aragon, Aurélien, 1944. 1. L'action du roman se situe en 1920. 2. Le vers cité est tiré de la tragédie de Racine, Bérénice. Césarée était une ville d'Orient. 3. Scie : air obsédant, rengaine répétée de façon exaspérante.

Vous ferez de ce texte un commentaire composé. En vous appuyant sur une analyse précise du mode de narration, vous pourrez montrer, notamment, ce qui fait l'originalité de ce début de roman.

aragon

« Le contexte amoureux, la peur de la solitude, l'obsession de la femme aimée s'appliquent à la situation d'Antiochuset d'Aurélien.

Dans un roman et pour des lecteurs qui ne peuvent plus ignorer l'inconscient et ses méandres, lafiliation est nette.

D'ailleurs, outre la similitude du sentiment, l'absence d'indifférence que manifeste Aurélien vis-à-vis d'une femmeapparemment insignifiante est significative.

Peu lui importerait son accoutrement, son prénom, sa coiffure s'il n'étaitinconsciemment attiré par elle.

En dépit d'une ouverture volontairement choquante, Aragon renoue avec la traditionde la quête amoureuse. La première proposition lie inéluctablement les amants : « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice ».

En réalité,Aurélien cherche depuis toujours Bérénice, sans le savoir, comme il garde en mémoire un vers dont il ne saitexpliquer la beauté : « Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers ou enfin dont la beauté lui semblaitdouteuse, inexplicable.

» Aurélien est choisi, élu pour cette histoire d'amour, même s'il l'ignore et s'en défend,comme il se défend d'aimer la poésie (et par métaphore Bérénice) : « En général, les vers, lui...

» Aragon effectue le même travail de brouillage avec la tradition sur le portrait de Bérénice. Généralement l'héroïne du roman d'amour est idéalisée, en accord avec les canons de beauté de l'époque.

Pensonsaux bandeaux bruns « pressant amoureusement » l'ovale du visage de Marie Arnoux dans L'Education sentimentale.Ici Bérénice est dépeinte par Aurélien de façon peu flatteuse, seule l'aura de son homonyme historique et littérairel'arrache un peu à la banalité. Bérénice n'est vue qu'à travers les yeux d'Aurélien dans cette première page.

Ce portrait, quoique sujet à caution,s'oppose au regard traditionnel porté sur les héroïnes.

Bérénice semble « franchement laide ».

« Elle lui déplut » :elle n'exerce aucune séduction directe.

Elle est insignifiante : « Plutôt petite, pâle.

» Peu gâtée physiquement, elleest de plus inélégante, au moins selon Aurélien.

Elle porte un vêtement commun « une étoffe qu'il avait vue surplusieurs femmes ».

Elle ne semble même pas soigneuse de sa personne.

Comme les femmes de la génération de LaGarçonne, elle a coupé ses cheveux mais ne les soigne pas ; « Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus.Les cheveux coupés, ça demande des soins constants.

» Cependant Aurélien s'intéresse à elle.

Bérénice, sans qu'il le veuille, le fascine moins par sa personnalité toutd'abord, que par l'aura légendaire de son homonyme littéraire.

Le lecteur subit le même charme.

Le texte multiplie lesrapprochements et les oppositions entre les deux femmes.

C'est grâce au prénom commun qu'Aurélien n'oublie pasl'insignifiante jeune femme.

C'est encore à cause du prénom qu'il s'irrite de la médiocrité de la deuxième Bérénice,comme si son prénom l'obligeait à une certaine noblesse et — pourquoi pas — à inspirer l'amour : « Cela lui fit malaugurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoirdu goût.

» Bérénice évoque « l'autre, la vraie » et la tragédie de Racine elle-même liée aux souvenirs de guerre : « Il y avait unvers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées etplus tard, démobilisé.

» Une aura magique enveloppe les deux femmes.

On peut relever un réseau lexical tournantautour de l'irrationnel : « Drôle de superstition...

un vers qui l'avait hanté...

qui l'avait obsédé, qui l'obsédaitencore...

Pourquoi? C'est ce qu'il ne s'expliquait pas...

» Aragon, par l'intermédiaire de son héros Aurélien, détourne le motif romanesque du coup de foudre.

Le portraitsubjectif de Bérénice par Aurélien est celui d'une anti-héroïne.

Cependant, en dépit de son physique, la jeune femmeest inoubliable : son prénom la rattache à un contexte amoureux, il est son mode de séduction.

Le choix du héroscomme narrateur au lieu d'un narrateur omniscient contribue à brouiller les pistes pour le lecteur selon les voies duroman contemporain. Aragon refuse d'être un narrateur omniscient, à la Balzac par exemple.

Il refuse de sonder le cœur et l'esprit de seshéros.

Il délègue une partie de ses pouvoirs à son héros Aurélien.

Le récit est donc doublement subjectif puisqueAurélien, inconsciemment, cherche une relation amoureuse avec Bérénice.

Celle-ci n'apparaît qu'à travers l'animositéd'Aurélien, le lecteur ignore comment elle est en réalité, si tant est qu'il existe une réalité des êtres et uneexplication aux relations humaines.

Comment apparaît la subjectivité d'Aurélien, quelles en sont les conséquencespour le lecteur et quel sens revêt-elle dans un roman amoureux contemporain ? Le texte est résolument écrit du point de vue d'Aurélien, comme le souligne un grand nombre de verbes deperception : voir, trouver, aimer, avoir des idées, augurer, dire, regarder, se demander, repenser, irriter, trouver (denouveau), s'expliquer, se rappeler.

La totalité des propositions a pour sujet grammatical Aurélien.

Bérénice n'estqu'objet de regard et de critique dans le texte.

Cette subjectivité est soulignée par des ruptures de construction,des corrections qui montrent la pensée d'Aurélien en marche.

Citons ces fragments de monologue intérieur : « Il latrouva franchement laide.

Elle lui déplut enfin » qui amoindrit la critique.

Aragon revient parfois au style direct : « lescheveux coupés, ça demande des soins constants » ou « Plutôt petite, pâle, je crois...

». La subjectivité est évidemment sujette à caution.

Le lecteur voit Bérénice comme Aurélien.

En ce début de roman, ilne sait pas si Bérénice est réellement laide, simplement commune ou plus vraisemblablement pas le type d'Aurélien.D'ailleurs Aragon brouille plus sûrement les pistes en dotant Aurélien d'une grande irrésolution.

Si le texte commence. »

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